Témoignages et souvenirs (Ségur)/Genève. — Milan. — Le Tyrol

V

genève. — milan. — le tyrol.


Au mois d’août 1846, je partis de Paris avec mon frère aîné pour un voyage qui devait durer six semaines ou deux mois. Un de nos amis nous avait promis de venir nous rejoindre quelques jours après : on nous avait dit que c’était la perfection de voyager à trois, et nous en fîmes la douce expérience : « Numero deus impare gaudet. »

Notre voyage, indépendamment des considérations habituelles de plaisir et de santé, avait un but religieux : c’était d’aller voir les stigmatisées du Tyrol. Nous avions souvent entendu parler de ces deux pauvres et saintes filles, perdues dans de lointaines montagnes, vivant d’une vie toute naturelle au milieu d’obscures et sauvages contrées, comme ces fleurs des Alpes qui croissent au fond des abîmes ou sur la pente escarpée des précipices et qui semblent ne s’épanouir et ne donner leur parfum que pour le ciel. Nous avions écouté les merveilleux récits que des prêtres, des savants, des hommes du monde, racontaient sur ces miracles vivants de la justice et de la bonté divine : nous avions lu les relations parfaitement concordantes entre elles qu’en avaient écrites à plusieurs années d’intervalle des voyageurs de tout pays et de toute condition et, malgré la confiance que nous inspiraient ces relations et ces récits, ou plutôt à cause de cette confiance même, nous éprouvions le violent désir de faire à notre tour ce long pèlerinage, et de voir de nos yeux, de toucher de nos mains, ce que tant d’autres avaient vu et admiré avant nous.

Dans ce siècle qui regarde avec tant d’ardeur les choses de la terre et qui marche les pieds et les mains dans la matière et le dos tourné au ciel, la grande erreur des incrédules et la grande infirmité de ceux-là mêmes qui se disent et qui se croient chrétiens, c’est de nier le monde surnaturel, ou du moins de n’accepter ses manifestations qu’avec une défiance et une répugnance qui équivalent presque à une négation. Il suffit qu’un récit de cette nature soit de seconde ou de troisième main pour qu’on en conteste l’exactitude et la véracité, et pour que l’auditeur poli vous réponde par la gracieuse et irréprochable impertinence d’un sourire, ou par les mots d’exagération et de crédulité qu’il laisse tomber de sa bouche et qui répondent à tout.

De là notre désir de constater par nous-mêmes les faits merveilleux qui nous avaient été attestés par tant de témoins dignes de foi, afin de pouvoir dire au retour aux partisans de notre croyance comme à ses adversaires : « Voici ce que j’ai vu, voici ce que j’ai entendu : écoutez, jugez, et concluez avec ou contre nous. »

Nous résolûmes donc d’aller au Tyrol visiter ces pieuses servantes de Jésus-Christ, mais un peu comme le bon La Fontaine, en prenant le plus long, c’est-à-dire en traversant la Suisse, en visitant les Îles Borromées et Milan et en gagnant le Tyrol par le lac de Côme et la Valteline. De cette façon nous suivions une route admirable, au milieu des plus belles montagnes, des plus ravissantes vallées, et nous trouvions presque à chaque pas quelques-unes de ces émotions chrétiennes que je cherche principalement à retracer dans cet écrit, et dont la douceur égale et surpasse toute douceur.


i. genève.


Partis de Paris le 6 août, nous arrivâmes à Genève le 11 au matin. J’épargnerai au lecteur la description de cette ville comme de la plupart de celles dont j’aurai occasion de parier dans la suite ; je veux raconter ce que j’ai senti plutôt que ce que tout voyageur a vu ou peut voir comme moi.

Si le cœur d’un vrai catholique se dilate et s’élève vers Dieu avec la joie du triomphe en apercevant à l’entrée même de Genève une vaste et belle église dédiée à l’immaculée conception de la sainte vierge Marie, il se resserre en pensant au passé, qui n’y est encore que trop vivant, et se sent oppressé au milieu de tous les souvenirs dont cette ville est peuplée. La voilà donc, cette place forte aujourd’hui presque démantelée, grâce à Dieu ! cette capitale désormais ouverte, mais si longtemps imprenable de la Réforme, véritable citadelle dans le sens littéral comme dans le sens figuré de ce mot, que tous les souverains protestants de l’Europe avaient entourée de remparts et de bastions pour la défendre contre les tentatives imaginaires de la France et de la Savoie catholiques ! La voilà, cette Rome protestante, qui fut pendant plus de deux siècles le centre et le foyer de l’hérésie, où les prétendus réformés venaient de toutes parts puiser moins l’amour de Dieu et du nouveau culte que la haine de Rome et de l’Église, où ceux qui refusaient avec un sourire de mépris d’aller vénérer à Rome les tombeaux des saints apôtres Pierre et Paul accouraient en pèlerinage au tombeau de Calvin ! C’est là, dans cette ville de Genève, où la Réforme domina longtemps sans rivale et sans obstacles (les lois et le feu y mettaient bon ordre), qu’on peut la juger avec toutes ses inconséquences, et c’est là que, l’histoire à la main, on peut mesurer le prodigieux aveuglement de ces hommes qui, après les premières promesses et les honteuses déceptions de la Réforme, après le despotisme sanglant de Calvin, les violences et les ignominies de Luther, ont préféré le joug de plomb d’une doctrine humaine au frein d’or pur de l’autorité divine, et déserté la fontaine limpide et intarissable de la vérité pour l’eau trouble et malsaine de l’erreur.

La Réforme, en effet, a eu deux buts : elle a prétendu corriger les abus que le temps avait introduits dans l’Église, protester contre le relâchement des mœurs du clergé, et en même temps émanciper l’esprit humain : elle a fait son entrée dans le monde au nom de la morale et de la liberté.

Or, à quoi a-t-elle abouti immédiatement ? Pour la morale, la réponse est partout, mais surtout dans la vie de Luther ; pour la liberté, elle est partout aussi, mais surtout à Genève, dans la personne de Calvin.

Sur le premier point, je laisse parler l’illustre Père Lacordaire :

« Au seizième siècle, dans un coin de la Saxe, dit-il dans une de ses plus admirables conférences, il se trouva un homme qui eut la pensée de nous réformer, et certes, il en avait le droit plus qu’homme de son temps, car il avait reçu de Dieu une éloquence qui jaillissait de ses lèvres ou qui tombait de sa plume avec une égale fécondité ; âme ardente, capable de retenir par l’amour autant que de subjuguer par la doctrine, et à qui rien ne manquait dans le caractère pour assurer la puissance de son esprit. Ajoutez que c’était un cénobite. L’Église l’avait pris au siècle, couvert d’un froc, jeté sur le cilice et la cendre : il avait senti la verge heureuse de l’obéissance, les joies de l’humilité, et ce mélange d’une telle nature avec une forte grâce l’avait merveilleusement préparé pour rendre aux autres tous les dons du ciel, devenus plus grands pour avoir passé par son cœur. Quoi de plus ? un homme de génie, un orateur, un écrivain, un moine, toutes les puissances et toutes les gloires dans cette jeune main ! Laissons-te faire son œuvre.

