Témoignages et souvenirs (Ségur)/La Chambre des Martyrs

IV

LA CHAMBRE DES MARTYRS.


Paris est la ville des merveilles. Les palais et les monuments y abondent, les arts et les sciences y ont de splendides demeures. Des musées de tout genre y étalent aux yeux les productions entassées de la nature, de la civilisation antique et de l’industrie moderne. Le Muséum d’histoire naturelle offre la réunion incomparable de toutes les créatures connues sorties de la main inépuisable de Dieu. Le Musée égyptien, le Musée d’artillerie, le Musée de marine, le Musée des antiquités, les Musées de peintures et de sculpture, attirent à l’envi l’admiration des visiteurs. Enfin, le Musée des souverains raconte aux yeux l’histoire des dynasties et des princes qui ont régné sur la France, histoire muette, mais éloquente, et qui, plus concise encore et plus énergique que Tacite, pour rappeler toutes nos révolutions, présente aux regards la couronne et le sceptre de Napoléon entre les souliers déchirés de Marie-Antoinette et le bureau brisé de Louis-Philippe.

Tons ces musées, tous ces monuments, toutes ces magnificences de la grande ville, ont été mille fois célébrés, et nul étranger ne les ignore. La foule y afflue ; quiconque a passé huit jours à Paris les a scrupuleusement visités, et les Parisiens eux-mêmes les connaissent au moins de réputation.

Mais à côté de ce monde des arts et des sciences, des souvenirs royaux, des grands monuments et des palais magnifiques, il est à Paris tout un autre monde qui a, lui aussi, ses monuments, ses musées et ses souvenirs, un monde presque inconnu de la multitude, dont les livres ne disent rien, que les étrangers ne visitent pas plus que les Parisiens, près duquel les uns et les autres passent avec indifférence quand ce n’est pas avec mépris c’est le monde de l’Église, le monde de la foi, de la prière et de la charité catholique. De ce monde on connaît bien quelque chose ; on connaît les merveilles de ses temples, les sculptures de ses portiques, les ornements de ses autels, les pompes de ses cérémonies, mais on ignore ses beautés véritables, ses œuvres, ses trésors, ses sanctuaires intimes avec leur histoire et leurs souvenirs.

C’est un de ces trésors cachés, un de ces sanctuaires que je voudrais faire connaître et admirer entre tous, parce que je n’en sais point de plus touchant pour tout homme qui a conservé, je ne dis pas de la foi, mais du cœur.

À l’angle de la rue du Bac et de la rue de Babylone, au fond d’une cour retirée, est un établissement d’un aspect modeste et tranquille, qui se compose d’une église et d’un bâtiment antique, sombre, sans aucune décoration extérieure. Au dedans de grands escaliers, tels qu’on les construisait autrefois, de larges corridors qui courent d’un bout à l’autre de chaque étage, donnent à cette maison un air de vieillesse et de gravité. Les seuls ornements des murs consistent dans quelques images de la sainte Vierge et de saints, qui indiquent que les habitants de cette demeure sont des chrétiens, et dans des cartes de géographie, cartes de l’Inde, de l’Asie et de l’Océanie, qui semblent indiquer qu’ils sont aussi de hardis voyageurs.

De chaque côté des corridors, des portes, placées symétriquement à la suite l’une de l’autre, s’ouvrent de petites chambres, semblables à des cellules, dont les murailles sont pauvres et nues, et dont un vieux bureau chargé de vieux livres, une mappemonde, un lit et quelques chaises de paille composent tout l’ameublement. L’austérité de ce séjour n’est tempérée que par la vue d’un vaste et beau jardin, où l’œil se repose sur de frais gazons et va se perdre sous de longues allées bordées d’arbres, pleines d’ombres et de fraîcheur. Tout, dans cette maison, respire le silence, la paix et le recueillement. Les bruits de la rue expirent à ses portes ; c’est vraiment une solitude au cœur de Paris ; et cette solitude est le séminaire des Missions étrangères.

C’est là que quatre-vingts ou cent jeunes prêtres, sans cesse renouvelés, déjà séparés du monde qui ne les connaît pas, se préparent, dans la prière et la retraite, à aller prêcher l’Évangile aux peuples infidèles de l’Inde, de la Chine et du Japon. C’est là qu’ils se livrent avec ardeur à l’étude des langues asiatiques, non pas pour aller porter leur science dans une chaire du collége de France ou sur les bancs enviés d’une académie, mais pour évangéliser des idolâtres, et pouvoir un jour rendre témoignage à Jésus-Christ dans la langue de leurs juges et de leurs bourreaux. C’est de là enfin qu’ils partent incessamment, comme jadis les apôtres au sortir de Jérusalem, pour se disperser et porter la parole de Dieu jusqu’au bout du monde, agneaux envoyés sans défense au milieu des loups, sublimes et infatigables voyageurs que dévore, non la soif de la science, mais la soif des âmes, la soif insatiable du sacrifice et de la charité. Cette maison est certainement une des plus vénérables du monde entier. Tout y prêche l’esprit de détachement, de dévouement et d’immolation ; c’est un séminaire d’apôtres et de martyrs. Si je voulais introduire à ma suite le lecteur dans les humbles cellules de ses habitants, il y trouverait dans toutes des chrétiens doux, aimables, souriants, qui brûlent de souffrir pour Jésus-Christ, et dans plusieurs des prêtres qui ont déjà souffert pour lui, des missionnaires éprouvés et généreux, qui ont supporté la faim, la soif, les dangers des longs voyages, des forêts et des déserts, la menace incessante de la persécution et des supplices, et qui, épuisés par l’excès même de leur dévouement, sont revenus en France pour se préparer, dans le repos, à de nouvelles souffrances.

Il trouverait même dans une de ces cellules aimées de Dieu un vénérable confesseur de la foi, un homme qui a eu l’honneur et la joie incomparable d’être enchaîné, flagellé, torturé, condamné à mort pour le nom du Sauveur Jésus, et qui n’a échappé que par miracle au glaive du bourreau un homme qui, chargé de fers et traîné de prison en prison comme un malfaiteur, écrivait à ses confrères : « Je fais le chemin de la croix, et j’espère, avec la grâce de Dieu, monter bientôt au Calvaire ! » qui, rencontrant dans un de ces douloureux trajets un catéchiste de son évêque, lui disait en souriant « Tu diras à Monseigneur que j’aime mieux ma cangue que sa mitre, et ma chaîne que sa crosse ; il n’y a que la croix qui vaille quelque chose, mais j’en ai de plus précieuses que la sienne ! » en un mot, un héros chrétien dont un autre missionnaire, témoin de son courage et de ses souffrances, raconte en ces termes l’admirable énergie

« .....À défaut de révélation, on voulut l’apostasie. Un crucifix était à terre : M. Charrier reçoit l’ordre de passer dessus ; il le prend, le baise et l’adore en disant « Voici l’image de mon Dieu, du Dieu pour lequel j’ai travaillé toute ma vie, en qui seul je mets ma confiance, et maintenant je l’abandonnerais ! Non, non, jamais ! » On ordonne alors trois satellites de faire marcher l’accusé sur la croix comme ils ne peuvent y réussir, ils l’enlèvent en l’air, afin de le porter sur l’instrument de notre salut mais plus ils rabaissent son corps pour que ses pieds foulent la croix, plus il les retire, en même temps que sa bouche confesse solennellement la divinité de Jésus-Christ. Vaincus de ce côté, les gardes lui attachent fortement le crucifix sous le pied droit, et veulent le forcer à se lever, pour qu’il soit dit qu’il ait marché dessus. M. Charrier, demeurant toujours assis, prend son pied, baise la croix et publie hautement que Jésus-Christ est Dieu. Alors on invente d’autres profanations contre lesquelles le généreux confesseur ne peut que protester, et dont il se venge en embrassant l’image de son Sauveur avec une plus vive expression d’amour. « C’est votre œuvre, disait-il aux mandarins, et non la mienne ; vos outrages ne m’empêcheront pas de vénérer mon Dieu crucifié. »

« Les mandarins comprirent enfin que la foi du missionnaire était au-dessus de leurs efforts : ils reprirent, toujours avec menaces, leurs questions sur les lieux qui lui avaient servi de retraite, sur les personnes qui lui avaient donné asile, et n’obtinrent qu’un nouveau refus. Alors on étend M. Charrier par terre, on l’attache au fatal piquet, on lui assène onze coups de rotin (c’était la seconde fois qu’il subissait ce supplice), dans l’intervalle desquels les juges lui répètent : « Eh bien ! maintenant, ne parlerez-vous pas ? — Si vous avez pitié de moi, je vous en rendrai grâce, si vous me torturez encore, je le supporterai avec résignation ; mais, pour dire un seul mot qui puisse nuire au peuple et offenser le Maître du ciel, je ne le ferai jamais ! »

Voilà ce que renferment, dans l’humilité de leur retraite, les cellules du séminaire des Missions étrangères ; voilà les témoins vivants de la vérité et de la charité catholiques, qu’abrite l’ombre de ce toit vénérable !

Mais il est, dans ce séjour de bénédiction, une autre chambre plus sainte et plus vénérable encore, la seule dont je veuille parler ici, une chambre consacrée par les ossements qui l’habitent, véritable sanctuaire où l’on ne doit pénétrer qu’avec le recueillement de l’admiration c’est la chambre des martyrs.

Je plaindrais l’homme, je ne dis pas le chrétien, qui ne se sentirait ému jusqu’au fond du cœur en mettant le pied dans cette chambre où sont réunis les images, les reliques et les souvenirs des saints qui ont souffert la mort le plus récemment pour l’amour de Jésus-Christ. À la vue de tous les objets sacrés qu’elle renferme et que le regard embrasse du premier coup d’œil, un respect religieux s’empare invinciblement de l’âme malgré soi l’on se signe et l’on baisse la voix comme dans une église.

Tout, en effet, dans ce lieu sacré, parle aux yeux comme au cœur. Les murs sont couverts d’un papier rouge sur lequel se détachent des palmes dorées, emblèmes de l’éternelle récompense. Les fenêtres qui donnent sur le jardin sont également tendues de rideaux rouges, dont les reflets ardents communiquent à toute la chambre un air la fois mystérieux et enflammé : on sent que c’est là la demeure de l’amour, de cet amour plus fort que la mort, qui s’est consommé dans le sang et le sacrifice, amour de Jésus-Christ pour ses créatures, et des martyrs pour Jésus-Christ.

On est également frappé, en entrant dans ce sanctuaire, du parfum étrange qu’on y respire c’est cette odeur indéfinissable des objets chinois, qu’on ne peut confondre avec aucune autre quand on l’a une fois sentie, et dont les reliques mêmes qui reposent en ce lieu semblent imprégnées.

D’un côté de la chambre, de grands reliquaires, dont les parois sont en verre, laissent voir les ossements des martyrs qu’on a pu dérober à la fureur des païens et faire parvenir jusqu’en France. De l’autre côté, des vitrines renferment des souvenirs de tout genre, des lettres et des cheveux de missionnaires dont on n’a pu avoir d’autres reliques, des débris de cangues, des sentences de mort, les cordes qui ont servi à étrangler les martyrs, les chaînes de fer qu’ils ont portées, leurs ornements sacerdotaux, des tapis, des vêtements teints de leur sang, des crucifix où ils ont posé leurs lèvres au moment de mourir.

Enfin, pour que toutes les parties du sanctuaire aient leur éloquence à la fois douloureuse et consolante, les murs sont partout recouverts de peintures chinoises, sans art et sans perspective, mais d’une terrible réalité, représentant les principaux épisodes de l’arrestation, de la condamnation et de la mort des martyrs missionnaires ou indigènes.

Entre les deux fenêtres, une cangue appuyée à la muraille complète la physionomie de la chambre. C’est une sorte de carcan de trois mètres de longueur, d’un poids énorme, au centre duquel est une ouverture pour la tête du patient, et que les condamnés, en Chine et au Tong-King, portent nuit et jour dans leur prison avec mille souffrances jusqu’au jour de l’exécution.

J’ai souvent visité cette chambre des martyrs, et jamais je n’y suis entré sans une vive émotion jamais non plus je n’en suis sorti sans en remporter une impression salutaire. Devant les reliques de ces généreux athlètes de Jésus-Christ, qui ne sentirait grande en soi avec le courage chrétien l’esprit de sacrifice et de dévouement, et, avec un plus vif amour du devoir, la haine salutaire du mal ? Qui oserait se dire qu’il ne préfère pas mille fois le sort des victimes à celui des bourreaux et des persécuteurs ? Qui ne rougirait des lâchetés du respect humain et ne demanderait à Dieu un peu de l’énergie et de la tendresse d’âme de ces héros qui, après avoir aimé leurs frères jusqu’à tout quitter pour leur salut, ont aimé Jésus-Christ jusqu’à quitter la vie même pour lui ? Pour rester indifférent devant un tel spectacle et s’en éloigner sans quelque résolution généreuse, il faudrait avoir de la cendre froide à la place du cœur.

