TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/08

Jean Fort (p. 137-153).

VIII

Un Vampire


L’on sait que la plupart des églises de Paris renferment des caveaux provisoires. La Madeleine, entre autres. Des cercueils y séjournent quelques jours.

… Je reproduis textuellement une partie de l’interrogatoire d’une malheureuse arrêtée pour tapage nocturne.

« … Cet homme m’avait emmenée dîner dans un grand restaurant du boulevard, en cabinet particulier. Il avait fait servir toutes sortes de vins, et, dame, j’étais un peu ivre. Après le dîner, il me fit monter en voiture. Celle-ci s’arrêta bientôt devant une grille bordant un grand monument. L’homme me poussa, je franchis la grille. Il ouvrit une petite porte, et la referma sur nous.

— Où suis-je ? demandai-je.

— Chez moi ! me répondit-il.

— Chez vous ! Mais, c’est une cave, ici !

— Tu vas voir tout à l’heure. Suis ce couloir.

Il avait allumé une petite lampe électrique de poche. Nous enfilâmes un couloir long et glacial, puis nous descendîmes quelques marches. Un autre corridor s’offrit à nous. Au bout, scintillait une faible clarté. Nous approchâmes.

Je reculai, épouvantée.

Trois cercueils étaient là, posés sur des tréteaux, entourés de couronnes et de fleurs ?

Déjà, je voulais fuir quand l’homme se précipita sur moi, me renversant. Je me débattis, lançant des coups de pied et des coups de poing. L’autre m’avait saisie par le cou, resserrant de plus en plus l’étreinte, m’étouffant. Dans la lutte, un cercueil bousculé tomba. Et des planches disjointes je vis sortir un suaire, un corps. Je crus que ce corps remuait !

Alors, perdant complètement la tête, d’un effort désespéré, je saisis un tréteau, et l’assénai sur la tête de l’homme qui soufflait comme une bête. Je pus me relever, m’enfuir. Mais lui courait après moi.

Comment j’arrivai dehors, je n’en sais rien. Je me trouvai là avec l’homme toujours accroché à moi, et perdant son sang en abondance. Je criai de toutes mes forces, des agents accoururent qui m’arrêtèrent…

Et voilà…

Au poste, j’appris que l’homme était un vicaire…

…L’on sait que plusieurs maisons de rendez-vous de Paris tiennent à la disposition de leur clientèle des chambres mortuaires, chambres tendues de velours noir semé de larmes d’argent ; au milieu, un cercueil entouré de cierges ; derrière une tenture, un harmonium. Le client peut, ainsi, posséder une femme dans un cercueil, cependant qu’une musique d’enterrement se fait entendre. La femme, bien entendu, doit ne pas bouger, faire la morte.

La police tolère ça. Vous allez voir qu’elle a tort.

Un individu se présente dans une de ces maisons, et demande à violer une morte. On lui fait verser les dix louis réglementaires.

Il monte.

Ce décor ne lui suffit pas. Il souhaite autre chose de plus lugubre. Il revient, s’entend avec la femme, et…

Je passe la parole aux journaux de l’année dernière, rien ne vaut les documents authentiques[1] :

Un assassinat dans le Bois de Boulogne. — La police est-elle sur la piste de l’auteur de l’effroyable crime découvert, avant-hier soir, dans le Bois de Boulogne, à proximité du Pavillon d’Armenonville, dans l’allée cavalière de Saint-Denis ? Le Chef de la Sûreté, qui a pris la direction des recherches, le croit.

Les soupçons se portent sur un individu d’une quarantaine d’années environ, dont un signalement détaillé a été fourni à la justice.

Cet individu serait, croit-on, un sadique, client habituel de la victime, Juliette S…

Celle-ci est née dans l’Orne, le 9 mai 1883. Elle fréquentait depuis longtemps dans les maisons de rendez-vous où elle était réputée pour ses fantaisies macabres.

Elle avait coutume, dit-on, de recevoir certains de ses amants de rencontre revêtue d’un suaire, et de se livrer, parfois, à eux dans un large cercueil…

C’est dans cette clientèle de détraqués qu’elle devait finalement rencontrer le misérable qui, dans un accès de sadisme, l’a tuée avant-hier soir, jour de la Toussaint. Et dans le choix du jour il pourrait y avoir eu plus qu’une coïncidence…

D’après les renseignements recueillis par le Chef de la Sûreté, Juliette S. se serait mariée, jadis, en province. Elle était séparée de son mari depuis cinq ans au moins ; elle aurait un fils âgé aujourd’hui de douze ans.