« Il a uni, messieurs… Mais, où est-ce que je le retrouve ! Non plus au foyer sacré de la tente cénobitique, mais à l’âtre d’une maison vulgaire, les pieds étendus vers un feu domestique, une femme à côté de lui ! Lui ! deux fois consacré vierge par l’onction du sacerdoce et les serments du cloître ! Lui, qui avait été fait Christ par l’Église, et qui n’avait pas trouvé l’Église assez pure pour lui ! Le voilà marié ! Et non pas seul. Sa parole a brisé la porte des vieux couvents de la Germanie ; elle a troublé la chasteté séculaire du vieillard et celle plus pure encore du jeune homme ; elle a tiré de la tombe toutes les convoitises de la chair. Dieu, par la doctrine catholique, n’avait pas seulement élevé ses prêtres à la continence absolue ; il en avait inspiré le goût et fait le don à mille autres. Il avait préparé pour chaque misère du monde une virginité qui devait en être la mère et la sœur : cet homme a tout détruit. Il a desséché le sacerdoce dans sa racine même, en lui ôtant les stigmates de Jésus-Christ, qu’il doit, par la chasteté, porter dans sa chair crucifiée. Il a rendu au siècle les âmes privilégiées que l’Évangile lui avait ravies, dépeuplé les solitudes où la prière veillait sous la garde de la mortification. Tout ce cœur, tout ce génie, toute cette éloquence, toute cette force d’âme, tous ces plans de réformation, ont abouti, non pas au déluge, mais au mariage universel !

« Le mot n’est pas de moi, messieurs, il est d’Érasme. Vous connaissez tous Érasme. C’était en ce temps-là le premier académicien du monde. À la veille des tempêtes qui devaient changer l’Europe et l’Église, il faisait de la prose avec l’élasticité la plus consommée. On se disputait dans l’univers un de ses billets. Les princes lui écrivaient avec orgueil. Mais, quand la foudre eut grondé, quand il fallut se dévouer à l’erreur ou à la vérité, donner à l’une ou à l’autre sa parole, sa gloire et son sang, ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s’éteignit dans Rotterdam au bout d’une phrase élégante encore, mais méprisée. Il vit avant de mourir les fruits de la Réforme, bien inattendus de lui, et se vengea d’elle par le mot qui vient de m’échapper[1]. »

Voilà pour les mœurs, telles que la Réforme les réforma et encore faudrait-il ajouter au mariage universel d’Érasme le divorce, qui détruit le mariage dans son principe, et même la polygamie, qui est autorisée explicitement et formellement par la fameuse consultation de Luther, Bucer et Mélanchton au landgrave Philippe de Hesse ! Les Mormons, quoi qu’on puisse dire, n’ont fait de nos jours qu’appliquer les principes posés il y a trois cents ans par les chefs mêmes et les fondateurs de la Réforme.

Genève n’échappa point à ce honteux stigmate que Dieu a imprimé dès le premier jour au front de la Réforme. « Là aussi, dit encore Érasme après avoir raconté les débauches inouïes dont étaient témoins les villes réformées de l’Allemagne, on ne fait que danser, manger, boire et se vautrer dans la débauche. Adieu l’étude, l’instruction, la pureté de la conduite, la retenue ; partout où ces gens-là se montrent, aussitôt disparaît l’esprit de discipline et de piété. »

Quant à la liberté de l’esprit humain, la Réforme a-t-elle été plus fidèle à son drapeau ? L’histoire entière, si je l’interrogeais ici, répondrait : Non ! à toutes ses pages ; mais je ne peux pas sortir de Genève, et pour réponse, je trouve Calvin.

On a trop oublié ce que fut Calvin et ce qu’il fut à Genève, où il domina comme un maître. Tout le monde sait qu’il fit brûter, en 1553, Michel Servet, médecin d’Aragon, convaincu d’erreur et d’hérésie au sujet de la sainte Trinité et surtout d’irrévérence à l’égard de Calvin lui-même. Mais ce qu’on ne sait pas assez, c’est que le réformateur avait prémédité cet acte de cruauté et de vengeance personnelle sept années à l’avance, ainsi qu’il résulte de cette lettre, qu’il écrivait à Faret dès le 13 février 1546 : « Servet m’a écrit dernièrement et a joint à sa lettre un gros livre de ses rêveries, avec des vanteries arrogantes que j’y verrais des choses jusqu’à présent inouïes et ravissantes. Il promet de venir ici, si je l’agrée ; mais je ne veux point engager ma parole car, s’il vient et si mon autorité est considérée, je ne permettrai point qu’il en échappe sans qu’il perde la vie. »

Et à Viret, prédicant de Lausanne : « Si jamais Servet vient à Genève, il n’en sortira pas vivant, c’est pour moi un parti pris. »

Une fois Servet arrêté, traduit devant le tribunal de l’inquisition genevoise et condamné à mort, Calvin, voulant en quelque sorte associer toute la Réforme à l’acte qu’il allait consommer, consulta les Églises protestantes de Suisse ; voici leurs réponses :

Zurich. — « La Providence divine vous a donné une bien belle occasion de prouver au monde que ni votre Église ni la nôtre ne favorisent les hérétiques ; vigilance et activité. Que la contagion soit arrêtée et que Christ vous illumine de sa sagesse. »

Schaffouse. — « Nous sommes certains que vous emploierez tous vos efforts pour que l’hérésie ne ronge pas comme un chancre les chairs du corps chrétien. Point de disputes. Disputer avec un insensé, c’est faire de la folie avec des fous. »

Bâle. – « Vous emploierez, pour guérir l’âme du malheureux, tout ce que Dieu vous a donné de sagesse : s’il est inguérissable, vous aurez recours à ce pouvoir dont Dieu vous arma, afin que l’Église de Christ cesse de souffrir et que de nouveaux crimes ne soient pas ajoutés aux anciens. »

Berne. « Que Dieu vous donne l’esprit de prudence et de force, à l’aide duquel vous puissiez délivrer d’une peste semblable et votre Église et la nôtre. »

Faret, ce ministre de Neuchâtel, époux de sa servante, auquel Calvin avait confié, sept années auparavant, ses desseins sur Servet, et qui vint assister le malheureux dans son supplice, ou plutôt le maudire à sa dernière heure, Faret écrivait de son côté, à Calvin, quelques jours avant l’exécution : « Je ne comprends pas que vous hésitiez à tuer dans le corps le scélérat qui a tué dans leur âme tant de chrétiens ! Je ne puis croire qu’il se trouve des juges assez iniques pour épargner le sang de cet infâme hérétique ! »

Enfin, après que Servet eut été brûlé vif, le 27 octobre 1853, et que Calvin, de sa fenêtre, l’eut vu conduire au bûcher, comme cette femme du Médecin malgré lui, qui ne voulait quitter son mari qu’après l’avoir vu pendre, Bucer lui écrivit : « Servet méritait d’avoir les entrailles arrachées et déchirées. Et le doux Mélanchton : « Révérend personnage et mon très cher frère, je rends grâces au Fils de Dieu, qui a été le spectateur et le juge de votre combat, et qui en sera le rémunérateur : l’Église aussi vous en devra sa gratitude, à maintenant et à la postérité. Je suis entièrement de votre avis, et je tiens pour certain que, les choses ayant été dans l’ordre, vos magistrats ont agi selon le droit et la justice en faisant mourir ce blasphémateur. »

Le meurtre de Servet a donc été prémédité, préparé, conseillé ou applaudi par les complices de la Réforme, et froidement consommé par Calvin, qui ne s’en repentit même pas, car il écrivit un livre pour justifier le supplice de ce malheureux et pour établir que c’est un devoir de conscience de mettre à mort les hérétiques, au nombre desquels les catholiques devaient naturellement figurer en première ligne.