La première fois qu’il me fut donné de pénétrer dans ce sanctuaire, je n’étais pas seul ; la chambre des martyrs était remplie de soldats auxquels on avait permis, comme à moi, de la visiter c’est une permission, du reste, que les missionnaires ne refusent jamais à personne. Un jeune prêtre de la maison était là, au milieu de nous, nous racontant familièrement l’histoire des martyrs dont nous contemplions les reliques, nous expliquant les divers genres de supplices que représentent les tableaux attachés aux murailles, et souriant doucement à nos étonnements et à nos exclamations d’horreur. Les braves militaires qui nous entouraient étaient suspendus aux lèvres du missionnaire leur physionomie naïve et mobile exprimait tour à tour l’admiration, la pitié et l’indignation : tous étaient vivement émus, et leur émotion augmentait encore la mienne. Il y en eut un qui s’écria avec un accent que je n’oublierai de ma vie « Pourquoi ne nous envoie-t-on pas là-bas protéger nos missionnaires et mettre ces sauvages à la raison ? »

Le jeune prêtre seul était calme et tranquille, et sa physionomie sereine ne perdait jamais son sourire. Loin de l’effrayer, toutes ces souffrances qu’il nous racontait semblaient l’attirer et le tenter. Il enviait le sort de ses heureux confrères, et il aspirait à donner comme eux son sang pour Jésus-Christ. Hélas il n’y a que trop de chances que son vœu soit réalisé un jour, s’il ne l’est déjà, car il était alors sur le point de partir pour les missions, et, au moment où j’écris ces lignes, il est depuis longtemps sans doute dans la Chine ou dans le Tong-King.

Quoi qu’il en soit de ce pieux missionnaire, je vais essayer de rappeler ici les détails qu’il nous raconta sur les reliques et les tableaux de la chambre des martyrs, détails admirables et touchants, dignes des siècles héroïques de l’Église, que j’ai vérifiés et complétés dans les Annales de la Propagation de la Foi et dans les relations mêmes des missionnaires[1].

Les grands reliquaires dont j’ai parlé tout à l’heure sont au nombre de cinq. Celui du milieu, plus vaste et plus orné que les autres, renferme les ossements complets de monseigneur Borie, évêque d’Acanthe, mis à mort pour la foi, à l’âge de trente ans, en 1838. Dans les deux reliquaires placés à gauche de celui de monseigneur Borie sont les reliques de M. Gagelin et d’un martyr chinois ; ceux de droite contiennent les ossements de M. Jaccard et de Thomas Thien, son catéchiste, tous deux martyrisés au Tong-King le mâme jour.

Monseigneur Borie, né à Cors, petit village de la Corèze, en 1808, était doué d’un caractère plein d’énergie et de dévouement. Poussé dès son enfance par une vocation irrésistible vers le sacerdoce, il entra au grand séminaire de Tulle en 1826, et en 1829 au séminaire des Missions étrangères. Deux paroles de lui montreront quels étaient dès lors son mépris des souffrances, son énergie et sa foi.

Peu de temps avant son départ, il dut subir une opération très douloureuse au genou. Pendant l’opération, il demeura tranquille, presque souriant, et ne poussa pas un seul cri. Le chirurgien lui ayant témoigné sa surprise d’un pareil calme dans une pareille souffrance, le jeune missionnaire lui répondit simplement : « Si, par la suite, je suis empalé par les infidèles, je souffrirai bien davantage

Au moment de quitter le séminaire et la France, deux de ses confrères qu’il affectionnait particulièrement lui faisaient leurs adieux. Il les embrassa tendrement et leur dit avec un accent de joie qui dominait sa tristesse : « Adieu jusqu’au jour de la résurrection éternelle ! »

Il pressentait, dès lors, qu’en allant au Tong-King il allait au martyre. Ce pressentiment ne l’abandonna jamais et n’altéra jamais son calme ni sa gaieté. Pendant six ans, il parcourut l’immense district qu’il était chargé d’administrer, convertissant en foule les idolâtres, soutenant les chrétiens et leur portant les sacrements de l’Église au milieu de mille dangers de tout genre. La persécution sévissait alors avec fureur, et il lui fallait, pour éviter les embuscades de ses ennemis, s’éloigner des chemins frayés, traverser les marais et les précipices, parcourir des forêts sauvages, habitées seulement par les tigres. Mais rien ne pouvait ralentir l’ardeur de sa charité

« Je marche, écrivait-il à cette époque, au milieu d’une nuit profonde, dans les chemins étroits et tortueux, bien souvent dans la boue ou dans l’eau jusqu’à la ceinture, et malgré la pluie et les vents. — Où allez-vous ainsi ? me direz-vous. — Où je vais ? Chercher la brebis errante pour l’arracher à la dent du loup infernal. »

C’est là, en quelques mots, tout le secret de la vie et de la mort du missionnaire l’amour des âmes en Jésus-Christ.

« Ce sera bientôt fait de moi, écrivait encore monseigneur Borie avec cette gaieté énergique qui le caractérisait ma haute taille me fera aisément reconnaître je suis trop long, on me raccourcira. »

Trahi par un misérable qui lui avait offert un asile, il fut arrêté le 31 juillet 1838. En voyant approcher les soldats qui le cherchaient, il sortit de la retraite où il était caché, et, se levant tout à coup, leur dit, comme Jésus-Christ aux soldats de Caïphe « Qui cherchez-vous ? »

À cette apparition soudaine, cette parole inattendue, les soldats reculèrent épouvantés ; mais bientôt, le voyant désarmé et tranquille, ils reprirent courage et s’emparèrent de lui. Tandis qu’on le menait au mandarin, au milieu de ses gardes et de ses chaînes, il chantait un cantique. Devant le mandarin, il montra une noble assurance et ne parut préoccupé que du sort de ses chers chrétiens. Comme le bon Pasteur, il offrit sa vie pour le salut de ses brebis. Dieu entendit sa prière et l’admiration universelle que son courage excita, même parmi les païens, fit dès lors cesser la persécution dans toute la contrée environnante.

Il fut chargé d’une lourde cangue et conduit en prison. Pendant le trajet, Pierre Tu, son élève, accourut au devant de lui et se mit à pleurer en voyant passer son bon maître enchaîné. On arrêta cet héroïque jeune homme, qui, plus tard, souffrit à son tour le martyre ; on lui mit une cangue comme au missionnaire, et on le jeta dans un même cachot avec monseigneur Borie, deux prêtres indigènes, les pères Diem et Khoa, et un catéchiste nommé Antoine Nam.

Dès ce moment, le saint missionnaire ne songea plus qu’à se préparer à la mort… « Quant à l’espoir de nous revoir en ce monde, écrivait-il de sa prison, il n’y faut plus penser. Le tigre dévore et ne lâche pas sa proie, et je vous avoue franchement que je serais désolé de manquer une si belle occasion. Je vous supplie de dire pour moi les trois messes d’usage. Près de paraître devant le tribunal du souverain Juge, les mérites de mon divin Sauveur me rassurent, et les prières des pieux associés de la Propagation de la Foi raniment ma confiance… Je n’ai aucun livre avec moi, et, pour tout chapelet, j’ai une petite corde à laquelle j’ai fait des nœuds…. Je vous laisse tous entre les mains et sous la protection de Marie. » Pendant les quatre mois qui s’écoulèrent entre son arrestation et sa mort, son énergie et sa résignation ne se démentirent pas un instant. Il passait ses journées à chanter des cantiques et des psaumes avec ses compagnons de captivité, à écouter et résoudre les questions que les mandarins venaient lui proposer, et évangéliser le peuple qui accourait en foule le voir et l’entendre dans sa prison. Étrange et admirable spectacle que celui de ce prêtre de Jésus-Christ, prisonnier et chargé d’une cangue ignominieuse, attirant à lui et dominant ses persécuteurs par le seul ascendant de la vertu et de la vérité, entouré de cette foule de païens comme un roi de ses sujets, et leur prêchant avec force, au milieu de ses fers et de ses souffrances, les dogmes et la morale de l’Évangile ! C’est ainsi que l’erreur, alors même qu’elle persécute, est forcée de rendre témoignage à la vérité.

Dans son énergie chrétienne, le saint missionnaire ne ménageait même pas les leçons à ces juges qui tenaient sa vie entre leurs mains. Un jour, le mandarin Bô, son plus cruel ennemi, ayant osé blasphémer et tenir des propos obscènes devant lui, il s’écria avec indignation « Mettez ma chair en sang, déchirez-moi tant qu’il vous plaira, mais cessez de tenir de semblables propos ! »

Ce fut dans cette prison que lui parvint sa nomination à l’évêché d’Acanthe : il n’eut ainsi d’autre consécration que celle de son sang.

Il fut bientôt transféré, avec ses compagnons, au chef-lieu de la province. Partout, sur son passage, il reçut les témoignages les plus touchants de l’affection que lui portaient les nombreux chrétiens de ce district. Ils accouraient en foule sur la route, le suivaient en pleurant, et quand il fallait passer des rivières, comme les mandarins défendaient qu’on leur prêtât des barques, on en vit se jeter dans l’eau et s’exposer à périr pour accompagner plus longtemps leur bon père. Telle est l’énergie et la tendresse de cœur que donne la foi à ces pauvres chrétiens de la Chine et du Tong-King, les plus lâches et les plus égoïstes des hommes avant leur conversion.

Arrivé a la préfecture, monseigneur Borie eut à subir plusieurs fois la question. On espérait lui arracher des aveux sur ses travaux apostoliques, l’état des chrétientés et le nombre des néophytes mais il garda toujours un silence inébranlable. On le flagella cruellement et sa chair vola en lambeaux, il gémit et se tut. Le mandarin lui ayant demandé s’il souffrait « Je suis de chair et d’os comme les autres, répondit-il ; pourquoi serais-je exempt de douleur ? Mais n’importe, avant comme après la torture, je suis également content. »

Le mandarin lui ayant dit encore pour l’effrayer : « Peut-être le roi vous mandera-t-il à la capitale. Là un grand feu est allumé, les tenailles sont rougies, et votre chair sera arrachée par lambeaux pourrez-vous l’endurer et vous taire ? » Le confesseur de la foi répondit avec une confiance en Dieu et une défiance de lui-même admirables « Quand le roi me mandera, je verrai : je n’ose présumer de moi-même à l’avance, »

On tortura également ses compagnons, qui furent invincibles comme lui. Pierre Tu, son jeune élève, montra une sublime énergie. — « Si tu veux me suivre, lui avait dit monseigneur Borie, il faut t’armer de courage garde-toi de faire aucune révélation qui puisse compromettre personne. » — Le saint jeune homme avait promis de se taire et suivit son maître ; il se montra digne de lui. Il reçut cent dix coups de rotin en quatre fois dès la seconde, il ne restait plus, sur la partie frappée, vestige de chair humaine. Son courage ne se démentit point un instant, et les mandarins vaincus cessèrent de le faire tourmenter.

Enfin le jour de la délivrance arriva. C’était le 24 novembre 1838. Un des mandarins, qui avait toujours été bienveillant pour les prisonniers, vint leur annoncer que le roi avait ratifié le jugement qui condamnait monseigneur Borie à avoir la tête tranchée sur-le-champ, les deux prêtres indigènes à être étranglés, et qui suspendait, jusqu’à nouvelle ordre, l’exécution du catéchiste Nam et de Pierre Tu.

Le mandarin leur offrit en même temps de leur faire préparer un repas, selon la coutume du pays mais comme c’était un samedi et qu’ils jeûnaient ce jour-là, monseigneur Borie refusa ; seulement il consentit, pour plaire au mandarin, à boire un peu de vin.

Le moment des adieux était arrivé. Les prisonniers chrétiens qui partageaient leur captivité se levèrent pour saluer une dernière fois les martyrs. Ceux-ci étaient radieux les autres seuls pleuraient de les voir mourir et de ne pas mourir avec eux. Monseigneur Borie embrassa son élève bien-aimé avec une tendresse particulière et le confia à l’un des chrétiens présents avec ces touchantes paroles « Je pensais que nous irions tous ensemble au supplice mais puisqu’il en est autrement, je déclare que j’adopte ce jeune homme pour mon fils. Ainsi toute l’affection que vous avez eue pour moi, je vous prie de la reporter sur mon cher enfant, »

« Tous les prisonniers fondaient en larmes, raconte un témoin oculaire, et ce fut au milieu des sanglots que se firent nos derniers adieux. Le mandarin nous laissa donner pendant quelques instants un libre cours à notre douleur ; puis il lut aux condamnés leur sentence et leur exprima ses regrets de ne pouvoir différer d’un jour leur exécution, »

Alors monseigneur Borie se leva et lui dit

« Depuis mon enfance, je ne me suis encore prosterné devant personne ; maintenant je remercie le grand mandarin de la faveur qu’il m’a procurée (la faveur de mourir pour la foi), et je lui en témoigne ma reconnaissance par cette prostration. »

Mais l’officier l’empêcha de se jeter à ses pieds et se mit à pleurer comme les autres. Les pères Diem et Khoa firent à leur tour tes mêmes remerciements, et l’on partit pour le lieu du supplice.