Les constatations de la matinée. — Le Chef de la Sûreté et le sous-chef, accompagnés de deux brigadiers, se trouvaient hier, dès sept heures du matin, sur les lieux du crime pour compléter les constatations de la veille.

Comme nous l’avons annoncé, le cadavre de la jeune femme, recouvert d’une bâche, était resté sous la garde de deux agents, à l’endroit même où il avait été découvert.

Peu après, arrivaient le juge d’instruction chargé d’instruire l’affaire, le médecin légiste et le commissaire de police du quartier.

De nouvelles recherches commencèrent aussitôt.

Tout d’abord, on passa au crible la terre enlevée par le meurtrier pour creuser la fosse dont nous avons parlé.

Cette opération amena la découverte d’un coupe-cigare en forme de petit pistolet, d’un bout de cigare, et, enfin d’une mèche de cheveux frisés ayant dû appartenir à la malheureuse.

D’autre part, au fond du trou, l’on trouva des pierres portant les traces d’une pointe de couteau ou de canne ferrée.

Un examen minutieux permit, en outre, de constater — contrairement à ce que l’on avait cru la veille — que les racines des arbustes avoisinant la fosse avaient été sectionnées avec un couteau très tranchant ; les sections, en effet, paraissaient des plus nettes.

Auprès de l’excavation furent relevées des traces de pieds. Mais, leur fragilité semblait indiquer que la lutte soutenue par la victime n’avait pas dû être très énergique.

Le Chef de la Sûreté, à l’aide d’une canne ferrée, a fait, ensuite, creuser à côté de la fosse une seconde excavation, de dimensions rigoureusement égales à la première : ce travail a duré exactement vingt-cinq minutes.

Ajoutons que dans le réticule de la jeune femme, on a retrouvé son porte-monnaie qui ne contenait qu’une somme de un franc, une petite boîte de poudre de riz, une lime à ongles, une boîte de vaseline, et divers objets sur la nature desquels nous n’insisterons pas ; elle avait, aussi, dans une poche, un mouchoir maculé.

Les amies de Juliette. — Les constatations terminées, le cadavre a été enlevé et transporté à la Morgue. Puis, les magistrats se sont rendus au commissariat de Neuilly, où avaient été convoquées et conduites par les agents et les inspecteurs de la Sûreté plusieurs professionnelles, habituées du Bois, connaissant la victime et opérant dans le rayon où se tenait particulièrement Juliette S.

Une nommée Lecoq, qui, la veille déjà, en compagnie de son amie Alice, avait donné l’alarme et fourni les premières indications, a été naturellement entendue. Elle n’a pu que répéter le récit qu’elle avait fait. Elle dit notamment : « Nous avons vu une forme noire se relever, et nous avons pu nous rendre compte que c’était un homme assez grand et de forte corpulence. Nous avons entendu presque aussitôt le son d’un timbre — probablement une bicyclette. »

L’autopsie. — Dans l’après-midi, un médecin-légiste a procédé, à la Morgue, à l’autopsie du cadavre de Juliette S.

Le praticien a constaté que la mort avait été provoquée par strangulation, à l’aide des mains, l’assassin se trouvant derrière sa victime. La langue était fortement serrée entre les mâchoires. Le médecin n’a relevé sur le corps aucune trace de violence.

Juliette S. était douée d’une force peu commune chez une femme. Si elle a opposé si peu de résistance au meurtrier c’est, assurément, parce qu’elle fut assaillie par surprise.

On a découvert l’assassin. — Nous avons raconté que le secrétaire de la duchesse de B. s’était suicidé, à Neuilly, route de la Révolte.

Le désespéré, le baron Jules G., s’était pendu et avait laissé une lettre dans laquelle il disait que, profondément affecté par la mort de la duchesse de B., il mettait fin à ses jours.

Or, un évènement tout à fait extraordinaire s’est produit hier. On a à peu près établi que le baron G. ne serait autre que l’assassin de Juliette S. !

En effet, en procédant à l’examen du corps du baron, le docteur H. avait constaté que le suicidé portait sur une partie du corps que nous ne désignerons pas autrement une étrange blessure.

Or, nous avons dit, en rendant compte de l’examen médical du corps de Juliette S., qu’on avait trouvé dans la bouche de celle-ci un petit morceau de chair. On crut d’abord que la malheureuse, au moment où on l’avait étranglée, s’était tranché un morceau de la langue.