Cet acte de froide barbarie et de suprême intolérance n’a pas été isolé dans la vie de Calvin et dans l’histoire de la Réforme à Genève. Le poète Gruet fut mis à mort et décapité pour avoir dit du mal de Calvin. Bolsec, médecin apostat et réfugié lyonnais, fut banni à perpétuité de la ville pour la même raison. Daniel Berthelier, maître de la monnaie à Genève, fut soumis à des tortures effroyables et décapité par la main du bourreau. Le conseil inquisitorial établi à Genève par Calvin pour veiller à la pureté de la foi et des mœurs publiques, signalait par ses exploits son zèle et sa charité chrétienne ; il épiait, il poursuivait, il condamnait, bannissait, brûlait impitoyablement ; et l’on s’étonne vraiment qu’après de pareilles origines les protestants aient eu l’audace et se croient encore le droit de jeter à la face de l’Église catholique les souvenirs fantastiques de cette inquisition espagnole dont Rome a toujours condamné les excès, et dont l’inquisition génevoise a, dans tous les cas, dépassé les rigueurs !

En vérité, on croit rêver quand on relit cette législation draconienne de Calvin, le second chef de la Réforme, l’apôtre de la liberté d’examen, établie à Genève partout : on y trouve la mort. Mort à tout criminel de lèse-majesté divine, c’est-à-dire quiconque n’accepte pas la profession de foi imposée par le réformateur ; mort aux idolâtres (c’est-à-dire aux catholiques sans doute) et aux blasphémateurs. Mort au fils qui frappe ou maudit son père. Mort aux hérétiques. Mort aussi à l’adultère, mais avec cette circonstance atténuante que le divorce, qui n’est autre chose que l’adultère légal, est permis, de sorte que les maris et les femmes, impatients du joug du mariage, affluaient à Genève pour s’en débarrasser. On fouettait les enfants en public pour avoir injurié leur mère, et, quand le pauvre enfant n’avait pas l’âge de raison, on le hissait à un poteau pour montrer qu’il avait mérité la mort.

Avant l’émancipation de la Réforme, les sorciers, à Genève, n’étaient punis que du bannissement. Calvin établit contre eux le supplice du feu, et, dans l’espace de soixante ans, d’après les registres de la ville, cent cinquante individus furent brûlés pour crime de magie.

On ne saurait s’imaginer jusqu’où s’étendait cette inquisition calvinienne. Elle désignait à l’heureux habitant de la libre Genève le nombre de ses plats, la forme de ses souliers, la coiffure de sa femme. On lit dans les registres de l’État, 13 février 1558 : « Trois compagnons tanneurs mis trois jours en prison et à l’eau, pour avoir mangé à déjeuner trois douzaines de pâtés, ce qui est une grande dissolution. »

La ville était peuplée d’espions qui allaient rapporter au consistoire les blasphèmes, les impiétés et les propos libertins qu’ils avaient entendus ; les coupables étaient traduits devant le conseil et condamnés suivant la gravité du délit. Les jeux de cartes, de dés, de quilles, étaient prohibés ; on mettait au carcan les joueurs de profession. Enfin, tout, dans cette religion inaugurée au nom de la liberté, était réglementé jusqu’au moindre détail ; les sermons étaient fréquents, et il y fallait assister sous peine de punition corporelle ; on devait, sous peine d’admonestation d’abord, puis d’amende, y arriver avant le sermon commencé, et, pour finir par le comble du ridicule après le comble de l’odieux, trois enfants qui avaient quitté le prêche pour aller manger des gâteaux, furent fustigés publiquement[2].

Voilà ce qu’a fait Calvin dans Genève ! Voilà ce que les catholiques et les protestants oublient trop et ce qu’il est plus nécessaire que jamais de rappeler aux uns et aux autres, aujourd’hui surtout que l’orgueil des protestants et leur haine contre l’Église semblent montés à leur faîte, et qu’ils lui livrent, avec une ardeur sans pareille, cette guerre de petits pamphlets et de grosses calomnies, guerre incessante, acharnée, soutenue par des millions, qui fait du protestantisme, sans qu’il le veuille et sans qu’il le croie, l’allié le plus utile et le plus dangereux du socialisme en Europe.

J’ajouterai, pour en revenir à Genève, que cette ville, modèle reconnu et avoué de la Réforme, fut si fidèle à l’esprit de Calvin, que, pendant plus de deux cents ans, elle s’opposa, par tous les moyens possibles, à l’exercice du culte catholique, même dans des oratoires particuliers que les prêtres et les évêques n’y pouvaient pénétrer sans danger, et qu’en 1679, le ministre de France, ayant manifesté l’intention d’avoir la messe dans son hôtel, le conseil d’État de Genève, épouvanté, fit tout au monde pour s’y opposer et consigna son désespoir dans plusieurs délibérations, entre autres dans celle du 25 janvier 1681, où il est dit : « Si l’établissement d’un résident de France dans cette ville est un témoignage de la protection de Sa Majesté et une marque de l’honneur dont elle favorise les États souverains, il n’est pas douteux que l’introduction si surprenante de la religion romaine dans son hôtel a causé parmi nous une grande frayeur et consternation[3].

Incroyable renversement du sens humain ! Ce sont les enfants et les chevaliers du libre examen, les ennemis de la servitude catholique qui tiennent ce langage aussi puéril, aussi ridicule qu’odieux ! C’est pour en venir là que Genève et des nations entières ont déserté l’Église romaine, la mère antique et vénérée de tous les fidèles ! Ils ont rejeté comme trop dur le joug du vicaire de Jésus-Christ, du pacifique successeur de saint Pierre, et ils ont accepté la chaîne de fer de je ne sais quel pape apocryphe, sans mission, sans autorité, sans passé, et, grâce à Dieu, désormais sans long avenir !

Et cependant, par quelles mains pures et célestes Dieu ne présenta-t-il pas à cette infidèle Genève sa vérité méconnue ! Peu d’années après la mort de Calvin, il lui donna pour évêque saint François de Sales, le plus doux et le plus aimable des saints, le plus savant des docteurs, le plus humble des hommes, le plus charitable des apôtres, l’image la plus frappante peut-être qui ait paru dans l’Église de la personne adorable du Sauveur, celui qui arracha à saint Vincent de Paul, son contemporain et son ami, cette belle exclamation : « Oh ! mon Dieu, si monseigneur de Genève est si bon, qu’il faut donc que vous le soyez vous-même ! » Dieu mit aux portes de Genève ce flambeau lumineux et sans tache, dont l’éclat illumina l’Europe et qui dissipa dans des provinces entières les ténèbres de l’hérésie. Le monde le vit et s’éclaira à sa lumière. Genève, hélas ! ne le vit pas. Elle ne voulut pas le voir, elle s’arma contre cet homme divin de sa double muraille de pierre et d’obstination fanatique, et le saint évêque de Genève fut connu, aimé, vénéré partout, excepté à Genève.