Monseigneur Borie marchait à grands pas, et se retournait de temps à autre pour voir si les deux Pères pouvaient le suivre. Tous les trois montraient une figure rayonnante d’une sainte joie. Chemin faisant, le missionnaire saluait tous ceux qu’il connaissait et leur souhaitait la paix. Le mandarin Bô, son persécuteur le plus acharné, fut un de ceux qui se rencontrèrent sur son passage, Il fit faire halte au cortége et demanda au prêtre européen si, à cette heure, il craignait enfin la mort.

« Je ne suis point un rebelle ni un brigand pour la craindre, répondit le martyr je ne crains que Dieu. Aujourd’hui c’est à moi de mourir, demain ce sera le tour d’un autre.

— Quelle insolence ! dit le mandarin en lançant une imprécation ; qu’on le soufflette ! »

Et il s’éloigna.

Les soldats ne tinrent pas compte de son ordre. Arrivé sur le lieu de l’exécution, monseigneur Borie fit appeler un des écrivains et le chargea de dire au mandarin Bô que si sa réponse avait pu l’offenser, il lui en demandait pardon.

Sur le lieu désigné pour le dernier supplice, six nattes avaient été étendues d’avance par un chrétien. Les trois martyrs s’y agenouillèrent et prièrent quelque temps, le visage tourné vers l’Europe. La prière terminée, un serrurier brisa le fer qui réunissait les deux parties de leurs cangues. On fit coucher les pères Diem et Koa à plat ventre pour être étranglés. Monseigneur Borie était assis, les jambes croisées, son habit abaissé jusqu’au-dessous des épaules. Alors le mandarin prit son porte-voix et donna pour signal qu’au troisième coup de cymbale les exécuteurs fissent leur devoir. Le supplice des deux prêtres annamites fut prompt, celui de monseigneur Borie fut affreux. L’exécuteur, à demi ivre, savait à peine ce qu’il faisait. Son premier coup de sabre porta sur l’oreille du martyr et descendit jusqu’à la mâchoire ; le second enleva le haut des épaules le troisième fut mieux dirigé, mais il ne sépara pas encore la tête du tronc. À cette vue, le mandarin criminel recula d’horreur. Il fallut y revenir jusqu’à sept fois avant d’achever cette œuvre de sang, pendant laquelle le saint prêtre ne poussa pas un seul cri.

Aussitôt après l’exécution, chrétiens et païens, mandarins et soldats se jetèrent à l’envi sur les dépouilles des martyrs et se les disputèrent comme autant de trésors. Par l’ordre du mandarin, leurs corps furent enterrés sur le lieu de l’exécution. C’était le 24 novembre 1838.

« Depuis cette époque, écrivait, un an plus tard, le 29 décembre 1839, M. Masson, missionnaire apostolique, j’ai hasarde plusieurs démarches, j’ai même fait beaucoup de dépenses inutiles dans le but d’exhumer ces précieuses reliques et de leur donner une sépulture convenable. Je devais mettre d’autant plus d’empressement à m’acquitter de ce devoir que déjà les païens des environs, regardant nos martyrs comme des génies tutélaires, brûlaient sur leur tombe du papier en leur honneur et leur rendaient un culte superstitieux.

« Enfin nous avons obtenu à force de présents la permission d’enlever en secret les corps de nos saints confrères. Comme ils étaient enterrés depuis plus d’un an dans un lieu très humide, et que d’ailleurs le cercueil de monseigneur Borie, s’étant trouvé beaucoup trop court, ne protégeait qu’à demi ses restes vénérés, je donnai ordre d’enlever, par le moyen de la chaux, les chairs que je croyais en état de putréfaction, et de ne recueillir que les ossements. Mais, contre mon attente, les corps de nos martyrs furent retrouvés parfaitement sains, sans nulle mauvaise odeur et tels à peu près qu’au jour de leur mort. Malheureusement mes chrétiens, quoique fort surpris de cette merveilleuse conservation, exécutèrent trop à la lettre les instructions que je leur avais données, et ne m’apportèrent que les ossements de monseigneur Borie et du père Khoa. Bientôt nous posséderons aussi ceux du père Diem : on n’a pas osé prendre les trois corps en même temps, de peur que le bruit ne s’en répandit dans le voisinage. Ces saintes reliques me furent remises le 2 décembre, sur le soir. Notre joie fut grande de pouvoir nous agenouiller devant les restes précieux de ces apôtres du Tong-King… »

Plus tard, les ossements de monseigneur Borie furent envoyés au séminaire des Missions étrangères et déposés dans la chambre des martyrs, avec son calice, sa cangue et son crucifix. Sa cangue est celle-là même dont j’ai parlé plus haut, qu’on voit entre les fenêtres du sanctuaire ; quand on songe que cette lourde croix a reposé jour et nuit, durant quatre mois, sur tes épaules du martyr, on s’étonne à la fois de la malice des hommes qui ne connaissent pas le vrai Dieu, et de la force surhumaine que ce Dieu tout-puissant donne à ses serviteurs.

Le crucifix de monseigneur Borie est posé devant le reliquaire qui renferme ses ossements. Il est en cuivre, et rouge encore du sang du martyr, dont il reçut le dernier soupir, Il me fut permis d’y poser mes lèvres ; je le fis avec respect et tremblement, en songeant que la bouche mourante de monseigneur Borie s’y était collée avant la mienne. Les militaires qui étaient là voulurent faire comme moi ; je ne doute pas qu’ils n’aient tous puisé de la force et du courage chrétien, le plus difficile des courages, dans le contact du sang généreux dont il était couvert.

Au-dessus des reliques du martyr, deux tableaux représentent son arrestation et son supplice.

Antoine Nam et Pierre Tu, les derniers compagnons de captivité de monseigneur Borie, ne furent mis à mort que près de deux ans après lui. L’un était un vieillard, l’autre presque un enfant, mais tous deux furent inébranlables dans leur amour pour Jésus-Christ. Au milieu des tourments, Antoine Nam répondait avec calme aux obsessions de ses juges : « J’abandonne mon corps au roi, mais je donne mon âme à Dieu ! » Enfin, désespérant de leur arracher une apostasie, le roi prononça leur arrêt de mort à tous deux. C’est le 18 juillet 1840 qu’on les conduisit au supplice.

Nam marchait le premier, Pierre Tu le suivait de près : la paix et la joie rayonnaient sur leurs visages. « La grâce que je reçois vient de Dieu seul, disait Pierre Tu en saluant une dernière fois les chrétiens qui se pressaient sur leur passage. – Il faut bien remercier Dieu, mes frères, » disait de son côté Antoine Nam. Quand le cortége fut arrivé au lieu où monseigneur Borie avait été martyrisé, Pierre Tu demanda l’endroit précis où son cher maître avait été mis à mort on le lui indiqua, et il s’y agenouilla pour prier. Antoine Nam, s’étant fait conduire à l’endroit même où les deux prêtres annamites avaient achevé leur sacrifice, s’y arrêta et dit : « Je vous remercie, ô mon Dieu ! de m’accorder la même grâce et le même bonheur ! » C’est ce même endroit qui avait été choisi pour leur exécution. Le mandarin fit enlever leurs cangues et permit à la famille d’Antoine Nam et a ses amis de venir lui dire adieu. On vit alors ses enfants, ses petits-enfants et ses proches, se précipiter vers lui, se jeter à ses pieds et l’embrasser en pleurant. Lui, toujours plein de calme et de sérénité : « Séchez vos pleurs, dit-il après leur avoir rendu leurs caresses, réjouissez-vous et prenez part à ma joie. Et maintenant ne me saluez plus ; gardez la paix entre vous, aimez-vous les uns tes autres, et glorifiez Notre-Seigneur Jésus-Christ, »

Le mandarin lui ordonna de se coucher à terre et d’étendre ses bras en forme de croix. Il obéit humblement en disant : « C’est ainsi que mon Sauveur Jésus-Christ fut autrefois attaché sur l’arbre du Calvaire. » Il fut aussitôt étranglé, ainsi que Pierre Tu, et tous deux allèrent rejoindre dans le ciel monseigneur Borie et ses glorieux compagnons.

M. Gagelin, dont les ossements sont renfermés dans le reliquaire à gauche de celui de monseigneur Borie, subit le martyre en Cochinchine le 17 octobre 1833, à l’âge de trente-quatre ans. Il avait quitté le séminaire des Missions étrangères en 1820, n’étant encore que sous-diacre ; avait été ordonne prêtre en Cochinchine au mois de septembre 1820, et s’était livré dès cette époque aux rudes travaux et à la vie crucifiée du missionnaire avec un zèle infatigable. À la suite de l’édit de persécution lancé, le 16 janvier 1833, par Minh-Ménh, roi du Tong-King, espèce de Néron asiatique, il se livra volontairement aux magistrats pour ne pas compromettre les chrétiens qui lui donnaient asile ; il fut aussitôt chargé d’une cangue et conduit à Hué, capitale du royaume, où il arriva le 23 août.

Il y trouva un autre missionnaire, M. Jaccard, que le tyran retenait captif à sa cour, et qu’il employait à traduire des livres européens, en attendant qu’il le fit torturer et mourir. Pendant quelque temps, M. Jaccard put visiter librement son ami dans sa prison ; mais, à partir du 14 octobre, le cachot de M. Gagelin fut gardé jour et nuit, et l’entrée en fut interdite à son ami. Les deux missionnaires en furent donc réduits à s’écrire ; leur correspondance est si sublime de foi et de simplicité chrétienne, que je ne puis m’empêcher d’en citer au moins quelques extraits ; ces citations montreront mieux que tous les discours ce que c’est que le cœur d’un missionnaire.

Le 12 octobre. M. Jaccard écrit à M. Gagetin : « Je crois devoir vous annoncer sans détour, bienheureux confrère, que nous avons appris que vous êtes condamné à mort pour être sorti de Dong-Nai, où le roi vous avait permis de rester, afin d’aller dans différentes provinces prêcher la religion. D’après ce que nous avons entendu, vous êtes condamné & mourir par la corde… J’espère que si le bon Dieu vous accorde la grâce du martyre que vous êtes venu chercher si loin, vous n’oublierez pas votre pauvre confrère, que vous laisser derrière vous… Mon grand regret est de ne pouvoir vous aller voir. Je verrai si, avec de l’argent, je puis pénétrer dans votre cachot. Demain j’écrirai aux pères annamites pour les prier de dire des messes pour vous. Excusez-moi de ce que, la dernière fois que je vous vis, je vous mis mon éventail à la gorge, croyant plaisanter et ne me doutant guère de l’issue de votre jugement. Le roi n’a pas encore désigné le jour de votre exécution. Si je ne puis le connaître, je ne manquerai pas de vous le faire savoir… »

Le 13 au matin, M. Gagelin répond à M. Jaccard : « Chû-Tong m’assure qu’il ne sait rien du tout ; comment cela est-il possible ? La sentence que vous m’annoncez est postérieure, et, hier soir, j’en ai entendu parler ; cependant je ne crois pas la chose absolument décidée comme vous le dites. Je désire beaucoup vous rencontrer je me recommande à vos prières et à celles du père Odorico… »

Quelle tranquillité ! quel calme Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’un autre ?

