CHAPITRE XV.

Au plus pauvre la besace.


Toutes les charges, les dignités, les emplois, les places civiles, militaires & sacerdotales se donnent à ceux qui ont de l’argent : ainsi la distance qui sépare le riche du reste des citoyens s’accroît chaque jour, & la pauvreté devient plus insupportable par la vue des progrès étonnans du luxe qui fatigue les regards de l’indigent. La haine s’envenime, & l’état est divisé en deux classes, en gens avides & insensibles, & en mécontens qui murmurent. Le législateur qui trouvera le moyen de hacher les propriétés, de diviser & subdiviser les fortunes, servira merveilleusement l’état & la population. Telle est la pensée seconde de Montesquieu, revêtu de cette expression si heureuse : En tout endroit où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage.

Les richesses accumulées sur quelques têtes enfantent ce luxe si dangereux pour celui qui en jouit & pour celui qui l’envie. Ces mêmes richesses réparties d’une maniere moins inégale, au lieu du poison destructeur que produit le faste, ameneroient l’aisance, mere du travail & source des vertus domestiques. Tout état où les fortunes sont à peu près au même niveau, est tranquille, fortuné & semble faire un tout. Telle est de nos jours la Suisse. Tout autre état porte un principe de discorde & de division éternelle. L’un se vend, l’autre achete, & tous deux sont avilis. Je n’entends pas parler de cette égalité qui n’est qu’une chimere ; mais les énormes propriétés nuisent au commerce & à la circulation. Tout l’argent est d’un côté, & le suc vital s’égare au lieu de féconder toutes les branches de l’arbre. Que de talens éclipsés faute de quelques pieces d’argent ! S’il est considéré comme une semence productive, les trois quarts & demi des citoyens en sont privés, & languissent toute leur vie sans pouvoir déployer leurs propres facultés.

Rien ne me fait plus de plaisir que de voir l’héritier d’un millionnaire dépenser en peu d’années les biens immenses que son pere avare & dur avoit amassés. Car si le fils étoit avare comme le pere, à la troisieme génération le descendant posséderoit dix fois la fortune de son bisaieul ; & vingt hommes de cette espece engloberoient toutes les richesses d’un pays. L’origine de tous les maux politiques doit s’attribuer à ces fortunes immenses, accumulées sur quelques têtes. Cette funeste inégalité fait naître d’un côté les attentats de l’opulence, & de l’autre les crimes obscurs de l’indigence. Elle enfante une guerre intestine qui a beaucoup de ressemblance avec la guerre civile : elle inspire aux uns une haine d’autant plus active qu’elle est cachée, & aux autres un orgueil intolérable, qui devient cruel. Tout état qui favorisera par ses loix cette injuste disproportion, n’a qu’à étendre son code pénal. Dès qu’il y aura de nombreux palais, il faudra bâtir de vastes prisons. Tout état, au contraire, attentif à diviser les héritages, à faire descendre le suc nourricier dans toutes les branches, aura moins de délits à punir. La loi romaine, qui défendoit qu’aucun Romain pût posséder au-delà de 500 arpens de terre, étoit une loi très-sage. Une loi qui parmi nous examineroit à la mort la vie d’un très-riche propriétaire, par quels moyens il a amassé sa fortune, & qui rendroit aux pauvres de l’état ce qui paroîtroit avoir excédé les gains légitimes, semblera chimérique, mais n’en seroit pas moins excellente.