Il n’y pénétra que bien rarement, par surprise, au péril de ses jours car on le redoutait comme le fléau de l’hérésie, comme le plus terrible ennemi de la Réforme, ennemi doux et pacifique, et d’autant plus puissant qu’il était plus pacifique et plus doux. Une fois entre autres, un grave intérêt religieux l’obligeant à traverser Genève pour gagner du temps, il s’y résolut en disant : Allons à la garde de Dieu, il fera de nous ce qu’il lui plaira. » Ceux de sa suite l’exhortaient au moins à se déguiser et à cacher son titre.

« Non, dit-il, il ne faut pas rougir de porter la livrée de Jésus-Christ, et le pasteur qui va chercher ses brebis ne doit pas se cacher à elles. »

Il se présenta donc hardiment à la porte de la ville en habit violet et suivi de douze hommes à cheval qui formaient sa suite.

L’officier de garde à cette porte ayant demandé à un de ses compagnons le nom du seigneur qu’ils escortaient, celui-ci répondit, sur l’ordre du saint :

« C’est l’évêque du diocèse. »

L’officier, ignorant ce que c’était qu’un diocèse, inscrivit sur son registre : « Aujourd’hui est passé l’évêque du diocèse, et le laissa entrer dans la ville. Saint François de Sales traversa Genève jusqu’à la porte opposée sans rencontrer d’obstacles, et, comme cette porte était fermée à cause du prêche qui se faisait alors, il se reposa tranquillement pendant une heure dans une maison voisine ; puis, quand la porte eut été rouverte, il sortit de Genève aussi paisiblement qu’il y était entré.

Quand les Genevois apprirent que le saint évêque les avait ainsi bravés, leur fureur fut extrême et se répandit en menaces contre l’homme de Dieu. Ils jurèrent que, s’ils l’avaient pu prendre, ils lui eussent fait payer de la vie son audace. Quand on rapporta ces propos à saint François de Sales, il leva les yeux au ciel et dit en soupirant : « Hélas ! je le voudrais bien, si leur conversion était à ce prix ! Mais puisque ma vie leur est inutile, que gagneraient-ils à ma mort ? »

Il aimait en effet d’une tendresse extrême cette ville infidèle qui le haïssait tant, comme un bon père aime encore un enfant dénaturé qui le trahit et qui l’outrage. Jamais on ne chantait devant lui le cantique Super flumine Babylonis, ce chant divin de la tristesse et de l’exil, qu’il ne pleurât au souvenir de sa chère Genève. Il pleurait sur elle comme Jésus-Christ pleura sur Jérusalem, et il répétait avec larmes ces célestes paroles du Sauveur : « Jérusalem, Jérusalem qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu n’as pas voulut ! »

Non pas plus que Jérusalem, Genève n’a voulu de la vérité ! Ses ministres refusèrent constamment les controverses publiques que saint François de Sales leur offrit mille fois : ils avaient peur de lui, comme les ténèbres ont peur de la lumière. Théodore de Bèze seul consentit à le voir, mais en particulier seulement, et trois fois l’apôtre de Jésus-Christ vint secrètement à Genève conférer avec le successeur de Calvin ; il l’ébranla, le convainquit, c’est un fait certain et qui résulte des paroles échappées à Théodore de Bèze lui-même[4], mais il ne put le convertir, car ce n’est pas de l’esprit, mais du cœur que vient la conversion. Il obtint néanmoins de lui un aveu remarquable. Lui ayant posé cette question : « Peut-on faire son salut dans l’Église romaine ? », le ministre, d’accord avec tous les chefs de la Reforme, avec tous les protestants qui veulent être logiques, répondit affirmativement ; il avoua même que l’Église romaine était l’Église mère.

Alors François de Sales lui posa cette seconde question, à laquelle ni lui, ni aucun protestant n’a jamais pu répondre d’une manière satisfaisante :

« Puisqu’on peut faire son salut dans l’Église romaine, pourquoi les calvinistes ont-ils versé tant de sang, afin d’établir leur religion en France ? Pourquoi tant de séditions et de révoltes, tant de guerres, d’incendies ? »

Et s’il eût vu se dérouler la suite des événements et des siècles, combien son argument eût été plus terrible encore et plus saisissant ? Pourquoi cette persécution incessante de l’Église catholique, partout ou le protestantisme est victorieux ? Pourquoi les supplices et les échafauds multipliés en Angleterre ? Pourquoi ce martyre même de l’Irlande pendant trois cents ans ? Pourquoi l’exil et la confiscation prononcés en Suède contre quiconque abandonne la religion luthérienne ? Pourquoi cette haine vivante et agissante de Rome, cette guerre de Bibles et de propagande, ce trafic scandaleux des consciences qu’on achète pour de l’argent, et tous ces efforts qui aboutissent, hélas ! non pas à faire des protestant convaincus et chrétiens, mais à défaire des catholiques et à perdre les âmes ! Ah ! le grand malheur des pauvres hérétiques, de ceux mêmes qui sont bons et de bonne foi, et, grâce à Dieu, il y en a beaucoup, c’est que, trop souvent, par les préjuges mêmes de leur erreur, ils méconnaissent, ils détestent, ils combattent l’Église, ils entravent son œuvre de régénération sociale et de salut, ils la poursuivent, sans se l’avouer, jusque dans ses sœurs de Charité et ses frères instituteurs ; ils se font, en un mot, les ennemis passionnés du bien, de la vérité, et ils se rendent ainsi, sans le vouloir peut-être, complices de la perte des peuples et de l’accroissement du mal sur la terre.

Avant de quitter Genève, où j’ai pourtant retenu bien longtemps déjà le lecteur, je ne puis taire les souvenirs de Rousseau et de Voltaire, qu’y rappellent à tous les passants la statue du premier, avec une inscription louangeuse, et le château de Ferney, domaine et demeure du second. Il semble que la Providence de Dieu ait voulu que le souvenir de ces deux hommes fût lié matériellement à celui de Genève, comme il l’est moralement dans l’histoire par la complicité du mal qu’ils ont fait. Tout se tient en effet dans les événements de ce monde, et jamais filiation ne fut plus claire et plus légitime que celle qui fait descendre la Révolution de la philosophie ou plutôt de l’incrédulité du dix-huitième siècle, et celle-ci des principes de la Réforme. Voltaire et Rousseau sont bien les fils de Luther et de Calvin, et ils sont aussi les pères de cet esprit révolutionnaire qui débuta par la Terreur, et qui, de nos jours, mène le monde à l’abîme du socialisme. Tous les deux, avec une puissance peu commune d’esprit et d’intelligence, ont montré au monde combien les plus grands hommes sont petits et nuisibles en dehors de la foi, et quand on songe que les savants et les ignorants, les académies et les peuples ont fait, pendant un temps, de ces deux grands malfaiteurs publics, l’objet de leur admiration et d’un culte presque idolâtrique, on lève les yeux et les mains vers le ciel, et on se dit que l’intervention du démon est aussi nécessaire que celle de Dieu pour expliquer certaines pages de l’histoire.