Le même jour, M. Jaccard lui répond « Vous pouvez être certain que vous êtes condamné à mort, et cela pour avoir prêché la pure morale de l’Évangile et Jésus crucifié… Les choses, cher confrère, sont comme je vous le dis. Le roi ne veut plus de chrétiens ni de missionnaires ; mon tour et celui du père Odorico pourront venir. »

Le lendemain, 14 octobre, il lui écrit encore « Nous avons des gardes depuis hier ; le jour, nous avons deux soldats qui nous surveillent, et, la nuit, nous en avons quatre : nous pourrons vous suivre de loin. Votre sentence est prononcée irrévocablement : lorsque vous aurez subi le supplice de la corde, on vous coupera la tête pour la porter dans les provinces où vous avez prêché le christianisme. Ainsi vous voilà martyr que vous êtes heureux ? Marquez-moi un Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi, et je célébrerai une messe d’action de grâces je n’oublierai cependant pas de demander auparavant pour vous les grâces dont vous avez besoin. Je vous parle de science certaine : vous êtes condamné à mort comme missionnaire ; n’oubliez pas de brûler tous vos papiers ; si vous en avez d’importants, remettez les à votre écolier, qui me les apportera ou me les fera passer. J’annonce au Tonk-King et même à Mucao ce que je vous ai annonce, parce que c’est vrai. Dans quelques jours, vous allez monter au ciel, ne nous oubliez pas. Je n’ai pas encore pu savoir quand vous serez exécute ; il est possible que dès cette nuit ou demain je fasse disparaître mes ornements et autres objets de culte. Le père Odorico se dispose sérieusement à mourir comme vous ; quant à moi, je suis sur le qui-vive… »

À cette annonce certaine de sa condamnation et de sa mort prochaine, M. Gagelin répond ainsi le jour même « Monsieur et très cher confrère, la nouvelle que vous m’annoncez que je suis irrévocablement condamné à mort me pénètre jusqu’au fond du cœur. Non, je ne crains pas de l’assurer, jamais nouvelle ne me fit tant de plaisir ; les mandarins n’en éprouveront jamais de pareil : Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi : in doum Domini ibimus. La grâce du martyre, dont je suis bien indigne, a été dès ma plus tendre enfance l’objet de mes vœux les plus ardents ; je l’ai spécialement demandée toutes les fois que j’élevais le précieux sang au saint sacrifice de la messe. Dans peu, je vais donc paraître devant mon juge pour lui rendre compte de mes offenses, du bien que j’ai omis de faire et même de celui que j’ai fait. Si je suis effrayé par la rigueur de sa justice, d’un autre côté ses miséricordes me rassurent ; l’espérance de la résurrection glorieuse et de la bienheureuse éternité me console de tous les travaux que j’ai supportés, de toutes les peines et les humiliations que j’ai souffertes ; je pardonne de bon cœur à tous ceux qui m’ont offensé, et je demande pardon a tous ceux que j’ai scandalisés. Je vous prie d’écrire à monseigneur notre vicaire apostolique, que je respecte et aime bien sincèrement, ainsi qu’à messieurs nos autres confrères que je porte tous dans mon cœur. Je me recommande à leurs prières, ainsi qu’à celles des prêtres du pays, des religieuses et de toutes les bonnes âmes. Je vous prie aussi d’écrire en mon nom à messieurs les directeurs des Missions étrangères, à M. Lombard, missionnaire à Besançon, mon cher père en Jésus-Christ, et deux mots à mes parents. Je n’ai plus que deux sœurs, un oncle et une tante je ne les oublierai pas dans le ciel, où nous nous reverrons tous, je l’espère. J’ai des effets au Phu-Yen, au Quin-Hou et au Quang-Ngai : je laisse le tout à la disposition des administrateurs de la mission je quitte ce monde, où je n’ai rien à regretter. La vue de mon bon Jésus crucifié me console de tout ce que la mort peut avoir d’amertume ; toute mon ambition est de sortir promptement de ce corps de péché pour être réuni à Jésus-Christ dans la bienheureuse éternité Cupio dissolvi et esse cum Christo[2]. Je n’ai plus qu’une consolation à désirer, celle de vous rencontrer ainsi que le père Odorico pour la dernière fois. »

Enfin, le sur lendemain 16 octobre, M. Jaccard écrit à M. Gagelin « Bien vénéré confrère, si l’on diffère votre exécution, nous avons encore une lueur d’espérance de pouvoir vous rencontrer mais, si, comme on me l’assure, elle doit avoir lieu demain ou après-demain, il est probable que nous ne pourrons plus vous voir… Croyez que si vous ne pouvez pas non plus voir un père annamite, c’est qu’il n’y a pas moyen de vous procurer cet avantage : heureusement ce n’est pas une chose nécessaire. Nous ne cessons, le père Odorico et moi, de parler de votre bonheur. Le père Odorico est tout rayonnant et désire partager votre sort. Quant à moi, misérable pécheur, je ne sais pas souvent ce que je fais, je ne puis presque pas dormir. Je vous avoue que je serais presque fâché si le roi vous faisait grâce, étant aussi près que vous l’êtes de remporter la palme du martyre et de monter au ciel. Pardonnez-moi, cher confrère, tous les scandales que je vous ai donnés et les peines que j’ai pu vous faire. Je vous ai toujours regardé comme un fidèle ami, un supérieur ; j’espère que vous serez bientôt mon intercesseur dans la séjour de la gloire. Adieu, cher martyr de Jésus-Christ, priez pour moi. »

Telle est la dernière lettre de cette admirable correspondance la mort empêcha M. Gagelin d’y répondre. Le lendemain, 17 octobre 1833, à sept heures du matin, on vint lui annoncer qu’il allait être transféré au Thu-a-Thion, Il venait de réciter son office : il sort aussitôt, et, apercevant une troupe de soldats armes de piques et de sabres, il demande à l’un d’eux : « Me conduisez-vous pour me trancher la tête ? » Le soldat semble hésiter et garde le silence : « Apprends, lui répond M. Gagelin, que je ne crains pas ! »

Alors le cortége funèbre se met en marche. Le missionnaire s’avançait au milieu des soldats, chargé de sa cangue, que des gardes l’aidaient à porter, image frappante du Sauveur portant sa croix sur la route du Calvaire. Un crieur, tenant à la main une planche sur laquelle était écrite la sentence de mort, la proclamait au bruit d’une cymbale à peu près tous les cents pas. Elle était conçue en ces termes : « L’Européen Tai Hoai-Hoa est coupable d’avoir prêché et répandu la religion de Jésus dans plusieurs parties du royaume en conséquence il est condamné à être étranglé. »

La foule, qui suivait et qui augmentait à chaque pas, déplorait le sort de M. Gagelin et disait : «o Qu’a fait cet homme ? Pourquoi mettre à mort un innocent comme celui-là ? Le roi est-il devenu un tyran ? » Cette multitude de païens, saisie d’admiration env oyant le courage et le sang-froid du martyr, s’écriait : « Qui a jamais vu quelqu’un aller à la mort avec aussi peu d’émotion ? » C’est qu’ils n’avaient jamais vu personne aller au martyre. M. Gagelin marchait à grands pas, d’un air tranquille, jetant de temps en temps ses regards sur la multitude qui le précédait. On arrive l’extrémité du faubourg Baidan, on se prépare à l’exécution ; M. Gagelin regarde autour de lui et demande si on va l’étrangler ou lui trancher la tête. On étend une natte par terre le martyr demande à se mettre à genoux ; on le fait asseoir les jambes étendues, puis déboutonner ses habits, que l’on abaisse jusqu’à la ceinture ; ensuite on lui attache les bras à un pieu derrière le dos. Il se prête à tout avec le plus grand sang froid ; on lui passe une corde au cou, on roule les deux bouts de la corde autour de deux pieux solidement plantés aux deux côtés pour l’exécution : dix ou douze soldats, cinq ou six de chaque côté, tirent la corde de toutes leurs forces : M. Gagelin expire sans le plus léger mouvement et consomme ainsi son martyre, le 17 octobre 1833, entre sept et huit heures du matin.

M. Jaccard, le digne et bien-aimé confrère de M. Gagelin, n’accomplit son sacrifice que plusieurs années après lui. Le roi, je l’ai déjà dit, se servait de lui comme interprète et comme traducteur, et, partagé entre sa haine pour les chrétiens et le besoin qu’il avait du missionnaire, il ordonnait souvent et retardait toujours son exécution. À la mort de M. Gagelin, le saint missionnaire et le père Odorico, religieux franciscain italien, son compagnon de captivité, crurent d’abord qu’ils allaient le suivre de près, et, vers cette époque, M. Jaccard écrivait : « On dit que Sa Majesté veut nous faire célébrer la tête de la Toussaint dans le ciel : c’est un bien beau jour : Fiat !… Je crois bien pouvoir dire comme saint Paul et avec notre bienheureux martyr Gagelin : Cupio dissolvi et esse cum Christo ; mais j’avoue que la pensée de la mort me frappe, de temps en temps, d’une certaine crainte. Quel compte à rendre au souverain Juge ! Nous nous sommes entretenus sur ce sujet, le père Odorico et moi, ce soir après notre souper, et nous avons conclu que le comble de la miséricorde serait que nous fussions associés aux encours de ceux qui ont donné leur vie pour la foi. À la fin, le père Odorico a entonné le Te Deum, et nous l’avons chanté jusqu’au bout. Quel bonheur d’avoir ce bon père avec moi C’est mon ange gardien s’il ne meurt pas martyr, je crois qu’il en mourra de douleur. »

On peut dire que le vœu du saint religieux fut exaucé, car il mourut l’année suivante entre les bras de M. Jaccard, en exil et en prison, à la suite des mauvais traitements dont l’un et l’autre étaient accablés.

Quant à M. Jaccard, avant comme après la mort de son compagnon de souffrances, son courage ne se démentit pas un instant. Il subit l’exil, la torture, les horreurs de la faim et du cachot, avec une inaltérable sérénité. Chaque souffrance nouvelle était, pour cet homme de Dieu, un nouveau sujet de joie

« Hier, vers six heures, écrivait-il le 9 novembre 1833, nous fûmes appelés chez les préfets, où nous trouvâmes deux belles chaînes toutes prêtes : nous en prîmes chacun une, la baisâmes et la passâmes à notre cou avec plus d’empressement que si c’eût été un collier de perles. Après qu’on eut rivé les clous de ces chaînes, on nous conduisit dans la prison appelée Cam-Duong nous y arrivâmes à l’entrée de la nuit. Jamais empereur n’entra triomphant dans Rome avec plus de joie que nous en ressentîmes en entrant dans cette nouvelle demeure. Nous y trouvâmes les cinq généreux compagnons du vénérable Paul Doi-Buong (capitaine de la garde royale, qui venait d’être mis à mort pour la foi)… Je crois que le roi s’est aperçu qu’il ne gagne pas grand’chose à envoyer ses sujets au ciel ; car après les avoir condamnés à mort, il ne fait pas exécuter la sentence : il leur pardonnerait volontiers s’ils consentaient à apostasier : il l’avait fait proposer à Paul Doi-Buong sur le lieu même de l’exécution ; mais ce généreux martyr répondit avec dignité : « Je suis arrivé au terme, je ne veux pas retourner sur mes pas. »

Après trois ans d’exil, de changements de prison, de souffrances de tout genre, M. Jaccard vit enfin avec joie arriver l’heure du martyre si longtemps attendu. Au mois de juillet 1836, il fut jeté dans un cachot infect avec une cangue au cou et des chaînes pesantes. Puis, quand on le jugea épuise de corps et de courage, il fut traduit en audience solennelle devant le tribunal du mandarin, qui lui proposa d’abord de se racheter par l’apostasie. Le saint missionnaire répondit avec l’énergie de l’indignation : « Mia religion n’est pas un don du roi, je ne puis l’abandonner à la volonté du roi ! »

Alors commença la torture. Le confesseur, toujours charge de sa cangue et de ses chaînes, fut étendu à terre, attaché à des pieux enfoncés dans le sol, et frappé de quarante-cinq coups de rotin, donnés à neuf reprises par différents bourreaux. De temps en temps, le mandarin interrogeait le martyr, qui gardait le silence. Les bourreaux frappaient avec tant de violence, qu’ils brisèrent douze rotins, et que chaque coup faisait ruisseler te sang. Le supplice dura de neuf heures du matin à midi, sans que M. Jaccard jetât un cri et poussât un soupir. Après le supplice, on le vit se recueillir quelques instants, appuyé sur ses coudes, dans l’attitude de la prière il offrait sans doute ses souffrances au Père céleste, le remerciant de la victoire et le priant d’agréer son sacrifice. Son corps était si cruellement déchiré, qu’aussitôt qu’on lui eut remis ses vêtements, son pantalon noir devint à l’instant rouge par l’abondance du sang qui coulait de ses plaies. C’est dans cet état qu’il fut reconduit dans son cachot, d’où il ne sortit plus que pour mourir.

En attendant la consolation suprême du martyre, Dieu envoya à son serviteur une grande joie en lui donnant pour compagnon de captivité un jeune néophyte digne de mourir avec lui : Thomas Thien, né en Cochinchine, orphelin de bonne heure, élevé par les missionnaires et toujours demeuré fidèle à la grâce divine, avait dix-huit ans à peine et se préparait au sacerdoce, quand il fut arrêté, traduit devant le mandarin et sommé d’apostasier et de dénoncer la retraite des missionnaires. Sur son refus, il fut torturé de mille manières, et les bourreaux poussèrent la barbarie jusqu’à lui arracher la chair avec des pinces rougies au feu et ensuite avec des pinces froides. Au milieu de ces horribles tourments, le jeune chrétien, évidemment soutenu par une force surnaturelle, ne versa pas une larme et manifesta la joie la plus vive pendant la durée du supplice. C’est alors qu’il fut jeté dans le cachot où M. Jacsard attendait la mort. Sans s’être jamais vus auparavant, ils se reconnurent à leurs plaies, s’embrassèrent comme un père et son fils, et ne se quittèrent plus, même pour mourir !

