TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/07

Jean Fort (p. 115-136).

VII

L’Amour sans illusions


C’est l’actuelle histoire de la plupart des jeunes gens. À notre époque d’autos, d’aéroplanes, de téléphone, on n’a pas le temps d’aimer, on subit l’amour comme une nécessité de la nature, ou bien on le traite comme une affaire. Pour ma part, j’ai toujours beaucoup admiré les bourgeois qui méprisent si profondément les malheureuses obligées de se vendre pour manger et qui conduisent leurs filles dans des bals s’offrir au fiancé le plus riche. Tout le monde peut citer de ces braves bourgeois qui se sont fiancés — je dirais presque mariés — sans s’être vus, leurs notaires leur ayant assuré qu’il y aurait de l’argent. Ces mariages sont suivis de divorces, tandis que bien des « collages » sont suivis de mariages.

Mais, cela est encore normal. Cela cesse de l’être lorsque l’amour s’en mêle vraiment. Il y a quelque temps, à Paris, mourait un homme qui avait tué une femme, une femme mariée, par amour, par jalousie de possession. C…, après avoir subi une peine infamante, traîna jusqu’à son dernier jour la vie douloureuse et furtive d’un forçat gracié par la loi, mais qui ne s’est pas absous lui-même.

Il y a quelques semaines, un homme, D…, qui avait essayé de tuer moralement une femme par le scandale des attaques anonymes, tombait frappé de deux coups de feu par cette femme qu’il aimait et qui se vengeait à son tour.

L’affaire D. évoque immédiatement le souvenir de l’affaire C., car au fond de l’un et de l’autre évènement, sans comparaison, mais non sans analogie, il y a une crise d’amour, non du plus noble peut-être (mais, qui nous donnera une définition exacte de l’amour noble et de… l’autre ?) et une exaspération littéraire.

Les deux amants de ce drame sont terriblement de Paris.

Cette aventure pourrait avoir pour titre : « À combien l’amour revient aux jeunes gens ».

Car, ce qui relève le héros de cette troublante affaire, c’est qu’il aime, il semble aimer profondément, sincèrement, douloureusement cette femme contre laquelle il n’a pas craint d’avoir les armes les plus atroces.

Ce D. est un amant : un amant redoutable, inouï, mais un amant. Il veut être l’homme d’une seule femme ! Voilà par où son cas devient intéressant et digne de la discussion.

Il a été, cet amant, dans son exaspération, jusqu’au bout de sa passion et de sa fureur. Il a mis une persévérance de maniaque dans ses persécutions contre celle qu’il aimait. Il a vécu délirant et furieux avec un esprit de suite déconcertant. Lucide, mais possédé par un but unique, il a poussé sa folie jusqu’aux dernières conséquences, jusqu’à l’instant où la créature qu’il poursuivait, affolée à son tour, l’a abattu sous le canon de son revolver.

Cette femme s’est défendue comme un homme contre cet homme qui l’attaquait comme une femme.

Phèdre et Iago eurent des amours de cette sorte.

D. et sa maîtresse, amants de Paris, exacerbés, pris dans un milieu bizarre, héros d’un fait-divers excentrique, nous donnent à une échelle énorme, dans un grossissement exceptionnel, la vision d’autres amants de ce même Paris, une ville où l’on aime beaucoup et pas toujours très bien.

Combien de petits drames de l’amour et de l’argent ignorés, inconnus, simplement parce qu’ils ne se dénoncent pas par un geste violent et public ! Combien de petites bassesses de l’amour et de la délation anonyme qui demeurent sans sanction, sans châtiment !

« Je t’aime, donc, je te fais le plus de mal possible ! » Beau cri d’amour ! d’amour ? Eh oui ! c’est du sadisme littéraire.

Tous les amants de Paris ne sont pas Frédéric et Mimi Pinson, les joyeux enfants, libres comme l’air, insouciants et heureux comme des oiseaux un jour de printemps…

Et si Mimi Pinson veut remplacer sa robe unique par beaucoup d’autres robes et son légendaire et charmant bonnet par d’autres chapeaux… Et si Frédéric se croit poète ! Ah ! l’amoureux qui se découvre une âme de poète, la coquetterie masculine ! Si Frédéric, tout en continuant d’aimer Mimi Pinson, sa chère maîtresse, perd une à une ses dernières illusions sur elle… C’est affreux ! Il la voit telle qu’elle est, coquette, égoïste, futile, veule, ignorante, menteuse, mesquine, envieuse, et cherchant toujours à voiler ses défauts, dont elle a une vague conscience, par des tours de force, d’astuce et d’hypocrisie. L’amour sans illusion, pressant, invincible, dévorant ! le plus violent des amours, car rien ne peut le détruire, ni le mépris, ni la haine, puisqu’il est fait de mépris et de haine et de clairvoyance douloureuse !