J’ai vu Ferney aux portes de Genève ; j’ai vu les traces de cet engouement puéril qui portait les pèlerins de ce fameux domaine à dépouiller de leur écorce les arbres qui avaient abrité Voltaire, et à racler les bancs de bois sur lesquels il s’était assis, pour emporter comme une relique précieuse un peu de la poussière que son contact avait consacrée, et je me suis demandé :

D’où vient cet enthousiasme et ce culte pour une telle mémoire, si ce n’est de l’esprit de mensonge et d’iniquité ? On a fait de Voltaire un grand philosophe, lui qui ignorait les premiers éléments de la philosophie, lui le plus superficiel des hommes, qui n’avait pour tout raisonnement que le sarcasme et la raillerie sacrilège, lui qui, avec tout son prodigieux esprit, connut si peu le cœur humain, qu’il ne sut pas faire une bonne comédie. On a fait un ennemi du despotisme et un grand citoyen de ce courtisan parvenu, qui flatta misérablement les empereurs et les rois, qui applaudissait aux attentats politiques de Catherine, et qui osait écrire à Frédéric II, vainqueur de nos armées, ces paroles les plus bassement adulatrices qu’une main française ait tracées : « Toutes les fois que j’écris à Votre Majesté, je tremble comme nos régiments à Rosbach[5] ! » On a fait une gloire de la France de l’auteur infâme de cet infâme livre de la Pucelle qui traîne dans la boue une des gloires les plus pures et les plus touchantes de la patrie. Enfin on a érigé en ami du peuple cet homme qui, reniant le nom plébéien de son père, tranchait en tout et partout du grand seigneur, qui voulait bien convertir à l’incrédulité les savants et les princes, ce qu’on appelle aujourd’hui les hommes d’élite, mais qui prétendait hautement laisser les servantes et le peuple, la canaille en un mot, dans les salutaires entraves de la religion, et qui, pour prêcher d’exemple, osait (c’est presque un blasphème de le rappeler) communier publiquement dans l’Église de Ferney, et l’écrire en riant à ses amis, dont quelques-uns avaient au moins la pudeur de s’en scandaliser.

Après Ferney, j’ai vu la statue de Jean-Jacques Rousseau à Genève, j’ai vu l’Ermitage de Montmorency, où il composa quelques-uns de ses ouvrages, et où son souvenir a été longtemps vénéré et là encore, je me suis dit : D’où viennent cette admiration et ce culte pour la mémoire de cet homme qui, malgré le profond et universel ennui qu’il inspire aujourd’hui, eut un grand art de style, mais qui fit de son talent un si fatal usage, qui écrivit des ouvrages qu’un honnête homme ne peut achever sans rougir et sans dégoût, qui osa publier ce livre des Confessions, monument achevé de cynisme, d’orgueil et d’ingratitude, qui écrivit des pages si attendries sur l’éducation des enfants, et mit les siens aux Enfants-Trouvés, qui mourut misérablement après une vie misérable, et fut un des ennemis les plus dangereux de ce Jésus dont il avait reconnu vingt fois, dans ses écrits, l’incontestable divinité. Modèle involontaire, je veux le croire, de cette race d’écrivains de nos jours, qui, soit inconséquence, soit hypocrisie, entremêlent leurs blasphèmes contre Jésus-Christ d’hommages et d’adorations insupportables, et qui attaquent le christianisme en se disant chrétiens. Semblables à ces soldats de Pilate qui s’agenouillaient devant le Christ et le saluaient roi d’Israël avant de le souffleter et de lui Cracher au visage, ou à ce Judas qui le trahit par un baiser.

Quoi qu’on puisse penser de Voltaire et de Rousseau, les voilà tous les deux, avec leur esprit et leur génie, si l’on veut, quoique en parlant d’eux le mot de génie soit bien contestable[6], mais avec leurs vices, les hontes de leur vie et le mal qu’ils ont fait, et c’est pourquoi je leur refuse absolument tout titre à l’amour et à l’admiration des hommes. Le génie, par lui-même, n’est digne ni d’admiration ni d’amour : comme la liberté, comme la raison, comme la vie, c’est une arme utile ou nuisible à soi-même et aux autres, selon l’usage qu’on en fait ; c’est le fer mis aux mains d’un habile soldat qui doit s’en servir pour défendre ses frères, mais qui peut s’en servir aussi pour leur percer le cœur. Or, c’est ce qu’ont fait Voltaire et Rousseau ; ils ne se sont servis de leur génie que pour attaquer tout ce qui a droit au respect et à la vénération des hommes ! Jésus-Christ, l’Église, l’autorité des princes et des lois, les bonnes mœurs et la pudeur même ! Ils ont ébranlé la société jusque dans ses fondements, et préparé les ruines qui les ont suivis de si près ; après eux et par leur faute, il s’est trouvé que la somme des vices, des larmes et des misères humaines s’était considérablement accrue, et que serait-ce, grand Dieu ! si l’on se plaçait au point de vue du salut éternel des âmes ! Ils ont donc passé en faisant le mal, ils ont été les instruments et les serviteurs du mal ici-bas, et quiconque ne met pas avant tout et au-dessus de tout en ce monde la puissance d’un esprit pervers et d’une imagination déréglée, quiconque estime pour quelque chose la vertu, la dignité de la vie, le respect de la vérité, l’amour de Dieu et des hommes, ne peut leur accorder ni estime, ni admiration, ni amour. Dignes fils de Genève, ils sont les pères et les précurseurs de la Révolution, qui ne s’y trompa point un seul instant, car l’apothéose de Voltaire fut un de ses premiers actes ; elle déposa triomphalement son cœur au Panthéon, en attendant qu’elle y mît celui de Marat, et elle adopta pour son Évangile les livres, et surtout l’Émile et le Contrat social de Rousseau. Les Girondins se vantaient d’être les disciples de cet homme comme les Terroristes, et Robespierre, peu de jours avant le 9 thermidor, vint se recueillir quelque temps à l’Ermitage, où vivait la mémoire de son illustre maître[7].

Mais laissons là toutes ces mémoires fatales et surannées qui nous ont trop longtemps occupés, et sortons de Genève, après avoir rappelé, pour nous consoler du passé, que l’Église catholique y a repris sa place avec un commencement de liberté, et que, malgré bien des entraves subsistantes et des vexations sans cesse renouvelées, le nombre des catholiques de Genève, qui n’était que de cinq au temps de saint François de Sales, et de cinquante au commencement de ce siècle, est aujourd’hui de quinze mille sur une population de trente-sept mille âmes. À voir un tel progrès accompli en cinquante ans, on peut espérer qu’à la fin du siècle la Rome du protestantisme ne renfermera plus un seul protestant.

En quittant Genève, nous suivîmes la route qui mène à Chamouny, et nous nous arrêtâmes le soir aux bains de Saint-Gervais, d’où nous voulions partir à pied le lendemain pour faire l’ascension du mont Joly ; c’est une des montagnes les plus élevées des Alpes, et, quoiqu’elle fut alors peu fréquentée par les touristes, des gens du pays nous avaient affirmé que du sommet on embrasse une vue incomparable d’étendue et de beauté.

Le lendemain matin, à six heures, nous partîmes avec un guide et des provisions bien nécessaires, car la montagne que nous allions gravir est haute de huit mille pieds, et nous avions six lieues à faire pour parvenir au sommet. C’était la première fois que je tentais une expédition de ce genre, et, par ce motif sans doute, cette ascension du mont Joly m’a laissé des souvenirs impérissables.