Un mois se passa encore dans l’attente du dernier supplice. Les confesseurs soupiraient après le martyre, et, dans l’ardeur de sa jeunesse et de sa foi, Thomas Thien s’élançait par le désir au devant de la mort : « Ô mon père ! disait-il souvent à M. Jaccard, dans un saint transport d’amour, ô mon père ! on nous laisse vivre bien longtemps.

Enfin la sentence de mort et l’ordre de l’exécution arrivèrent : ils étaient condamnés l’un et l’autre à être étrangles. Le 21 septembre, dès le matin, une troupe de soldats commandés par un mandarin se rendit à la prison. M. Jaccard et Thomas Thien furent tirés de leur cachot pour être conduits au lieu du supplice ; ils y marchèrent avec fermeté, et leurs visages réfléchissaient la joie de leur âme. Le saint missionnaire surtout paraissait tout joyeux de son jeune compagnon et jetait sur lui des regards pleins de satisfaction et de tendresse. Un témoin oculaire de cette marche triomphale rapporte un trait qui peint merveilleusement leur calme et leur sérénité. En passant le fleuve, et près d’arriver aux auberges où l’on a coutume de donner à boire et à manger aux criminels conduits au supplice, le jeune Thomas se retourna et dit en riant à M. Jaccard : « Père, prendrez-vous quelque nourriture. — Non, mon enfant, répondit le missionnaire avec un sourire affectueux. Ni moi non plus, ajouta Thomas ; au ciel donc, mon père ! »

Arrivé à l’endroit fixé pour l’exécution, M. Jaccard eut encore la consolation de recevoir l’absolution d’un prêtre annamite qui s’était rendu là dans ce dessein et pour assister au martyre des confesseurs et à leur sépulture. On fit asseoir le missionnaire sur une natte et on le lia fortement à un poteau on en fit autant pour Thomas Thien. Ces préparatifs terminés, les bourreaux saisirent la corde fatale, et, un moment après, les martyrs avaient rendu leur âme à Dieu. Leurs corps inanimés furent enveloppés dans les nattes sur lesquelles ils étaient assis pendant le supplice. Les païens les ensevelirent dans une fosse creusée au milieu du sable, auprès de leurs poteaux. Depuis, leurs restes mortels furent transportés en France, et tous deux reposent maintenant à côté l’un de l’autre dans la chambre des martyrs, à droite de monseigneur de Borie.

Quand la mère de M. Jaccard apprit le martyre de son fils, elle poussa un cri où la joie de la chrétienne l’emportait sur la douleur de la mère : « Dieu soit béni ! dit-elle, je suis délivrée de la crainte que j’éprouvais, malgré moi, de le voir succomber à la tentation des douleurs ! L’année d’avant, en apprenant que son fils était captif et qu’il serait probablement mis à mort, cette admirable chrétienne c’était déjà écriée : « Oh ! quelle bienheureuse nouvelle ! quel bonheur pour notre famille de compter parmi ses membres un martyr de Jésus-Christ ! »

Il serait trop tong de raconter l’histoire de tous les martyrs indigènes dont les tombeaux de cette chambre sacrée représentent le supplice mais, parmi ces tableaux, il en est quelques-uns qui retracent le martyre de quatre autres missionnaires français, martyre accompli dans des circonstances si horribles de la part des bourreaux, si touchantes de la part des victimes, que je ne puis les passer sous silence.

Un de ces tableaux représente un homme attaché à un poteau, les yeux levés au ciel, tout couvert de blessures et de sang. À ses côtés, des bourreaux armés de couteaux et de tenailles déchirent ses membres et luttent dans sa chair vive. Cet homme est M. Marchand, missionnaire apostolique, martyrisé en Cochinchine, le 30 novembre 1833. après d’épouvantables souffrances Accusé faussement du crime de rébellion et justement du crime d’avoir aimé et prêché l’Évangile, il subit la mort après de si horribles tortures, que je n’ai pas le courage de les raconter longuement, telles que les témoins oculaires les ont décrites. Qu’il me suffise de dire qu’à trois reprises différentes cinq bourreaux, armes d’énormes pinces rougies au feu, lui brûlèrent profondément les chairs des jambes et des cuisses, et que, de ses plaies ardentes, s’exhalait une épaisse fumée ! Au milieu de ce supplice infernal, le mandarin interrogeait le martyr sur les dogmes et les usages des chrétiens, et le martyr mourant retrouvait encore des forces pour défendre et confesser la foi de Jésus-Christ.

Enfin le moment de la mort arriva. On attacha M. Marchand à un poteau ; deux bourreaux, armés de coutelas, se placèrent à ses côtés : alors un roulement de tambour se fait entendre ; les deux bourreaux saisissent la poitrine du patient, la coupent d’un seul coup et en jettent à terre les lambeaux… le missionnaire ne fait aucun mouvement. Les bourreaux le saisissent de nouveau ; deux énormes morceaux de chair sont encore coupés… le patient s’agite, sa vue se porte vers le ciel On descend aux jambes, deux lambeaux tombent sous le fer ; alors la nature épuisée succombe, la tête s’incline, et l’âme du martyr s’envole dans le sein de Dieu !

Un autre tableau de la chambre des martyrs représente une scène non moins horrible une cage vide, des membres déchirés et dépecés comme de la viande de boucherie, des entrailles pendantes, des bourreaux qui sèchent la lame sanglante de leur coutelas ! Ce n’est pas de l’imagination, mais de l’histoire, telle que savent la faire les serviteurs du démon, et ce tableau n’est que la représentation exacte du martyre de M. Cornay, exécuté au Tong-King, le 20 septembre 1837.

Rien n’est plus admirable que la relation que ce courageux missionnaire a laissée de son arrestation et de sa captivité. En présence d’une mort horrible et certaine, son énergie, sa gaieté même, ne se démentirent pas un seul instant, et telle est sa liberté d’esprit, qu’il décrit tout ce qu’il voit comme un voyageur qui raconte tranquillement ses impressions de chaque jour. On en pourra juger par les extraits suivants, que je n’ai pu lires pour ma part, sans une vive admiration.

À l’approche des soldats qui le cherchaient, il s’était caché dans un épais buisson. On finit par découvrir sa retraite, et on l’arrêta.

« Me voilà donc pris, écrit-il. On coupa une liane dans le buisson, et, pendant qu’on m’attachait les bras derrière le dos, je m’offris à Jésus garrotté. Conduit devant les mandarins, je me mis genoux et rendis mes hommages à Jésus crucifié et à la très sainte Vierge, dont les images, saisies avant mon arrestation, étaient suspendues derrière les mandarins.

« Ils virent que mes yeux étaient fixés sur ces objets sacrés, et, me les présentant, ils m’en demandèrent l’explication. Je leur fis sur-le-champ ma profession de foi par un signe de croix bien carrément formé et clairement prononcé… La proie était trop belle pour lui laisser la possibilité de s’évader. On s’empressa, en conséquence, de me mettre la cangue au cou, cette cangue qui doit un jour se changer pour nous en auréole de gloire !

« … On m’avait donné, pour la nuit, une mauvaise natte toute déchirée. Je m’assis, et, pour prendre un peu de repos, j’appuyai ma cangue à terre, un bout relevé sur un tertre, afin de rejeter mon bras par-dessus. Mais, pendant cette longue et triste nuit, que je passai à la belle étoile, le sommeil ne vint pas fermer mes paupières ; je fus donc témoin tout à l’aise de la dureté de la discipline militaire du pays.

« Pour la moindre faute, la moindre geste qui déplaît aux officiers, on accable de coups ces pauvres soldats, qui souffrent tout en esclaves. Au plus petit signe du commandant, on les jette à terre et on les frappe jusqu’à ce qu’il plaise à celui qui préside de dire : « C’est assez ! » On leur applique ordinairement quinze, vingt, trente coupa de verges avec une cruelle dextérité. Un soldat de garde endormi en reçut cent. Il est vrai qu’on en frappa la moitié sur son gros habit mais il y en avait encore plus qu’il n’en fallait pour lui faire crier miséricorde. Ici, les factionnaires ne changent pas d’heure en heure, comme en France les sentinelles veillent toute la nuit sans être relevées. Force fut bien à moi de faire de même. »

C’est avec cette incroyable liberté d’esprit que le missionnaire observe et décrit les usages des soldats, leur uniforme, les villes qu’il traverse, tout ce qu’il rencontre d’intéressant sur son chemin.

Dès le second jour de son arrestation, on l’enferme dans une cage, comme on a coutume de le faire pour les grands criminels.

« On m’ôta ma cangue, dit-il, et j’entrai dans la cage, dont on lia fortement le dessus. Me voilà donc enfermé comme un loup à la merci de tout le monde. Cependant je vis bientôt que cette cage était préférable à la cangue, qui commençait déjà à peser sur mes épaules, encore inhabiles à la porter. La, du moins, je pouvais m’étendre et me mouvoir sans avoir de fardeau. Enfin, quand la bête fut en cage, ses gardiens, la voyant en sûreté, s’apprivoisèrent… Le colonel me rendit un Christ qui était parmi mes effets saisis et, comme il me demandait ce que j’en ferais « C’est pour le vénérer, lui répondis-je, et pour lui demander la force dont j’ai besoin dans ce moment. »

« Ma marche était, en un sens, fort pompeuse. Environ cent cinquante soldats me précédaient et autant me suivaient avec des mandarins en filets surmontés de dais. Ma cage, portée par huit hommes, et ombragée à l’aide de mon tapis rouge, occupait le milieu. Ce fut ainsi qu’on arriva au relais d’une prélature. Je tus déposé devant un mandarin, qui, s’étant enquis des officiers, commença, avant tout, par me dire de chanter, parce que mon talent en ce genre était déjà renommé. J’eus beau m’excuser sur ce que j’étais à jeun, il fallut chanter. Je déroulai donc toute l’étendue de ma belle voix, desséchée par une espèce de jeûne de deux jours et demi, et leur chantai ce que je pus me rappeler des vieux cantiques de Montmorillon. Tous les soldats étaient alentour, et un peuple nombreux se fût précipité vers la cage, sans la verge en activité de service. Dès ce moment, mon rôle changea : je devins un oiseau précieux pur son beau ramage. Après cela on me donna à manger.

«… Le lendemain de mon arrivée au chef-lieu du gouvernement, le colonel Taï, qui m’avait pris, vint, accompagné d’une foule de curieux, et, me montrant une petite croix dorée dont quelques ornements lui faisaient méconnaître la figure, il voulut en avoir l’explication. Je le priai de me la remettre, et, la suspendant à ma cage, le Christ tourné vers ceux qui l’accompagnaient, je les forçai à voir, au moins un instant, Jésus dominer sur eux. »

Ingénieuse et touchante inspiration de l’amour ! Spectacle attendrissant que celui de ce captif de Jésus-Christ faisant servir sa captivité même à la gloire de son divin Maître !

« Dans toutes les visites que je reçois, ajoute le missionnaire, une des questions ordinaires que me font les curieux est de me demander si j’ai une femme et des enfants. Je leur réponds bien vite que non, et je leur explique la cause et l’utilité de cette privation, ce qui ne laisse pas que d’être bien compris de mes auditeurs. »

M. Cornay termine cette relation, adressée à sa famille, et que j’aurais voulu pouvoir citer tout entière, par ces touchantes paroles :

« Lorsque vous recevrez cette lettre, mon cher père et ma chère mère, ne vous affligez pas de ma mort ; en consentant à mon départ, vous avez déjà fait la plus grande partie du sacrifice. Lorsque vous avez lu les relations des maux qui désolent ce malheureux pays, inquiets sur mon sort, ne vous a-t-il pas fallu le renouveler ? Bientôt, en recevant ces derniers adieux de votre fils, vous aurez à l’achever ; mais déjà, j’en ai la confiance, je serai délivré des misères de cette vie et admis dans la gloire céleste. Oh ! comme je penserai à vous ! comme je supplierai te Seigneur de vous donner part à la récompense, puisque vous en avez une si grande au sacrifice ! Vous êtes trop chrétiens pour ne pas comprendre ce langage je m’abstiens donc de toute réflexion. Adieu, mon très cher père et ma très chère mère, adieu ; déjà, dans les fers, j’offre mes souffrances pour vous. Je ne vous oublie pas non plus, ô mes sœurs et vous tous qui prenez tant d’intérêt à moi ; si, sur la terre, chaque jour je vous ai recommandés à Marie, que ne pourrai-je point près d’elle si j’obtiens la palme du martyre ? Je suis avec tout le respect et l’affection filiale possibles, mon cher père et ma chère mère, votre fils obéissant. »

Au milieu de toutes les souffrances que le saint missionnaire eut encore à subir avant le dernier supplice, il ne cessa de prier et de chanter jusqu’à la fin. Le chant des cantiques et des psaumes était pour lui une consolation puissante. Après une cruelle flagellation, qu’il supporta héroïquement, on le traîna dans sa cage, et en y arrivant il chanta le Salve, Regina. « Oui, écrivait-il, s’il me faut chanter à la dernière heure, me rappelant l’exemple des anciens martyrs, je chanterai pour la plus grande gloire de Dieu. Jésus, Marie, Joseph, seront mes dernières paroles ! » Et il termine en disant : Adieu, je chante, et surtout je prie Dieu plus qu’auparavant.

