CHAPITRE II.

Les Greniers.


Parlons d’abord de la partie la plus curieuse de Paris, les greniers. Comme dans la machine humaine le sommet renferme la plus noble partie de l’homme, l’organe pendant, ainsi dans cette capitale le génie, l’industrie, l’application, la vertu occupent la région la plus élevée. Là, se forme en silence le peintre ; là, le poëte fait ses premiers vers ; là, sont les enfans des arts, pauvres & laborieux, contemplateurs assidus des merveilles de la nature, donnant des inventions utiles & des leçons à l’univers ; là, se méditent tous les chefs-d’œuvres des arts ; là, on écrit un mandement pour un évêque, un discours pour un avocat général, un livre pour un futur ministre, un projet qui va changer la face de l’état, la piece de théatre qui doit enchanter la nation. Allez demander à Diderot s’il voudroit quitter son logement pour aller demeurer au Louvre, & écoutez sa réponse. Presque point d’hommes célebres, qui n’aient commencé par habiter un grenier. J’y ai vu l’auteur d’Émile, pauvre, fier & content. Lorsqu’ils en descendent, les écrivains perdent souvent tout leur feu ; ils regrettent les idées qui les maîtrisoient lorsqu’ils n’avoient que le haut des cheminées pour perspective. Greuze, Fragonard, Vernet, se sont formés dans des greniers ; ils n’en rougissent point, c’est là leur plus beau titre de gloire.

Que le riche escalade ces hautes demeures pour y apporter quelques parcelles d’or, & tirer un profit considérable des travaux de jeunes artistes pressés de vivre & encore inconnus. Le riche est utile, quoiqu’il soit dirigé par l’avarice, & qu’il cherche à tirer parti de l’indigence où languit l’ouvrier ; mais puisqu’il a fait le voyage, qu’il frappe à la porte voisine…… Osera-t-il entrer ? Les horreurs de la misere vont l’investir & attaquer tous ses sens : il verra des enfans nus qui manquent de pain ; une femme qui, malgré la tendresse maternelle, leur dispute quelques alimens ; & le travail du malheureux devenir insuffisant pour payer des denrées que greve le plus cruel des impôts. On a falsifié la nourriture du misérable, & il ne mange presque plus rien tel qu’il est sorti des mains de la nature. Le cri de l’infortuné retentit sous ces toits entr’ouverts & ressemble au vain son des cloches dont il est voisin, qui ébranle l’air & s’évanouit ; la langueur le consume, en attendant que l’hôpital s’ouvre & l’engloutisse.

Quand cet infortuné s’éveille le matin pour recommencer ses pénibles & infructueux travaux, il entend le char de la fortune, qui en rentrant fait trembler la maison. L’homme opulent & débauché, voisin du malheureux par le local, éloigné de lui à mille lieues par le cœur, se couche, fatigué du plaisir, lorsque l’autre s’arrache au sommeil. Le riche a perdu ou gagné sur une carte ce qui auroit suffi à l’entretien d’une famille entiere, & il ne lui vient point à l’idée de soulager les souffrances de son semblable.

L’écrivain est souvent placé entre ces contrastes frappans, & voilà pourquoi il devient véhément & sensible ; il a vu de près la misere de la portion la plus nombreuse d’une ville qu’on appelle opulente & superbe ; il en conserve le sentiment profond. S’il eût été heureux, il y a mille idées touchantes & patriotiques qu’il n’eût pas eues. Orateur du plus grand nombre, & conséquemment des infortunés, il doit défendre leur cause ; mais la défend-on quand on n’a pas senti le malheur d’autrui, c’est-à-dire, quand on ne l’a point partagé ?