Voilà la triple crise du cœur, de l’argent et de la neurasthénie. Des nerfs malades, des billets protestés, des dettes braillantes, des vilenies entrevues, et toutes les vengeances, toutes les représailles, toutes les revanches, tous les crimes sont rêvés… Rêvés… pas toujours accomplis, heureusement… Pourtant, que d’amants sont arrivés jusqu’au bord de l’abîme, prêts à commettre la lâcheté ou le crime, selon les tempéraments…

Ce n’est pas tout à fait le « Et s’il me plaît à moi d’être tué ? » que quelques-uns avancent : le cas se complique davantage, encore qu’assez banal — Ovide et Jean-Jacques le présentèrent. Et Bourget dans la préface de la « Physiologie de l’amour moderne et dans Mensonges a fort bien expliqué la chose. Vous rappelez-vous les pages dans lesquelles il montre l’écrivain Claude Larcher s’excitant en salissant sa maîtresse, en la transformant en héroïne de nouvelles peu honnêtes, et courant toujours après elle ?

Je serais presque tenté de ne voir en cet amour que de l’exaspération intellectuelle, la conséquence de ce matérialisme spirituel qui change nos hommes de lettres en chirurgiens. Ils ne s’embarrassent plus de psychologie, ils ne s’intéressent qu’à la physiologie, à la pathologie. L’amour devient une maladie, un mal physique et moral, une neurasthénie spéciale. Celui qu’elle atteint n’aperçoit dans la femme qu’il désire qu’une femelle, cependant qu’il se délecte à l’analyse et à la synthèse de sa propre souffrance, au dépeçage de son propre cerveau. Les deux affaires sont absolument distinctes : d’un côté, la femme, plus ou moins désirable objectivement, charnellement, négligeable ; de l’autre, la même femme infiniment précieuse en tant que sujet d’expérience, thème à surchauffer la passion, la haine, la charité, la colère, le pardon, la vengeance, prétextes à phrases, paradoxes.

Remarquez — et c’est l’horreur (et aussi l’excuse) de son cas — la sincérité de D. Il croit aimer. Le malheureux ne comprend pas que la femme l’indiffère complètement, qu’il ne souhaite en somme ni sa compagnie, ni son corps, qu’il l’aime en égoïste pour la torturer de loin, pour essayer sur elle les crimes échappant à la Cour d’Assises.

Au début de la crise, il a, peut-être, vraiment aimé. Et puis, trompé, archi-trompé, il s’amoindrit. Ce grand serin de Musset s’écriait : « Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur !» Rien ne nous rend si lâches, si mesquins, oui !

L’artiste qui connaît — au moins de nom — les amants de sa maîtresse (elle-même lui en parle sans cesse pour l’enrager) devient forcément dilettante de ses cocuages, il les narre, les étale partout, d’abord pour ne pas paraître idiot, pour ne pas sembler les ignorer, ensuite par habitude, par dépit, enfin par jeu.

Il tient de l’humoriste et du snob, mais il demeure sincère ; brutal, cynique, mais sincère.

Non Iago bêtement perfide, mais Othello maniant la plume au lieu du glaive. Et, ne l’oublions pas, Othello risquant sa vie puisqu’il va au devant de l’arme de la dame à laquelle, tout de même, il a sacrifié santé, fortune, amis, famille.

Quel amant lâché n’a pas pensé de sa maîtresse : « C’est une salope » ? Procurez lui un journal, un éditeur, et vous le verrez narrer copieusement ses douleurs, en se donnant, bien entendu, le beau rôle. De là à la traîner publiquement dans la boue…

Rapidement cet amour de sensualité, de jalousie, d’entêtement, de haine déprave le cœur du bourreau, torture le tortionnaire. Déjà trop complexe il s’additionne de mépris. Effroyable impasse : l’homme désire ce qui le rebute. Ignorant désormais toute illusion, cet amour plane au-dessus du dégoût, il s’enfonce dans la fange en demeurant « l’amour » ! Il ne connaît plus de bornes. Je t’aime, donc tu m’appartiens, donc je peux disposer de toi, donc j’acquiers le droit de te torturer.