Peu de temps après sa flagellation, qui fut encore suivie de deux autres non moins cruelles, M. Cornay apprit qu’il devait être décapité et coupé en morceaux. Il songea donc à faire ses derniers adieux à ses parents et à ses confrères, et voici les lettres qu’il leur écrivit tout sanglant et du fond de sa cage : il serait indigne du nom d’homme, celui qui pourrait les lire sans une profonde émotion :

« Mon cher père et ma chère mère, mon sang a coulé dans les tourments et doit encore couler avant que j’aie les quatre membres et la tête coupés. La peine que vous ressentirez en apprenant ces détails m’a fait déjà verser bien des larmes : mais aussi la pensée que je serai près de Dieu à intercéder pour vous quand vous lirez cette lettre, m’a consolé et pour moi et pour vous. Ne plaignez pas le jour de ma mort, il sera le plus heureux de ma vie, puisqu’il mettra fin mes souffrances et sera le commencement de mon bonheur. Mes bourreaux mêmes ne sont pas absolument cruels ; on ne me frappera pour la seconde fois que quand je serai guéri de mes premières blessures. Je ne serai point pincé ni tiraillé comme M. Marchand, et, en supposant qu’on me coupe les quatre membres, quatre hommes le feront en même temps, et un cinquième coupera la tête ainsi je n’aurai pas beaucoup à souffrir. Consolez-vous donc, dans peu tout sera terminé, et je serai vous attendre dans le ciel.

« Je suis avec l’affection et le respect filial, mon cher père et ma chère mère, votre fils,

« J.-C. CORNAY.

« En cage, le 18 août 1837. »

Voici maintenant sa lettre d’adieu à ses confrères de la mission ; elle est adressée l’un d’eux, M. Marotte, auquel il avait déjà écrit un billet pour lui demander quel jour tombaient les Quatre-Temps : car, disait-il, rien ne m’empêchant de jeûner, je fais les jeûnes d’obligation, »

« Le jour de l’Exaltation de la sainte Croix.

« Lætatus sum in his quæ sunt mihi : in domum Domini ibimus ! Je reçois, mon bien-aimé confrère, votre billet, dans lequel vous me dites que la paix n’est pas de ce monde. Si, en pensant que tout était terminé, je me suis livré à la joie, c’était dans la joie de Seigneur, uniquement en vue de sa gloire. Mais vous savez trop combien j’ai toujours désiré être délivré de ce corps de mort, pour croire que, malgré les différentes lueurs d’espérance j’aie été un instant sans offrir ma vie au bon Dieu. Je ne compte guère sur la sentence du roi, et, supposé qu’on l’attende, elle ne changera rien sans doute, ou ne fera qu’aggraver le mal. Consummatum est : l’iniquité a consommé son astuce. Votre charité est parfaite en m’avertissant à temps pour que je ne sois pas surpris par l’annonce de la mort ; car elle ne tardera pas, sans doute, si l’on craint que je me la donne moi-même.

« Que votre lettre soit donc la dernière : vous ne sauriez d’ailleurs plus rien avoir à me dire. Quant & moi, quoiqu’on paraisse m’observer avec moins de vigilance, dès qu’on recommencera à le faire, ce sera avec tant de soin, que je ne pourrai plus vous écrire, même la nuit.

« Adieu, mon bien-aimé, adieu à tous mes confrères et notre digne évêque : si j’ai pu quelquefois à mon insu et en quoi que ce soit le contrister, je lui en demande pardon ; certes, je ne l’ai pas fait avec malice.

« Je désirerais bien que vous pussiez me procurer l’absolution mais, si cela est impossible, ô mon Dieu dis-je souvent, contrition pour confession, mon sang à la place de l’extrême-onction ! Je ne me sens la conscience chargée d’aucun péché grave pour cela, cependant, je ne suis pas justifié. Mais Marie m’obtiendra la contrition, et le sabre me fera l’onction.

« Déjà j’avais écrit ma confession au père Thé ; mais, pour ne rien négliger, je l’ai refaite confiez-la à celui que vous pourrez députer. Dites-lui que, quand il aura fait le signe convenu, il me suive pas à pas jusqu’à ce que tout soit fini. J’absoudrai moi-même mes compagnons si je meurs avec eux. Adieu, adieu ! priez et offrez le saint sacrifice pour mon heureuse mort. Tout à vous en cette vie et en l’autre.

« J.-C. CORNAY, indigne soldat de Jésus-Christ. »

Enfin, tendre et miséricordieux jusqu’à la fin, à l’exemple du divin Maître, le saint missionnaire se souvint, au moment de mourir, d’un de ses servants de messe nommé Kim, qui avait commis quelque faute grave. Il écrivit donc à l’évêque de la mission une lettre d’indulgence écrite en latin et dont voici ta traduction :

« Monseigneur, quoique ma recommandation ne mérite aucune attention, cependant j’ose, par mon titre de confesseur de la foi dont le sang a déjà coulé, imiter les anciens martyrs, qui accordaient aux tombés des lettres d’indulgence. Je prie donc Votre Grandeur d’oublier la faute de mon servant Kim, et de lui accorder le grade de catéchiste, après qu’il aura récité les livres d’instruction d’usage. J’espère que, rentré en grâce comme l’enfant prodigue, il fera oublier le passé par une conduite désormais exemplaire. J’attends cette faveur de votre bonté. »

C’est ainsi que les martyrs de nos jours reproduisent dans toute sa grandeur et sa simplicité sublime l’image des premiers martyrs de Jésus-Christ !

La mort de M. Cornay fut digne de sa longue et douloureuse passion. C’était le 20 septembre 1837 ; on le porta dans sa cage jusqu’au lieu de l’exécution. Pendant le trajet, il chanta, puis lut des prières avec un calme et une sérénité admirables. Arrive au terme de ce dernier voyage, il sortit de sa cage, s’assit à terre et on lui ôta ses fers. Des soldats étendirent des nattes sur le sol, et le tapis d’autel de M. Cornay fut plié en quatre et posé sur les nattes. Sur l’ordre des bourreaux, le martyr ôta une partie de ses vêtements et s’étendit sur le tapis, la face contre terre, les pieds à peu près réunis et les bras en croix. Tous ces préparatifs durèrent vingt minutes.

Les bourreaux étaient debout autour du patient, le sabre levé, prêts à frapper au signal convenu… Enfin la cymbale retentit, et la tête du martyr est détachée d’un seul coup. En même temps les autres bourreaux coupaient à coups de hache ses bras et ses jambes, qu’ils jetèrent de côté et d’autre puis ils partagèrent le tronc en quatre morceaux, comme font les bouchers. On vit alors, chose horrible ! le bourreau qui avait décapité le martyr lécher la lame sanglante de son sabre, et d’autres misérables se disputer le foie de la victime pour le dévorer !

Les restes mutilés de M. Cornay furent recueillis plus tard avec mille dangers par les soins de ses confrères, et reçurent une sépulture digne d’un chrétien et d’un martyr. Dans la chambre du séminaire des Missions étrangères, on possède de lui plusieurs touchantes reliques, la corde avec laquelle il fut attaché au moment de sa mort, un peu de ses cheveux, et le tapis d’autel sur lequel il fut décapité et coupé en morceaux. Ce tapis est rouge, couvert de larges taches de sang que le temps a rendues presque noires on y voit de profondes entailles faites par la hache des bourreaux tandis qu’ils dépeçaient le corps du martyr.

À ceux qui s’étonneraient de l’horreur de ces supplices, je ferai remarquer qu’ils étaient commandés par un monstre, exécutes par des païens, et qu’ils sont moins horribles encore que ceux infligés aux premiers chrétiens par les premiers persécuteurs. En dehors de la foi chrétienne, l’homme est le même partout, et il faut remonter aux Domitien et aux Néron pour trouver un tyran et un fou comparable à ce Minh-Mênh dont je viens de raconter les exploits contre Jésus-Christ.

Qu’il me suffise de dire ici, pour le faire connaître, qu’il assassina son frère, qu’il fit égorger une jeune fille dépositaire d’un secret important, et que pour s’assurer de sa mort, il se fit apporter sur un plat la langue de sa victime. Un jour, par un caprice sanguinaire, il jeta je ne sais quel objet dans la cage de son tigre favori, et ordonna un soldat qui se trouvait là d’aller lui chercher cet objet ; le malheureux, entre ces deux bêtes féroces, espéra dans le tigre et ne se trompa point : le tigre, plus humain que le tyran, laissa le soldat entrer et sortir sain et sauf.

Aussi fou que cruel, Minh-Mênh faisait mettre à la cangue et fouetter les navires qui ne marchaient pas bien, les idoles qui ne faisaient pas pleuvoir à son gré il allait jusqu’à faire administrer des médecines aux canons exposés à l’air lorsqu’il les voyait ternis par l’humidité, « parce que, disait-il, ils suent de la peine qu’ils ont eue en faisant la guerre aux rebelles ! »

C’est ainsi que se retrouvent dans ce tyran du Tong-King, au dix-neuvième siècle, les caractères de folie et de cruauté qui ont signalé à la haine et au mépris des hommes la plupart des grands persécuteurs de l’Église.

Le martyre de MM. Schœffler et Bonnard, dont il me reste à parier pour achever la description que j’ai entreprise, offre des circonstances moins affreuses, mais non moins admirables que celui de Cornay et Marchand : ils moururent l’un et l’autre le 1er mai, à deux ans d’intervalle.

M. Schœffler monta au ciel le premier ; c’était en 1850. Il fut arrête au mois de mars et traduit devant les grands mandarins de la province, qui lui firent subir plusieurs interrogatoires. Il répondit avec une tranquillité et une liberté toutes chrétiennes « qu’il se nommait Augustin, qu’il était Français, natif du diocèse du Nancy, prêtre de la religion catholique, âgé de vingt-neuf ans ; qu’il était venu dans ce pays pour y prêcher l’Évangile que, depuis son arrivée, il s’était occupé uniquement à cette fonction toutes les fois qu’il l’avait pu ; qu’avant de quitter la France il savait fort bien que la religion catholique était sévèrement prohibée dans ce royaume, et que ses prédicateurs y étaient mis à mort, mais que c’était précisément cette considération qui l’avait engagé à se diriger vers ce pays plutôt qu’ailleurs ; que, depuis son arrivée, il avait parcouru plusieurs provinces, habité dans plusieurs maisons dont il ne se rappelait pas clairement les noms, mais que, lors même qu’il se les rappellerait, il ne les dénoncerait jamais aux mandarins.

Un arrêt de mort répondit à cette profession de foi. Il était ainsi conçu :

« Malgré la sévère défense portée contre la religion de Jésus, le sieur Augustin, prêtre européen, a osé venir clandestinement ici pour la prêcher et séduire le peuple. Arrêté, il a tout avoué avec vérité. Son crime est patent. Que le sieur Augustin ait la tête tranchée et jetée dans le fleuve ! »

Rien ne peut rendre l’allégresse du jeune missionnaire la nouvelle de sa condamnation et pendant les préparatifs même de son exécution. Lui qui, avant de quitter le séminaire des Missions étrangères, avait dit plusieurs fois à ses confrères, en contemplant les chaînes et les ossements des martyrs, qu’il ne saurait comment faire pour souffrir et mourir courageusement comme eux si son tour devait venir, tant la vue de leurs supplices lui faisait horreur, transformé maintenant par la grâce et la vertu de Jésus-Christ, aspirait tout haut mourir et rayonnait d’une joie surhumaine à l’approche du supplice.

Quand le moment de quitter sa maison fut venu, il jeta au loin ses sandales pour aller plus légèrement et plus vite à la mort. Il s’avançait comme un triomphateur au milieu de ses gardes et de ses bourreaux, le visage riant, la tête haute, tenant dans sa main sa chaîne relevée et récitant d’ardentes prières. La foule qui l’entourait était saisie, à sa vue, d’étonnement et d’admiration.