À mesure que nous avancions dans la montagne, les chalets devenaient plus rares, les arbres faisaient place aux arbustes, la verdure elle-même s’appauvrissait peu à peu, et, déjà, de place en place, nous avions à traverser des espaces nus et arides parsemés de pierres et de roches brisées. Bientôt la pente devint plus escarpée, le flanc de la montagne plus dépouillé. Par moments, nous longions des précipices dont la vue nous tentait de vertige et nous forçait à nous rejeter de l’autre côté du chemin que nous gravissions. Il nous fallut ainsi, pendant un quart de lieue environ, côtoyer un abîme de quatre mille pieds, absolument à pic, et dont le souvenir seul me fait encore frissonner quand j’y pense : on eût dit que la montagne avait été coupée perpendiculairement de ce côté, avec un art et une régularité effrayants, depuis son sommet jusqu’aux profondeurs de la vallée qu’on apercevait dans le lointain.

Plus nous approchions du sommet, plus le cône allait se rétrécissant, l’escarpement devint bientôt si roide, qu’il nous fallut nous aider de nos mains pour continuer notre ascension. Nous avancions péniblement, n’osant regarder derrière nous, songeant avec effroi qu’il nous faudrait redescendre cette pente rapide que nous gravissions avec tant de peine, et faisant rouler à chaque pas des fragments d’ardoises et de rochers qui se dérobaient sous nos pieds.

Un phénomène singulier ajoutait à l’extraordinaire comme aussi à la terreur involontaire de notre ascension. Un brouillard bleuâtre, qui s’était élevé de la plaine dès le matin et qui allait sans cesse en s’épaississant, finit par nous envelopper de toutes parts et déroba à nos yeux le ciel, les montagnes environnantes et la plaine même qui s’étendait à nos pieds. Quand nous arrivâmes enfin au sommet de la montagne, et qu’assis sur la plate-forme étroite qui la couronne, nous jetâmes les yeux autour de nous, notre cœur fut saisi de la plus étrange impression.

Une vapeur blanche et opaque, tant elle était épaisse, nous environnait de tous côtés, nous dérobait la vue de tous les objets et semblait nous isoler du monde entier. Nous étions là, pauvres petites créatures humaines, perdues sur un sommet désert, ne voyant rien au-dessus de nos têtes, au-dessous de nos pieds que des nuages impénétrables aux regards. La base même de la montagne était cachée à nos yeux, et le rocher où nous nous trouvions semblait séparé de la terre et porté sur les nuages. Nous étions semblables à des naufragés flottant sur un radeau fragile au milieu d’une mer sans limites, suspendus en quelque sorte entre le double abîme du ciel et de l’Océan, et séparés seulement de la mer par le bois qui les porte. Jamais je ne ressentis plus vivement l’impression de la petitesse matérielle de l’homme dans l’immensité de l’espace.

Malgré la grandeur étrange et la solennité de ce spectacle, nous regrettions amèrement d’avoir gravi à grand-peine la montagne pour ne rien voir que cet immense brouillard, quand tout à coup nous poussâmes un cri de joie et d’admiration. En un clin d’œil, le voile qui nous entourait s’était déchiré comme par enchantement par cette large échancrure, le soleil nous apparut étincelant et radieux, et la magnifique chaîne du mont Blanc se dressa à nos yeux avec ses lignes grandioses et l’incomparable splendeur de ses neiges éternelles ! Les montagnes semblaient amoncelées les unes sur les autres ; elles allaient grandissant sans cesse, et au point culminant, au centre de cette chaîne, étendue de plus de vingt lieues, le mont Blanc, le roi géant des Alpes, s’élevait immense, solennel, plus beau, plus vaste, plus éblouissant que tout le reste. Dans le lointain se dessinaient vaguement, au milieu d’une vapeur brillante, l’Oberland, les cimes, du Jura et des montagnes du Dauphiné, et, si le brouillard ne fut demeuré impénétrable du côté du midi, nous eussions aperçu à l’horizon les grandes plaines de l’Italie. Apparition sublime et qui nous émut jusqu’au fond du cœur ! Devant de pareilles magnificences, l’âme s’exalte et s’élève plus haut que les plus hauts sommets, et, par delà les nuages et l’azur du ciel, elle arrive jusqu’au trône de Dieu pour célébrer sa grandeur et s’anéantir à ses pieds.

À plusieurs reprises, le voile de brouillard se ferma et se rouvrit devant nous, et après chacun des entr’actes de ce spectacle sans pareil, cette nature nous apparaissait plus belle et Dieu plus admirable dans ses œuvres. Entre la plaine et nous, le brouillard s’était presque dissipé ; seulement une vapeur bleuâtre et transparente flottait encore dans l’espace, comme dans une église une légère fumée d’encens, et nous apercevions à travers, au fond de la vallée, à une profondeur immense, les arbres qui nous paraissaient de petites plantes, et les villages qui nous faisaient l’effet de ces jouets de carton et de bois avec lesquels on amuse les enfants.

Quand nous eûmes rassasié nos yeux de toutes ces merveilles, réparé nos forces par la nourriture et le repos, et rafraîchi nos lèvres avec la neige des glaciers, mêlée au vin que nous avions apporté, nous quittâmes à regret ces hauteurs pour retomber dans l’horizon étroit et borné de la plaine, emportant comme souvenir de notre ascension, et en même temps comme preuve singulière et inattendue de l’universalité du déluge, quelques pierres marquées profondément de l’empreinte séculaire de poissons et de coquillages de mer, et, après quelques heures d’une descente qui fut moins effrayante et moins pénibles que nous ne l’avions pensé, nous nous trouvâmes le soir à Saint-Gervais, le corps et l’âme épuisés de fatigue et d’admiration.

Nous recommençâmes souvent, dans le cours de notre voyage, des expéditions de ce genre ; nous parcourûmes la célèbre vallée de Chamouny, décrite tant de fois, et que je ne décrirai pas une fois de plus. Nous visitâmes cette mer de glace, si prodigieuse, si effrayante avec ses vagues pétrifiées et ses grandes crevasses béantes d’un vert bleuâtre, où l’œil se perd dans des abîmes sans fond, d’où l’on entend sortir un bruit sourd et lointain comme celui d’un grand fleuve qui passerait en mugissant dans ses profondeurs. Nous visitâmes aussi le charmant glacier des Bossons, tout différent d’aspect, sans crevasses et sans bruits souterrains, éblouissant comme la neige, et dont les pyramides, bizarrement taillées par le caprice de la nature, ressemblent de loin à un peuple pâle et immobile de fantômes. Nous gravîmes enfin plusieurs pics élevés pour contempler la chaîne du mont Blanc sous tous ses aspects.

Une comparaison frappante et mélancolique se présente presque involontairement à l’esprit tandis qu’on opère l’ascension de ces grandes montagnes, et le bon saint François de Sales, qui aimait tant à se servir des objets que lui présentait la nature comme d’un point de départ pour s’élever à la contemplation des vérités éternelles, dut faire plus d’une fois cette réflexion en gravissant les hauteurs de sa chère Savoie.