Il faut, pour l’arrêter, un fait brutal.

… L’homme est demeuré naïf : il a voulu une femme à lui seul, il a voulu être le seul amant ! ! ! En sa vieille candeur de collégien il a cherché à réhabiliter une fille, il a espéré être aimé à la longue. Puis, il a donné à choisir : Ou tu te tueras, ou tu me tueras, ou je serai ton seul amant.

Comme si elle devait hésiter une seconde ! Comme elle ne le tuera pas !

… Mettez que D… ne fût pas très bien équilibré ; mais, elle le traitait de fou, elle qui, en somme, recevait de lui — et d’autres — tout ce dont elle avait besoin, et qui se prostituait avec un je m’en fichisme étourdissant, se vantant de courir les maisons de rendez-vous, déclarant très sincèrement : « Tu comprends, je préfère aller dans les boîtes bon marché, il n’y a que moi de femme propre là-dedans, je fais tous les types qui se présentent », ou bien : « Un de plus, un de moins… » Et elle lui racontait avec tant de candeur qu’elle avait connu un bossu — un bosco, selon son expression — et un invalide à la jambe de bois que, vraiment, il n’y avait pas moyen de se fâcher ! ce n’était pas par vice, ce n’était même pas pour gagner de l’argent, c’était plutôt pour voir, par curiosité d’un bossu ou d’un invalide… Et puis, savait-on ?

Hystérie naturelle, singulièrement accrue par l’abus de l’acte, et l’égoïsme amoral des hommes qui racontent à une femme qu’elle peut tout se permettre — uniquement pour la posséder sans débourser un sou. « Mais vous avez bien raison de faire la noce ! Amusez-vous pendant que vous êtes jeune ! Profitez-en, sans scrupules ! Ne vous occupez pas de ce qu’on raconte ! »

Elle arrivait à s’enorgueillir du nombre de ses clients de l’après-midi ; ça la flattait d’avoir été choisie ! Comme dans un bal une jeune fille s’enorgueillit du nombre de ses valseurs. C’était si peu de chose… Et puis, assurait-elle, dans la collection il y en avait qui n’étaient pas mal, de gais, d’amusants, de spirituels ; parmi les vieillards, même, il s’en trouvait qui savaient demeurer hommes du monde.

Ce à quoi elle tenait essentiellement : être traitée en femme du monde. Se prostituer ne compte pas : une femme du monde se prostitue tout en demeurant femme du monde. D’ailleurs, elle n’avait pas pris la précaution de changer de nom : elle ne se prostituait pas dans la rue, elle ne le faisait que dans les maisons de rendez-vous !

… Dans le métier de taxi-maîtresse il faut savoir s’arrêter à temps. Elle n’avait pas su s’arrêter. Il fallait qu’elle cotoyât le précipice, qu’elle frôlât le danger, qu’elle risquât à chaque instant — c’était plus fort qu’elle. Elle mentait jusqu’à ce que le mensonge devînt incroyable, elle insultait tant qu’elle pouvait, imprudente : alors, seulement, elle jouissait, défiant tout et tous. Un rien l’eût alors jetée par terre, comme l’acrobate parvenu au faîte du cirque qui s’attarde à y goûter les applaudissements au lieu de vite redescendre. Le démon de la Perversité la maintenait en équilibre dans cette situation.

Et elle obtenait chaque jour un peu moins d’argent, étant un peu plus énervée, un peu plus excitée contre elle-même, un peu plus gaffeuse, désagréable quand il fallait tenter, souriant quand il fallait pleurer, oubliant enfin les élémentaires principes de sa profession.

D…, à son tour, laissait les lettres sans réponse, lui, à son tour, observait le silence, lui, à son tour, s’enfermait dans un noble mutisme, lui, à son tour, ignorait l’autre, lui, à son tour, ne demandait plus !

On pense qu’une femme, dans ces conditions, a vite fait de devenir enragée. Colère, amour-propre, rosserie, vengeance, tout l’anime à la fois. Ajoutez la conscience qu’elle a que la bataille de tant de sentiments agités ne l’embellit pas.

… Il fallait à tout prix repincer D… Et pour ce, d’abord se calmer, réfléchir, établir un plan.