« Quel héros ! s’écriaient ces pauvres infidèles : il va à la mort comme les autres à une fête. Quel courage ! Pas le moindre signe de frayeur ! Quel air de bonté et de douceur ! Pourquoi le roi égorge-t-il des hommes semblables ? »

Arrivé au lieu du supplice, le martyr se mit un instant en prière, à genoux sur le bord d’un champ, et offrit à Dieu le sacrifice de sa vie. Il prit dans ses mains un petit crucifix qu’il portait sur lui, le baisa par trois fois avec une tendre émotion. Sur l’invitation du bourreau, il quitta sa tunique, rabattit le col de sa chemise jusque sur ses épaules, et cela avec aisance et promptitude, comme il eût pu le faire en tout autre temps. Puis, l’exécuteur lui ayant lié les mains derrière le dos, M. Schœffler à genoux, les yeux levés vers le ciel :

« Faites, lui dit-il, promptement ce que vous avez à faire. »

C’étaient les paroles du Sauveur à Judas.

Le bourreau, dont la main tremblait, dut le frapper plusieurs fois, ce ne fut qu’au troisième coup que le martyr consomma son sacrifice. Ses restes mortels, comme ceux de ses bienheureux confrères, furent recueillis et ensevelis par les chrétiens, mais demeurèrent en Asie, et le séminaire des Missions étrangères n’a d’autre souvenir de lui que te tableau qui représente son exécution.

Je ne parlerai point, pour abréger ce récit, déjà bien long, de l’arrestation, de la captivité et des interrogatoires de M. Bonnard. Je me bornerai, avant de raconter son martyre, à citer deux lettres de lui, et une autre de monseigneur Retord, son évêque, qui respire une tendresse d’âme et une ardeur de foi vraiment sublimes, et qui prouvent, une fois de plus, que les missionnaires savent aimer comme ils savent mourir.

« Hier, écrit M. Bonnard dans sa prison, j’ai eu le bonheur de recevoir la sainte communion après m’être confessé. Il y a bien longtemps que je n’avais ressenti autant de joie en possédant le Roi des anges. Vraiment il faut être en prison, la chaîne et la cangue au cou, pour pouvoir exprimer combien il est doux de souffrir quelque chose pour Celui qui nous a tant aimés. Mes deux jeunes gens et deux autres captifs ont eu le même bonheur. J’éprouve plus de contentement de mon sort qu’aucun heureux du siècle dans la plus brillante prospérité. Ma cangue et ma chaîne sont pesantes ; croyez vous que j’en sois peiné ? Oh non, je m’en réjouis, au contraire, car je sais que la croix de Jésus était bien plus lourde que ma cangue, que ses chaînes étaient bien plus difficiles à supporter que les miennes ; et je me trouve bien heureux de pouvoir me dire avec saint Paul Vinctus in Christo. Depuis mon enfance, j’avais souhaité ce bonheur ; maintenant il me semble que le bon Dieu m’exauce. Je bénis donc le Seigneur et le remercie de la part qu’il m’a faite, malgré mon indignité.

« Néanmoins, je suis quelquefois un peu triste en songeant à la peine qu’à dû vous causer mon arrestation et aux malheurs qu’elle peut entraîner. Les souffrances des deux chers enfants qui ont été arrêtés avec moi me fendent le cœur et me font parfois verser des larmes. De plus, je suis encore bien jeune ; j’aurais désiré vous aider et prendre soin de ces chers néophytes, que je chéris. J’aurais voulu les secourir encore quelque temps avant de verser mon sang pour eux ; mais le Seigneur ne m’en a pas jugé digne. Que sa sainte volonté soit faite ! Je me confie tout entier à la bonté divine. Si la chair et le sang sont parfois un peu tristes, l’agonie de Jésus au jardin des Oliviers relève mon courage et ma patience pour endurer avec joie tout ce que m’envoie son amour. Je me trouve heureux de souffrir, je voudrais même souffrir davantage pour expier tant de fautes que j’ai commises. Je serais presque tenté de me plaindre à Votre Grandeur de ce que sa sollicitude et l’affection que les chrétiens me portent diminuent beaucoup les peines de ma captivité, qui me sont si précieuses. Je suis vivement touché et attendri de tous les égards que l’on a pour moi, et je ne saurais jamais les oublier. Continuez à m’écrire, Monseigneur, le plus que vous pourrez. Vos lettres, ainsi que celles de tous nos amis, sont pour moi un baume salutaire qui coule sur mon cœur et le soulage. J’étais si heureux de travailler sous votre paternelle direction, de vivre avec de si bons confrères ! Si je vous précède dans le ciel, je ferai bien en sorte de vous tirer après moi. »

Monseigneur Retord, auquel cette lettre était adressée, et qui, en apprenant l’arrestation de M. Bonnard, lui avait écrit ces touchantes paroles : « C’est Dieu qui l’a voulu ainsi vous y gagnerez le ciel et il en tirera an gloire et celle de son Église. Seulement, je suis triste de n’être pas de la partie. Quelle belle carrière que celle des martyrs ! Oh ! je suis plus que triste, je suis jaloux de vous voir partir avant moi pour la patrie céleste, par le chemin le plus sur et le plus court, tandis que je reste encore sur cette mer orageuse, sans savoir quand je parviendrai au port, sans même être assuré d’y parvenir jamais. Moi votre évêque, moi le vieux capitaine de vingt ans de service en terre étrangère, sans compter mes trois ans de premières armes au pays natal, ne devais-je pas être couronné avant vous ? Comment osez-vous me supplanter ainsi ? Mais je vous pardonne, parce que c’est Dieu qui l’a voulu vous êtes à ses yeux un fruit mûr pour le ciel. Plus âgé que vous, je suis aussi plus chargé de péchés, et j’ai besoin de faire plus longtemps pénitence dans ce monde. Je vous pardonne dans l’espoir fondé qu’au ciel vous serez un nouveau et zélé protecteur de notre mission, et que, par vos prières, vous finirez tôt ou tard par m’attirer là-haut. Allez donc en paix, enfant gâté de la Providence, allez jouir du triomphe qui vous attend. Je vous admire d’avoir été choisi de si bonne heure pour combattre le grand combat des héros chrétiens je vous porte envie, il est vrai, mais c’est une envie d’amour, une jalousie de tendresse. Il est certain que vous serez mis à mort, préparez-vous-y donc le mieux que vous pourrez. Que vous êtes heureux ! Les jours de votre pèlerinage sur fa terre vont bientôt finir : bientôt vous irez joindre les Borie, les Cornay, les Schœffler, les autres apôtres et martyrs de cette mission ! »

Monseigneur Retord, en apprenant sa condamnation et son exécution prochaine, lui envoya encore un adieu et une bénédiction suprêmes.

« Soyez tranquille, mon bien-aimé, lui écrivit-il toutes vos intentions seront remplies, toutes vos commissions seront faites. Je prendrai un soin tout spécial de vos compagnons de captivité et des autres personnes auxquelles vous portez intérêt je serai pour eux un bon père. Vous me demandez pardon mais je ne sais quel pardon vous donner : vous ne m’avez jamais offensé en rien. Vous savez que je vous ai toujours bien sincèrement aimé, et maintenant je vous aime plus que jamais. La bénédiction que vous sollicitez, je vous l’ai donnée dès l’époque de votre arrivée dans cette mission elle est restée sur vous jusqu’à ce jour, elle vous suivra jusque dans l’éternité. Je vous ai donc béni il y a longtemps cependant je vous bénis encore. Que la force de Dieu le Père vous soutienne dans l’arène des héros, où vous allez entrer ; que les mérites de Dieu le Fils vous consolent sur le Calvaire, où vous allez monter ; que la charité de Dieu ta Saint-Esprit vous enflamme dans le cénacle de votre prison, d’où vous allez sortir pour cueillir la palme des martyrs. Oui, soyez béni, mon bien-aimé, et, quand vous serez dans le ciel, bénissez nous à votre tour ; bénissez cette mission et tous nos chrétiens, que vous aimez d’une si vive tendresse. Soyez notre avocat, notre protecteur tant que nous serons encore sur cette terre de boue ; intercédez pour nous auprès de Dieu, pour que nous puissions être bientôt vos compagnons de félicité Adieu, ô mon bien cher ami ! Il se fait tard, séparons-nous. Nous nous verrons dans la patrie : adieu ! adieu adieu ! »

À ce suprême adieu le saint martyr fit une dernière réponse, qui fut comme son testament :

« Monseigneur et mes chères confrères.

« Voici la dernière lettre que je vous écris. Mon heure solennelle est sonnée ; adieu ! adieu ! Je vous donne à tous, vous qui m’aimez et qui vous souvenez de moi, je vous donne à tous rendez-vous au ciel c’est là que j’espère vous revoir ; je n’aurai plus la douleur de vous quitter. J’espère en la miséricorde de Jésus ; j’ai la douce confiance qu’il m’a pardonné mes innombrables fautes ; j’offre volontiers mon sang et ma vie pour l’amour du bon Maître et pour ces chères âmes que j’aurais tant voulu aider de toutes mes forces ; je pardonne de grand cœur à ceux qui se reprocheraient quelque chose à mon égard.

« N’allez pas croire trop tôt que je n’ai plus besoin de prières, de peur que je n’aie à souffrir de votre excessive confiance. Continuez, je vous en conjure, à vous souvenir de moi devant Dieu. Pour moi, ainsi que je vous l’ai dit, si le Seigneur prend pitié de mon âme, et que je puisse quelque chose auprès de sa bonté souveraine, soyez bien persuadés que je ne vous oublierai pas.

« Demain samedi, fête des saints Philippe et Jacques, 1er mai et anniversaire de la naissance de M. Schœffler pour le ciel, voilà, je crois, le jour fixé pour mon sacrifice : Fiat voluntas Dei. Je meurs content : que le Seigneur soit béni ! Adieu tous dans les saints cœurs de Jésus et de Marie. In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Ib code Jesu et Mariæ oscutor vos, amici mei.

« Vinctus in Christo, la veille de ma mort, 30 avril 1852. »

Non ! jamais la foi chrétienne n’a inspiré des accents plus touchants et plus simples, plus tendres et plus forts en même temps c’est l’adieu le plus parfait que je connaisse d’un chrétien à la terre.

Le jour même où le martyr écrivait cette lettre, l’approbation de sa sentence de mort arriva de la capitale. Un employé chrétien en prit furtivement connaissance et se hâta d’en donner la nouvelle à quelques amis. Aussitôt, et avec la rapidité de l’éclair, le bruit se répandit au loin que le vénérable confesseur allait être exécuté le soir même et de tous côtes les néophytes accoururent à la ville pour assister à ce spectacle aussi solennel qu’attendrissant. Dès midi, les rues étaient encombrées, et la porte par où l’on supposait que devait sortir le cortège était assiégée par la foule. Ce fut sans doute pour éviter cette multitude que l’exécution fut retardée jusqu’au lendemain, premier jour du beau mois de Marie. Mais, ce jour-là, la foule fut plus grande encore que la veille.

L’emplacement choisi pour le supplice était à près d’une lieue et demie des portes de la ville, près du fleuve. Le martyr fit tout ce trajet à pied, chargé de sa cangue et de sa chaîne, qu’il tenait relevée d’une main, marchant avec un courage héroïque et un air de contentement surhumain. Arrivé au lieu de l’exécution, on lui lia les mains derrière le dos et si fortement, que le sang jaillit. On s’aperçut alors qu’on avait oublié à la ville les instruments nécessaires pour couper sa cangue et briser sa chaîne. On mit plus d’une heure à les aller chercher, et le martyr resta tout ce temps à genoux, droit et ferme comme une colonne il avait reçu le pain des forts peu d’instants avant de sortir de sa prison : comment aurait-il pu fléchir ou trembler ? Il priait avec ardeur, les yeux élevés vers le ciel.

Quand enfin on lui eut ôté sa cangue et sa chaîne, le mandarin qui présidait à l’exécution descendit de son éléphant, alla lui arranger les cheveux en lui adressant quelques paroles que personne n’entendit : le missionnaire lui répondit aussi quelques mots demeurés également inconnus. Quand l’officier fut remonté sur l’éléphant, la cymbale funèbre retentit trois fois, et la tête du martyr tomba sous le tranchant du glaive : le bourreau l’avait coupée d’un seul coup. Les chrétiens ne purent recueillir que peu de son sang, parce que les officiers chassaient à coups de rotin tous ceux qui osaient approcher. Les soldats païens se partagèrent ses vêtements tout sanglants, sa barbe, ses cheveux et les débris de sa chaîne et de sa cangue, pour les vendre plus tard aux chrétiens.