Quand on part pour une ascension longue et périlleuse, on passe d’abord au milieu de riantes vallées, près du clocher connu et aimé du village on ne voit partout que verdure, fleurs aux doux parfums, spectacle aimable et plein d’espérance : le chemin est uni, la pente est insensible : ce n’est que le début du voyage. Peu à peu, la montée devient plus rapide, le chemin plus difficile. À mesure qu’on avance, la nature s’assombrit ; elle perd, morceau par morceau, ses charmes et ses enchantements ; la verdure s’en va, les fleurs passent avec leurs parfums ; bientôt les maisons du village et le clocher même qui les domine disparaissent aux regards. On avance toujours, et l’air devient plus rare, et les obstacles, les glaciers, les précipices se multiplient sous les pas du voyageur. Alors malheur à lui s’il n’a pas un bâton solide et ferré pour soutenir ses pas, des cordiaux pour réparer ses forces et un guide pour lui montrer le chemin ! Livré à lui seul, il courrait le risque de s’égarer sans retour, de rouler au fond d’un abîme ou de tomber sur le chemin, à bout de courage et de forces.

Il en est de même de cet autre voyage qu’on appelle la vie. Au début tout est riant, plein d’illusion, d’innocence et de foi naïve : c’est la joie sereine d’une belle et riante vallée. Mais avec les années, le calme, l’heureuse insouciance, la joie souvent et plus souvent encore l’innocence s’en vont : la vie prend chaque jour un aspect plus sévère et le chemin devient plus étroit et plus rude : les désillusions, les tentations, les luttes et les dangers arrivent et se multiplient ! C’est alors qu’au voyageur de la vie, comme à celui qui gravit la montagne, il faut un appui, un guide, un viatique. Cet appui nécessaire pour soutenir ses pas incertains, c’est la foi ; le guide, c’est l’Église ; le viatique, ce sont les sacrements, c’est l’eau de la vie éternelle où le chrétien se désaltère et se purifie, c’est la nourriture sacrée du pain et du vin eucharistiques. L’homme, qui ne peut rien sans ces divins secours, peut tout et triomphe de tout avec eux. Il évite les abîmes, il franchit tous les obstacles, et il arrive enfin, épuisé, mais victorieux, au sommet de la montagne, à cet endroit suprême où, prêt à quitter la terre et déjà tout proche de l’éternité, il aperçoit le monde à ses pieds dans un lointain confus, et, dominant désormais les nuages et les tempêtes, il n’a plus en face de lui que la sérénité profonde du ciel, la splendeur du soleil et la lumière inaltérable de Dieu, qui lui sourit et qui l’appelle !

Notre compagnon de voyage nous ayant rejoints à Chamouny, nous partîmes le 16 août pour le Simplon par Martigny et Sion. La route appelée dans le pays le Passage de la Tête-Noire qui conduit de Chamouny à Martigny, est de toute beauté par son aspect sauvage et les terribles accidents de la nature qu’elle traverse. On suit un étroit sentier qui s’élève rapidement entre une muraille de rochers à pic d’un côté, et, de l’autre, un affreux précipice, au fond duquel roule un torrent dont le lit rocailleux est encombré d’immenses blocs de pierre. On n’aperçoit de toutes parts que des masses énormes de rochers entassés et suspendus sur l’abîme, des forêts de sapins dont les uns, brisés par l’avalanche, maintiennent encore des quartiers de roc, tandis que d’autres semblent retenir les nuages suspendus à leurs branches, comme dans une plaine on voit les buissons tout chargés de la laine que les brebis ont laissée en passant. Toutes ces horreurs sont entremêlées, de place en place, de verdoyantes collines, de gazons frais et veloutés, et de chalets audacieusement fixés au flanc de la montagne à des hauteurs effrayantes.

Des croix de bois indiquent par moments la place où des voyageurs périrent victimes de leur imprudence ou d’événements supérieurs aux prévisions humaines. Les guides les montrent avec soin à ceux qu’ils conduisent, leçon muette de prudence plus éloquente que tous les discours.

Une de ces croix rappelle un malheur particulièrement touchant. Une pauvre femme et son enfant, qu’elle tenait dans ses bras, étaient sur le bord du précipice, attendant de la charité des passants et de la bonté de Dieu le pain de la journée : Dieu leur donna ce jour-là mieux que le pain quotidien. Une avalanche de rochers fondit du haut de la montagne et roula jusqu’au fond de l’abîme, entraînant avec elle la mendiante et son enfant. Bienheureux de mourir en même temps, car ils étaient l’un à l’autre tout leur amour en ce monde ! La mort ne les sépara point : ensemble ils remontèrent consolés vers le ciel ; car Dieu ne doit point demander un compte bien sévère à une mère qui voit pleurer, souffrir et mourir son fils, et la sainte vierge Marie, la Mère de douleur, dut intercéder pour elle et lui ouvrir le ciel, par sa toute-puissante prière.

À partir du point culminant de la route que je viens de décrire, la vallée s’élargit insensiblement, la poitrine se dilate, et le chemin descend rapide entre deux belles lignes de montagnes. Quand nous arrivâmes à cette heureuse descente, le jour commençait à baisser ; une douce brise s’élevait pleine de fraîcheur et de parfums, et le calme du soir se répandait sur toute la nature. Les rayons du soleil couchant n’éclairaient plus que les hauts sommets et nuançaient de mille teintes d’or, de pourpre et d’opale la neige des montagnes lointaines. Enfin ces derniers reflets s’éteignirent, l’astre du jour disparut dans une vapeur lumineuse ; l’ombre gagna, le silence vint. On n’entendait plus que le son argentin des clochettes pendues au cou des vaches, les mugissements des troupeaux qui désertaient le pâturage et les bêlements plaintifs des chèvres renfermées pour la nuit dans leurs étroites étables. Bientôt ces derniers bruits expirèrent ; nous restâmes seuls au milieu du silence, et pendant quelques instants nous marchâmes dans l’obscurité entre le soleil qui venait de disparaître et les astres de la nuit qui n’avaient point paru encore. Peu à peu les étoiles s’allumèrent au firmament et répandirent une pâle lueur sur les sommets neigeux de la Jung Frau et du mont Gemmhi, qui se dessinaient vaguement à l’horizon. La lune seule, qui était à son dernier quartier, manquait à ce tableau que je ne puis décrire, mais dont je me souviendrai toujours. Ô majesté sereine d’une belle nuit, calme souverain de la nature qui repose, silence inénarrable du soir et de la solitude, avec quelle éloquence vous parlez au cœur de l’homme de la grandeur de Celui qui vous a faits, et de quelles émotions religieuses vous remplissez l’âme de cette créature si petite et si grande que Dieu a tant aimée et pour laquelle il a disposé toute chose !

Martigny, où nous arrivâmes assez tard dans la soirée, n’a rien de remarquable que le grand souvenir historique et chrétien qui s’y rattache. Près de cette ville se trouve un champ de bataille où se livra, il y a plus de quinze cents ans, un combat fameux, unique dans l’histoire. On avait vu dans les siècles passés et l’on a vu depuis l’héroïsme d’une troupe de gens de cœur tenir en échec pendant des heures et des jours des armées innombrables ! On avait vu Léonidas et ses trois cents Spartiates défendre les Thermopyles contre les flots envahisseurs de l’armée des Perses, et mourir jusqu’au dernier pour la gloire et pour la patrie ! Mais ce qui était sans exemple, et ce qui l’a été depuis dans le souvenir et dans l’admiration des hommes, c’est le spectacle d’une armée entière, composée de six mille soldats forts, jeunes et courageux, d’une armée héroïque, connue dans tout te monde par sa valeur et ses victoires, se laissant égorger sans résistance depuis son commandant en chef jusqu’au dernier de ses soldats, pour obéir à Dieu et à son souverain. C’est le spectacle qu’offrit aux hommes stupéfaits et aux anges ravis le martyre de saint Maurice et de la légion thébaine qu’il commandait.