Elle relisait ses dernières lettres :

« Ma chère amie, huit jours sans nouvelles de toi ! Naturellement c’est moi qui t’écris, malgré ce que je m’étais juré. Tu es suffisamment rosse et je te suis suffisamment indifférent pour que tu ne m’écrives que lorsque tu as besoin d’argent — ce qui, heureusement, t’arrive assez souvent. Il paraît qu’en ce moment tu n’en as pas besoin. Tant mieux pour toi, tant pis pour moi. Tu as évidemment raison d’agir ainsi avec moi, tu connais la façon de prendre les hommes et de les retenir : leur prouver qu’on se fiche d’eux, qu’on ne court pas après, ne pas répondre à leurs lettres, les plonger dans l’anxiété de l’attente de nouvelles. J’essaye d’en faire autant, de te persuader que je puis me passer de toi : pendant deux jours ça va bien, le troisième j’écris une lettre et je la déchire, le quatrième j’en écris deux et je ne les mets pas à la poste le cinquième…

« Tu ne veux pas discuter, tu ne veux pas d’explication. Je ne te demande pas des excuses, des paroles de regret, je voudrais uniquement te dire que je ne suis pas coupable. Es-tu contente ? suis-je assez plat ? En te revoyant je ne me permettrai le moindre mot de reproche. Tu n’as point à redouter ces scènes que ta lâcheté féminine provoque et fuit. Et pourtant… et pourtant… Non, c’est entendu : c’est moi qui ai tort, qui suis dans mon tort. Je n’aurais pas dû trouver ces exécrables lettres, encore moins les lire. Je suis un cambrioleur, un voleur, un escroc, un être méprisable : j’ai ouvert ton sac où je savais les trouver !

« Quel mari, quel amant n’en eût fait autant ? Quand on aime… Mais non, je suis un cambrioleur ! Laisse-moi seulement te dire en passant que tu n’as pas été à la hauteur : bafouiller que tu avais placé des lettres fabriquées de toutes pièces dans le sac et le sac à la portée de ma main parce que tu savais que je chercherais… Non, ça c’était un peu jeune !

« Je t’ai préférée, quelques minutes après, dans ta colère : m’en as-tu sorti ! Toi, à la bouche si pure, toi si distinguée, toi si délicate, toi qui exécutes si bien les rêveries de Chopin… que d’ordures tu as vomies ! « Oui, j’ai couché avec T. qui a soixante-dix ans, le baron V., X., Y., Z., oui, je passe mes après-midi dans des maisons de rendez-vous. J’y vais même le dimanche, le jour de presse ! Les proxénètes me tutoient, et moi je leur dis respectueusement « Madame ». J’ai connu L., qui exige que les femmes aient le visage masqué… » Et patati, et patata ! m’en as-tu sorti !

« Que m’importe ! Je t’adore, et maintenant j’accepterai les conditions que tu m’imposeras. Je te verrai trois fois, deux fois, une fois par semaine, et te donnerai ce que tu exigeras. Ne m’en veux pas, ce n’est pas de ma faute si je t’aime, si je suis jaloux : je tâcherai de ne plus l’être… »

Lui n’avait pas cessé d’être poire. Seul, il l’aurait été jusqu’à sa mort, jusqu’à sa mort il aurait craché de l’argent sans oser lui demander de la toucher. Mais, il possédait des amis qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas, c’étaient eux qui lui montaient la tête, qui lui apprenaient qu’il ne fallait rien donner à une femme sans s’en amuser. Donnant, donnant. Ah ! les idiots ! si elle pouvait les pincer, les rencontrer dans un café, elle ne se gênerait pas pour leur dire, devant cent témoins, leur fait !

Sa femme de chambre — sa confidente — la calma, lui conseillant de ruser.

— Tu as raison, fit-elle : donne-moi l’encrier.

Elle écrivit :

« Mon Cher Ami,

« Décidément, je ne suis qu’une méchante, je m’en repens, et je t’assure que j’éprouve beaucoup de chagrin de tout le mal que je t’ai fait. J’ai décidé de complètement changer à ton égard. Viens me pardonner le plus tôt possible, j’ai hâte de t’embrasser. Je suis sincère, et t’embrasse sincèrement. Je t’attendrai demain vers deux heures… »

D…, ayant reçu ce mot, ne put dormir la nuit.