Mais, plus tard, à l’autopsie, l’examen révéla que la langue de Juliette était intacte.

Alors, le Commissaire de police, mis au courant de ce détail, se rappela la blessure constatée sur le baron G.

Le cadavre de celui-ci fut transporté à la morgue, où l’on acquit, bientôt, la certitude que ce qui manquait au cadavre du baron se trouvait à la morgue…

… L’enquête révéla que le Baron G., ancien officier de marine, âgé de cinquante-un ans, d’allures correctes, et d’aspect sévère, passait ses soirées à rôder dans le Bois de Boulogne, épiant les couples qui s’isolaient.

Tous les habitués du Bois le connaissaient.

Sur ordonnance du Procureur de la République, le Chef de la Sûreté se rendit Avenue de la Révolte, accompagné du greffier de la justice de paix.

Après avoir levé les scellés, le magistrat procéda à une minutieuse perquisition.

Sur une feuille de papier le baron avait tracé ces mots : « Je me suicide : il est trois heures quarante. Aujourd’hui, premier Novembre. »

Or, grâce à l’autopsie et à certains témoignages, il fut aisément démontré que le baron ne s’était pendu que le deux Novembre, c’est-à-dire le lendemain de l’assassinat de la jeune femme. Il avait voulu se créer un alibi… Cet homme n’avait pas complètement perdu toutes notions de l’honneur…

Il ne restait plus qu’à confronter celles qui avaient vu le baron G. avec la malheureuse Juliette.

À dix heures du soir, trois femmes, Marie X., Toto et la Paimpolaise étaient convoquées au commissariat où on leur montra la photographie du baron.

Elles reconnurent l’homme qu’elles avaient surnommé « le Veuf » ou « Guigne-à-l’œil ». Pour plus de sûreté, l’on décida de mettre les trois femmes en présence du cadavre du baron, à la morgue.

En arrivant au funèbre monument, à onze heures un quart, l’une d’elles, celle qui avait surpris l’assassin, refusa obstinément d’entrer.

Ses compagnes, moins timides, y pénétrèrent à la suite des policiers.

Mises en présence du cadavre, elles le reconnurent formellement.

Marie X. déclara :

— C’est bien l’individu que j’ai rencontré le 31 octobre dans une allée du Bois.

Toto déclara, à son tour :

— Je le reconnais parfaitement : il m’avait conduite dans un fourré, le 1er Octobre, et il me donna un louis ; mais, j’ai préféré lui rendre son argent, il me faisait trop peur.

Enfin, la dernière, qui avait fini par se décider à entrer, affirma :

— C’est bien l’homme qui est parti avec Juliette le 1er Novembre, à sept heures moins le quart.

La preuve était faite : cependant les magistrats vont continuer l’enquête afin de préciser certains faits et coordonner les dépositions.

Suite de l’enquête. — Aucun doute ne subsiste aujourd’hui sur la culpabilité du baron G. D’accord avec le Chef de la Sûreté, le Commissaire de police de Neuilly, assisté de son secrétaire, s’est rendu hier, dans la matinée, Route de la Révolte, et a procédé, dans l’appartement occupé par le baron, à de minutieuses investigations qui ont démontré que celui-ci était bien l’homme qui avait étranglé Juliette S.

On a trouvé, en effet, la canne dont le criminel se serait servi pour creuser la fosse où il voulait violer sa victime.

Cette canne, en bois des îles, munie d’une élégante crosse d’argent ciselé, a été examinée avec soin ; on y a relevé des traces de terre, et des éraflures produites sans doute par les cailloux du sol. La canne, qui avait été essuyée, mais très imparfaitement, était dissimulée dans un coin de la chambre à coucher du baron.

On a examiné, également, les bottines vernies que portait G. le soir du drame : ces chaussures avaient été nettoyées, mais, sous la semelle, dans l’angle formé par le talon, on a encore retrouvé la terre accusatrice.

Par contre, on ne retrouva pas le linge que portait le coupable le soir de la Toussaint, et qui devait être maculé par le sang de la blessure très particulière dont nous avons parlé. Le baron l’avait fait disparaître.

Voici quelques détails sur la vie du baron G. :

Après avoir terminé ses études, il entra à l’École spéciale de la marine danoise, et en sortit dans un très bon rang. Devenu lieutenant, puis capitaine de vaisseau, il dut quitter la marine à la suite de grosses pertes de jeu.

C’est en 1892, à Trouville, qu’il fut présenté au duc de B., dont, peu après, il devint le secrétaire et l’homme de confiance.