Aussitôt après l’exécution, les mandarins firent remuer à coups de pioche la terre rougie du sang du martyr pour empêcher les chrétiens de la recueillir ; le corps et la tête du missionnaire furent portés dans une grande barque montée par des soldats : une autre barque reçut le grand mandarin avec des gardes ; ils avaient des vivres pour trois jours et partirent, descendant le fleuve, comme pour s’avancer en pleine mer. Cependant un canot de chrétiens, portant un diacre et deux catéchistes, voguait à distance devant eux pour les observer. Plusieurs barques de pêcheurs, également montées par des chrétiens, se détachèrent successivement de la rive et suivirent de loin cette étrange expédition. La nuit approchait : vers huit heures du soir, le ciel se chargea de nuages et la pluie commença à tomber. Les mandarins, ne se doutant pas qu’ils étaient observés et suivis, arrêtèrent leurs barques, et, après quelques manœuvres que les chrétiens ne purent distinguer, mais qu’ils devinèrent facilement, ils remirent à la voile, remontèrent le fleuve et disparurent. Aussitôt chrétiens accourent sur leurs canots. À l’endroit même où les mandarins s’étaient arrêtés, un jeune homme plonge à vingt-cinq pieds de profondeur, descend droit sur le corps du martyr, touche ses pieds et ses mains, puis il reparaît triomphant sur l’eau en s’écriant : « Je l’ai trouvé ! »

Les chrétiens, remerciant Dieu du secours visible qu’il leur avait prêté, eurent bientôt retiré de l’abîme leur cher et précieux trésor : le corps de M. Bonnard était intact, et sa tête, enfermée dans un petit sac, avait été fixée sous son bras. Il était une heure après minuit quand les pieux pêcheurs arrivèrent avec leur fardeau à la porte de la communauté des missionnaires. On revêtit sur-le-champ le corps du martyr des ornements sacerdotaux, et on le déposa, la face découverte, dans un très-beau cercueil donné par une famille chrétienne. Il resta ainsi exposé, entouré de flambeaux, au milieu de l’humble église jusqu’au lendemain soir ; puis on l’enterra avec toutes les cérémonies accoutumées ; seulement, par une mesure de prudence nécessaire, les obsèques se firent presque à voix basse. Monseigneur Retord, ce bon père que le martyr avait tant aimé, présida à la cérémonie funèbre. « Oh ! qu’il était beau, écrivait-il, couché dans sa bière, revêtu des ornements sacerdotaux ! on aurait dit une statue du plus bel ivoire. Sa tête, bien ajustée à son cou, semblait dormir d’un paisible sommeil, ou plutôt il semblait être en extase et avoir une céleste vision qui le faisait sourire ! »

Le corps de M. Bonnard est resté jusqu’à présent dans le collège des missionnaires où il fut enseveli. Mais la chambre des martyrs, à défaut de ses ossements, présente à la vénération des fidèles divers objets qui lui ont appartenu : son chapelet, la chemise et le pantalon qu’il portait en allant au supplice, un linge teint de son sang, enfin la corde qui l’attachait encore quand il fut retiré de l’eau. Au-dessus de ces précieuses reliques, un tableau représente les différentes scènes de son exécution et de ses funérailles[3].

Telle est, autant qu’une description froide et incomplète en peut donner l’idée, cette chambre des martyrs qu’habitent de si grands souvenirs. Telle est l’histoire bien abrégée des ossements, des reliques et des tableaux qu’elle renferme. Oh ! que cette histoire est belle et consolante pour des chrétiens, et que de réflexions, que de troubles salutaires elle doit faire naître dans l’âme des incrédules ou des indifférents ! Qui pourrait contempler ces reliques sacrées, ces tableaux, ces ossements et ces chaînes, et penser aux vertus surhumaines de tous ces martyrs, sans se demander, avec un doute qui est presque un aveu, si Dieu n’est pas là, et sans se poser cette effrayante question : « Quoi ! tout ce sang, tout ce dévouement, tout cet amour, auraient été donnés à une chimère ? » Qui pourrait pénétrer dans ce sanctuaire tout ensanglanté en quelque sorte par la malice des païens et l’amour crucifié des martyrs, sans s’incliner avec un respect et une humilité involontaires devant la grandeur et la sainteté du dévouement catholique ? Ô saints martyrs de Jésus-Christ ! quel homme, incrédule ou non, s’il est de bonne foi et s’il sait se rendre justice, ne se trouverait bien petit et bien peu avancé dans la science des choses divines à côté de vous ? Qui ne trouverait son courage timide à côté de votre courage, son dévouement égoïste, ses sacrifices intéressés ? Qui ne sentirait son amour de Dieu et des hommes tiède et languissant auprès de votre amour ? Car ce que vous avez donné à Dieu et à vos frères, ce n’est pas seulement votre argent, votre temps, votre famille, votre patrie ; vous leur avez donné votre vie tout entière, vos sueurs, vos tortures et votre sang, les plus héroïques à la fois et les plus humbles des hommes, persévérants, infatigables, inaccessibles à la crainte, bénissant Dieu de toutes choses, priant pour vos bourreaux au milieu des supplices, et rendant le dernier soupir dans la joie, le pardon et la charité !

Voilà ce que sont les vrais serviteurs de Jésus-Christ, les missionnaires et les martyrs ! Voilà les hommes qu’enfante la sainte Église catholique, et qu’elle enfante seule depuis dix-huit cents ans[4] ! Voilà, entre mille autres réponses, sa réponse la plus frappante peut-être à tous les outrages de ses ennemis, à toutes les difficultés des incrédules, à toutes les prétentions des hérétiques ! Elle montre ses missionnaires, ses sœurs de charité, ses martyrs et ses saints ! Aujourd’hui comme il y a dix-huit siècles, ce sont là ses joyaux, ses diamants et ses perles ! C’est la couronne immortelle et inimitable à laquelle le monde a toujours reconnu sa souveraine et sa mère ! Un grand sage l’a dit : « Le beau est la splendeur du vrai ; » et l’on peut dire, en appliquant cette sublime pensée à l’Église, que la sainteté de ses vierges, de ses confesseurs et de ses martyrs, qui réalise le type du beau moral ici-bas, est le signe, le rayonnement et la splendeur de son inaltérable vérité.

Ce signe incommunicable de la royauté et de la vérité, non-seulement l’Église l’a seule, mais elle l’a toujours ! Elle l’avait hier, elle l’a aujourd’hui, elle l’aura demain. Image de Dieu qui agit et crée incessamment, incessamment elle tire de son sein des enfants de grâce et d’amour. Plus ou moins féconde, selon les circonstances et les époques, jamais elle ne demeure inactive ni stérile, et c’est ainsi, pour rester dans le cercle déjà si vaste de mon sujet, que cette histoire des missionnaires et des martyrs que j’ai racontée va se continuant et se développant tous les jours[5].

Oui, tous les jours, dans ce séminaire des Missions étrangères, dans cette chambre vénérable des martyrs, devant leurs ossements sacrés, des prêtres s’agenouillent et demandent à Dieu comme une faveur incomparable la grâce d’aller à leur tour prêcher son nom aux infidèles, et comme unique récompense le bonheur de souffrir et de mourir pour lui ! De tous les points de la France, des engagés volontaires viennent incessamment recruter cette sainte milice et remplir les vides qu’y font les fatigues, les souffrances et la mort ! Il ne se passe point d’années sans que plusieurs départs de missionnaires aient lieu, et il ne se passe guère d’années non plus sans que quelque nom vienne s’ajouter à la liste funèbre et glorieuse des martyrs.

Au moment où je commençais ce chapitre, M. Chapdelaine était encore le dernier missionnaire connu qui eût subi le martyre en Asie : il ne l’est déjà plus aujourd’hui ! Le sang coule à flots dans la Cochinchine, et la nombre des évêques, des prêtres, des fidèles, des femmes même qui ont reçu la couronne du martyre depuis trois ans, ne se peut plus compter. La France a pris Tourane, elle a pris Saïgon, elle a jeté dans la basse Cochinchine les fondements d’une féconde et admirable colonie mais ce qu’elle a fait pour l’intérêt de son commerce et aussi de sa gloire, elle ne l’a point fait encore pour le salut de ses missionnaires et la protection des chrétiens. L’empereur Tu-Duc, fou de terreur et de rage, multiplie les ordres de persécution, fait traquer les chrétiens comme des bêtes fauves et insulte aux Français en punissant par le fer et le feu tous ceux qui osent encore rester fidèles à la foi de l’Église et à la religion de la France. On le voit, le démon poursuit sans relâche son œuvre de persécution et de mort dans ces malheureuses contrées qui lui sont encore asservies. Mais les serviteurs de Dieu sont aussi persévérants que les serviteurs de Satan ; ils ne se lassent pas plus de donner leur sang que les autres de le répandre, et tôt ou tard ils seront victorieux. Ils seront victorieux, car leur cause est la cause de l’éternelle justice et de l’éternelle vérité, et, à défaut des hommes, Dieu, qui les éprouve aujourd’hui dans la douleur et dans le sang, ne leur manquera pas.

En attendant que ce grand jour arrive, qui sera le jour de la moisson et de la récompense, allez toujours, ô saints missionnaires et continuez votre œuvre d’amertume et de sacrifice ! Continuez à semer dans les larmes, dans les sueurs et dans le sang ! Partez incessamment de ce séminaire bien-aimé, auquel j’ai osé rendre témoignage dans cet écrit, tout indigne que j’en sois ; laissez cette chambre des martyrs où vos ossements reviendront peut-être un jour reposer à côté de ceux de vos illustres devanciers Quittez vos parents, vos confrères et votre patrie, savourez l’amertume de cette soirée des derniers adieux, de cette soirée sublime et inénarrable au départ, alors qu’on dit ensemble pour la dernière fois la prière de chaque jour, et qu’après l’allocution suprême du bon père de famille, au chant de ces divines paroles Quam pretiosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona ! les missionnaires qui demeurent et les assistants viennent baiser à genoux vos pieds humbles et vénérables, ces pieds heureux qui vont porter au loin la bonne nouvelle du Seigneur ! Ô saints voyageurs, saints apôtres de Jésus-Christ ! allez seuls, dénués de tout secours humain, abandonnés par votre patrie, qui ne vous suit point seulement du regard, allez à ces rivages lointains où mille privations, mille dégoûts, mille dangers, vous attendent ! Allez, portant la vérité et portés par elle, combattre l’ennemi du genre humain au cœur même de son empire ici-bas ! Vous y trouverez peut-être les tortures et la mort : mais que vous importe ? N’est-ce point au contraire ce que vous cherchez et ce que vous souhaitez le plus ? Vous mourrez, mais vous mourrez pour Jésus-Christ, martyrs de l’Évangile, sur un sol que votre sang fécondera, et vous vous coucherez au sein des supplices comme dans le lit nuptial de la vérité, en chantant les cantiques de l’éternel amour !

Et alors, ô saints martyrs ! du haut des cieux où vous serez couronnés, vous prierez pour vos pauvres idolâtres, pour vos chers néophytes et vos chers persécuteurs ; mais, je vous en conjure, priez aussi pour la France, demandez à Dieu qu’il lui mette en main l’épée des anciens jours pour défendre et propager votre œuvre, afin qu’un jour (oh ! que ce jour soit prochain !), à la vue de l’Évangile, de la foi et de la civilisation chrétienne vivant et se développant librement sous sa garde au sein de la vieille Asie, le monde répète une fois de plus cette grande parole qui résume toutes les beautés de notre histoire : Gesta Dei per Francos !

  1. Note de l’auteur. — Les actes des martyrs des Missions étrangères et de plusieurs autres martyrs appartenant à d’autres congrégations ou d’origine asiatique sont rassemblés tout au long dans deux recueils des plus intéressants, intitulés, le premier les Martyrs en Chine, par l’abbé Allemand-Lavherie, et le second : Notice sur les soixante-dix serviteurs de Dieu.
  2. Saint Paul.
  3. Depuis que j’ai écrit ces lignes, la chambre des martyrs ne s’est que trop enrichie de reliques nouvelles : la persécution fait chaque jour de nombreuses victimes. Leur histoire est toujours la même, c’est celle du courage surhumain dans le dévouement et de la joie héroïque dans le martyre.
  4. Car, en bonne conscience, je ne puis appeler missionnaires ces honnêtes ministres, bons époux et bons pères, qui vont s’établir avec leurs femmes et leurs enfants sur des rivages sûrs et bien protégés pour donner des Bibles et vendre du coton ; et, quant aux martyrs, je ne reconnais pour tels que les hommes qui donnent leur vie pour la vérité qu’ils connaissent et qu’ils aiment, et qui meurent volontairement, doucement, humblement, en priant pour leurs ennemis et en pardonnant à leurs bourreaux. (Note de l’auteur.)
  5. Je ne m’occupe ici que des missionnaires et des martyrs de la congrégation des Missions étrangères ; mais personne n’ignore les travaux et les martyres non moins admirables des missionnaires jésuites, lazaristes, dominicains et autres. Le trésor de la charité catholique est inépuisable, et, en décrivant la chambre des martyrs, je n’ai fait qu’en montrer une parcelle. (Note de l’auteur.)