Il se flattait d’avoir rompu définitivement avec elle, il commençait à goûter certaine tranquillité : depuis longtemps il ne s’était senti si calme, loin de toute femme, loin de tout ennui d’argent, il éprouvait un extrême plaisir à se voir honnête dans son isolement, à ne fréquenter que deux ou trois personnes propres, à n’entendre point de saletés.

En lisant la lettre de la jeune femme, son premier mouvement fut un haussement d’épaules, un geste de mépris. Merci bien ! on ne l’y reprendrait plus ! Il la connaissait, il savait son hypocrisie, et qu’elle ne l’aimait nullement, et qu’elle ne l’aimerait pas. Il l’avait quittée, bon voyage ! Fini, n…i, fini.

Il lut et relut le billet, pourtant. Pourquoi lui semblait-il sincère ?

Après tout, elle n’était pas foncièrement méchante. Il n’existe point, d’ailleurs, de gens pleinement méchants ! Elle pouvait se repentir. Elle s’était si joliment et si souvent moquée de lui ! Elle lui avait coûté tant de larmes — et tant d’argent ! Il ne devait pas éternellement lui en garder rancune. Au moment de leur liaison, elle n’était pas vierge ; il n’avait été pour elle qu’un client, un client comme les autres, peut-être un peu plus généreux. Tant pis pour lui s’il avait cru être distingué, aimé !

Lui-même avait souvent crié des choses dures, lui reprochant sans raison, sans droit, en somme, son passé et son présent. Elle n’avait fait que son métier en lui arrachant le plus d’argent possible. Quoi d’extraordinaire à ce qu’elle se repentît maintenant, ou éprouvât un léger remords ?

Aussitôt le déjeuner, il sonnait à sa porte.

La première chose qu’il vit, en entrant dans le salon, ce fut, sur la cheminée, une collection de photographies d’hommes.

Et, tout de suite, elle lui déclara :

— Ce sont les photographies de mes amants.

— C’est pour me les exhiber que tu m’as demandé de venir ?

— Tenez, ce brun est actuellement mon amant en pied, c’est un garçon charmant, fort riche ; je l’aime, je ne pense qu’à lui.

— Il a une tête de souteneur.

— Je vais vous fiche à la porte, mon cher.

— Je voudrais bien voir ça !

— Vous allez le voir tout de suite.

— Hypocrite ! tu me dégoûtes !

— Sortez d’ici !

— Jamais de la vie !

— Vous ne voulez pas sortir ?

— Non !

— Je fais appeler un agent !

Pleurs, pardon, etc.

Et elle reprenait :

— Ne pleure pas comme ça dans mes cheveux : tu les défrises.

Quelques minutes après :

— Quoi ! vous ne pouvez me donner trente louis ! Alors, fichez-moi la paix ! Quand vous aurez de l’argent vous reviendrez. Procurez-vous en où vous voudrez. Volez, s’il le faut. Je vaux bien qu’on fasse des bêtises pour moi ! Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?

— Comment ! C’est toi qui m’as écrit de venir aujourd’hui !

— Non, mais vous croyez que c’est arrivé ? Vous ne voyez pas que je me paye votre tête ?

… Répétez une telle scène, ou une scène de ce genre tous les jours, et vous comprendrez dans quel état se trouva D…

Lisez une autre de ses lettres qu’ont reproduite les journaux :

« … Tu as mille fois raison de m’en vouloir, de me haïr à mort, de parler de me tuer ! Ce que j’ai fait te semble extraordinaire, fou, méprisable ! Ce n’est pourtant pas nouveau, et le mobile est bien naturel. Salir une femme par dépit !

« Oui, j’ai envoyé des lettres anonymes, oui, j’en ai signé d’autres dans lesquelles je t’accusais d’avoir trente-six amants à la fois, et précisais des noms, j’ai écrit à tes relations, je t’ai traînée dans la boue, je t’ai noyée sous un flot de calomnies et d’ordures, j’ai usé de tout pour te nuire. Je t’ai fait suivre. Et je t’aimais comme je t’ai toujours aimée, comme je t’aime. Je rageais, je pleurais, je menaçais, je suppliais. Pourquoi ne répondais-tu pas, aussi ? Tu m’aurais répondu de suite, tu aurais eu une entrevue avec moi, je me serais tu. Mais non ! tu prenais plaisir à mes insultes, à ma rage croissant et s’exaltant de son impuissance, peut-être voulais-tu voir jusqu’où ça irait ou riposter à mon défi par un défi, jouer au plus fort, à celui qui craint le moins ! Moi, j’étais fou, et toi imprudente, tu aurais pu m’arrêter d’un mot, et tu me laissais monter, monter ! Et moi je ne savais plus quoi faire : je te défiais et suppliais tout ensemble.