Après la mort du duc, survenue il y a deux ans, il continua ses fonctions auprès de la duchesse, qui l’affectionnait particulièrement — très particulièrement, pourrions-nous ajouter.

Dans le somptueux hôtel de l’Avenue de la Révolte, c’était le baron qui dirigeait tout et traçait le programme des fêtes éblouissantes qu’on y donnait.

En juin dernier, la duchesse de B., qui était âgée de soixante-douze ans, mourut. Le baron montra un désespoir profond ; il conduisit le cercueil au Père-Lachaise, et là, à la fin de la cérémonie, il s’évanouit.

Depuis, le baron était demeuré dans l’hôtel avec deux femmes de chambre et un chauffeur — qui était en même temps concierge —, mais, en proie à une tristesse profonde, il laissait à l’abandon le somptueux hôtel, ne donnant plus aucun ordre, attendant le moment où il lui faudrait quitter cette maison qu’il habitait depuis vingt ans.

Cependant, certaines manies du baron avaient frappé les serviteurs. Il ne voulait pas laisser brosser ses vêtements et cirer ses chaussures par les domestiques. Il procédait lui-même à ces soins. Mieux encore : c’était lui qui portait son linge à blanchir.

Dans sa chambre on a trouvé une quarantaine d’ouvrages traitant de la mort par pendaison, dont plusieurs annotés. Il n’avait pas caché qu’il en finirait avec la vie, et, lorsque son suicide fut découvert, aucun des habitants de l’hôtel ne fut surpris.

Il avait laissé une lettre dans laquelle il priait le Commissaire de police de tenir secrète la nouvelle de sa mort tragique, et il ajoutait : « Ne cherchez pas les causes de ma résolution, elles sont d’un ordre absolument privé et n’intéressent personne ». On voit qu’il avait pris toutes les précautions pour essayer d’empêcher le rapprochement de sa blessure des traces qu’on aurait pu trouver sur sa victime.

Sur une table, le baron avait déposé, bien en vue, une dizaine de pièces d’or de 100 fr. et de souvenirs qu’il avait étiquetés et destinés à des amis.

Cependant, on a appris des femmes du Bois de Boulogne que le baron G., « le Veuf » comme elles le désignaient, était fort redouté d’elles.

Très fort, il les brutalisait, et il n’hésitait pas à dévaliser les malheureuses pour aller un peu plus loin se livrer, avec l’argent qu’il s’était ainsi procuré, aux fantaisies lubriques les plus extraordinaires. Il n’était pas connu que des femmes, au Bois de Boulogne : certains individus qu’on y rencontre habituellement étaient, souvent, les « familiers » du baron.

L’un d’eux a raconté que « le Veuf » l’avait obligé à le suivre dans un cimetière pour se livrer à des actes révoltants. Il ne parlait que de choses macabres et répétait fréquemment : « Je me tuerai ; tous mes parents se sont supprimés d’un coup de feu, je ferai comme eux, mais je n’emploierai pas le même procédé, qui est sale, brutal et douloureux. J’ai étudié la question longuement, je me servirai de la corde, qui procure une mort douce, et je quitterai cette terre dans une dernière extase ! »

… L’attrait des cimetières sur certains sadiques n’est pas nouveau. Au point qu’en chaque grand cimetière de la Capitale un certain nombre de prostituées y raccrochent en toute liberté.

Elles cherchent leur pain sur les tombes. La mort des uns fait la vie des autres.

De crêpe habillée, solitaire, digne, de blanc gantée, des fleurs dans les mains, la femme s’avance jusque devant une tombe — d’où peut la voir la poire visée, — et s’incline dans un geste qui fait valoir l’harmonie des lignes, la courbe de la poitrine, la minceur de la taille, la rotondité de la croupe, quelquefois la finesse de la jambe. À la rigueur, elle s’agenouille, découvrant le mollet. Elle demeure figée dans cette pose, le regard perdu…

Et le monsieur qui vient de perdre son épouse s’approche, la contemple, ému. Une femme si respectueuse de la mort ne peut être qu’une honnête femme ! Il attend — longtemps — qu’elle ait fini ses dévotions. Quand elle se lève, il ose enfin l’aborder. S’il n’ose, elle feint de s’évanouir.

Alors, ils parlent de leurs chers disparus, ils communient dans la douleur. Et, bientôt, la dame est devenue « la veuve joyeuse ».




  1. Le jour de la Toussaint une femme était trouvée assassinée dans le Bois de Boulogne, près d’une tombe fraîchement creusée.