« Le croirais-tu ? écrire même pour te calomnier, c’était encore quelque chose de toi ! Le grand, le meilleur ennemi de l’amour c’est l’indifférence ; en amour quand on hait, quand on calomnie on aime ! C’est cela que tu devrais penser : en amour haïr, calomnier, flatter, caresser c’est la même chose. Amo et odio. Les extrêmes se touchent, et rien n’est plus près de la haine que l’amour, et vice-versa. Toi, tu es terrible avec ton indifférence et ta froideur entrecoupées de temps en temps par un petit mot permettant d’espérer… Tu t’avances pour mieux reculer, on n’est jamais aussi loin de toi que lorsqu’on s’en croit le plus près. Par-dessus le marché, tu embrouilles si bien les histoires que quand tu parles on croit que c’est arrivé : tu n’as pas plutôt le dos tourné qu’on s’écrie : « Quelle gourde je suis ! elle s’est encore payé ma tête ! il n’y a pas un mot de vrai tournent quelques jours.

« Tu affoles par ton indifférence et tes mensonges. Et moi quand je suis affolé c’est pour de bon ! Je ne réfléchis pas, je n’écoute que ma première impulsion, ce qui me passe par la tête je le fais immédiatement. Salir la femme qu’on aime, la femme à laquelle on ne cesse de penser ! Mais, il y a toutes sortes de sentiments là-dedans : d’abord, en dégoûter les autres pour l’avoir à soi tout seul. Dans ce but j’ai été, mon adorée, jusqu’à écrire les choses les plus immondes sur toi, jusqu’à écrire que tu étais… malade. Ensuite — pourquoi ne pas l’avouer ? — le désir de se venger de sa froideur. Puis, celui d’amener l’aimée au paroxysme de la colère, de la rage, parce que, ainsi que je le disais, les extrêmes se touchant, on espère abattre ses dernières résistances, on espère arriver à l’amour par la haine. On la force à la haine, on la force à penser à vous pour vous haïr, et penser à quelqu’un c’est presque l’aimer. Haï de toi, je ne te suis pas indifférent.

« Il y a encore ceci : tue-moi. Mais, tue-moi donc ! Viens sur mon chemin, et tue-moi ! Viens chez moi, sonne, et tue-moi ! Je ne me défendrai pas, je te le jure. Il me semble qu’au moment où tu tireras sur moi je ressentirai une jouissance que tu ne m’as jamais fait éprouver. Hein ? attendre une balle de revolver pour vraiment posséder la femme qu’on aime !

« Tout, tout, sauf l’indifférence, sauf les lettres sans réponse. En amour, tous les moyens sont bons, tous sont propres, même les plus sales, même les lettres anonymes, même les calomnies. L’amour donne tous les droits, celui de mentir, celui de calomnier, il purifie tout, il ne connaît pas de lois, pas de bornes. L’amant ne s’avilit pas à dégoûter de sa maîtresse par les trucs les plus infâmes ceux dont il est jaloux : qu’il leur dise qu’elle court les maisons de rendez-vous de vingt-cinquième ordre, qu’elle est malade, il le peut, il en a le droit !

« On m’affirme que j’amuse tout Paris en ce moment. Je m’en moque. On m’a rapporté que tu fréquentais dans les maisons de rendez-vous. Je ne peux pas les faire fermer, on ne peut pas les faire fermer. Mais, je puis t’en interdire l’entrée. Comment le puis-je ? comment le puis-je, moi qui ne suis pas ton mari ? Oh ! mon Dieu, d’une façon bien simple quoique légèrement originale, abracadabrante même si tu veux ! Je m’amuse en des journaux spéciaux à écrire que dans telle maison, que je désigne, la police va opérer une descente, que dans telle autre d’épouvantables scandales éclatent quotidiennement, que dans celle-ci les femmes sont malades, et que dans celle-là elles entôlent. Au deuxième écho, la proxénète affalée se précipite chez moi, me demande la raison de cette campagne, et je lui réponds : « Qu’elle ne mette plus les pieds chez vous et je ne parle plus de vous ! » Je te prie de croire que ce n’est pas long et qu’elle me jure sur-le-champ qu’elle ne te recevra plus… »