En ces lieux mêmes que nous foulions aux pieds campait cette légion bénie de Dieu, qui ne comptait que des chrétiens et des chrétiens fervents. C’est là qu’elle reçut de l’empereur Maximien cet ordre inique de mettre à mort les hommes, les femmes et les enfants qui refuseraient de sacrifier aux idoles ; c’est de là que Maurice, Candide et Exupère écrivirent à l’empereur, au nom de tous leurs compagnons déjà deux fois décimés, cette réponse incomparable qui a retenti jusqu’à nous à travers les siècles et qu’on ne peut relire sans que les yeux se remplissent de larmes d’admiration :

« Nous sommes vos soldats, seigneur, mais nous sommes serviteurs de Dieu ; nous vous devons le service militaire, à lui l’innocence ; vous nous donnez notre paie, il nous donné la vie. Nous ne pouvons vous obéir en renonçant à Dieu, notre créateur, notre maître et le vôtre, quand même vous ne le voudriez pas. Si vous ne nous demandez rien qui l’offense, nous vous obéirons comme nous avons toujours fait ; autrement nous lui obéirons plutôt qu’à vous. Nous avons prêté serment de fidélité à Dieu, avant de vous le prêter à vous-même : vous ne pourriez vous fier au second, si nous manquions au premier. Vous nous commandez de rechercher les Chrétiens pour les punir ; à quoi bon en chercher d’autres ? Nous voici ! nous confessons Dieu le Père et son Fils Jesus-Christ ! Nous avons vu égorger nos compagnons sans les plaindre, nous nous sommes réjouis de l’honneur qu’ils ont eu de souffrir pour Dieu. Ni cette extrémité ni le désespoir ne nous ont portés à la révolte : nous sommes armés et nous ne résistons pas, parce que nous aimons mieux mourir innocents que vivre coupables. »

Sentiments sublimes, admirable réalisation de cette grande parole de l’Évangile, qui a fondé, avec la liberté de l’âme chrétienne, le respect de l’autorité temporelle : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Précepte sacré, que bien des chrétiens oublient trop aujourd’hui, et sur lequel repose cependant le salut des sociétés et des empires. Oui, ces généreux soldats rendent à César leur vie, qui est à César, et ils gardent pour Dieu leur âme, qui n’appartient qu’à Dieu : les plus fermes à la fois et les plus obéissants des hommes ; fidèles à Dieu jusqu’à mourir plutôt que de l’offenser, fidèles à l’empereur jusqu’à mourir plutôt que de se servir de leurs armes contre lui. Maximien les fit égorger par d’autres légions : ils attendaient la mort à genoux, en silence, et tendirent la gorge aux bourreaux. Le sang coula par torrents et les cadavres s’élevèrent amoncelés sur cette terre que leur martyre a consacrée à jamais. Voilà comment les premiers soldats de Jésus-Christ mouraient et triomphaient de leurs persécuteurs. Il faut avouer que les soldats de la Réforme, qui prétendait revenir aux temps primitifs de l’Église, n’ont pas employé les mêmes procédés, pour assurer l’établissement de leur foi dans le monde ! Ils savaient bien que, si Dieu suffit à une œuvre divine, à une œuvre tout humaine il faut des moyens humains.

De Martigny, nous suivîmes la route qui mène au Simplon  ; je n’en parlerai pas car, si rien n’est plus varié que l’aspect des montagnes, rien n’est plus monotone que les descriptions qu’on en voudrait faire. Dieu, avec de la terre, des rochers, des sapins et de la neige, a fait des milliers de montagnes dont aucune ne se ressemble, comme avec des yeux, un front, un nez et une bouche, il a su varier à l’infini les visages humains. Mais l’homme ne peut pas plus rendre par des descriptions les nuances des montagnes que celles des visages. Telle est son impuissance, que ce que Dieu a fait de rien, il ne peut même pas le raconter, et, lorsqu’un écrivain a su, par labeur ou par génie, retracer dans un livre une image saisissante quoique bien affaiblie de ces merveilles de la création, c’en est fait, c’est un grand homme, et l’histoire le proclame immortel.

Nous gravîmes avec peine la route hardie et pittoresque du Simplon, et nous arrivâmes à l’hospice qui est au sommet, les vêtements et le visage tout mouillés par un nuage qui, montant avec rapidité le long de la montagne, nous avait enveloppés en passant et pénétrés de sa vapeur humide. Cet hospice est tenu par de bons religieux comme ceux du grand Saint-Bernard, qui se sont établis sur ces hauteurs pour offrir une hospitalité gratuite et tous les secours de la charité aux voyageurs qui traversent la montagne. Ils reçoivent tout le monde, pauvres et riches. catholiques et protestants, avec la même affabilité et les mêmes égards. Ils ne demandent rien à personne et n’acceptent même aucune rétribution de leurs soins. Seulement, dans leur modeste chapelle, un tronc reçoit la pièce d’or du riche ou l’obole du pauvre ; ces aumônes sont destinées à embellir l’autel où ces saints religieux viennent puiser chaque jour, devant un Dieu présent et sacrifié, le courage de se sacrifier à leur tour pour ces mêmes hommes que leur divin Maître a tant aimés.

C’est une grande douceur pour un catholique de retrouver partout où il passe les traces vivantes et aimantes de la sainteté de sa foi, et souvent, à la vue de ces institutions charitables de tout genre que l’Église a fondées partout où elle a été libre, son âme s’exalte, et il s’écrie en lui-même avec émotion :

« Ô sainte Église de Jésus-Christ, que vous êtes belle dans votre fécondité et dans votre charité ! Votre charité embrasse toutes les misères, toutes les infortunes, et votre fécondité, vraiment surnaturelle, vous donne des enfants d’amour et de sacrifice pour accomplir partout les œuvres de votre charité ! Depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, dans les campagnes comme dans les cités, au sommet des montagnes comme dans les îles des mers, près du chevet des malades comme dans le cachot des condamnés, vous avez mis partout des serviteurs volontaires, serviteurs passionnés de l’âme et du corps ; vous avez donné des soutiens, des amis, des frères et des sœurs, des pères et des mères à ceux qui n’en avaient pas ou qui n’en avaient plus ! vous avez placé vos religieux et vos prêtres, comme des sentinelles perdues, partout où l’homme peut passer avec ses vices ou ses misères, et c’est vous, ô tendre mère du genre humain, qu’on retrouve en tous lieux et qu’on retrouve souvent seule, non seulement au sommet neigeux des montagnes, dans les sables et les forêts des missions lointaines, mais dans les bagnes et les prisons, avec les lépreux, les esclaves et les fous, et là même où l’on ne trouve plus personne, si ce n’est le bourreau, sur le plancher de l’échafaud, près de l’assassin et du parricide.

Il faut être, ce me semble, bien aveugle ou bien prévenu pour ne pas reconnaître que, si la charité, c’est-à-dire l’amour ardent et désintéressé de Dieu et des hommes, se trouve quelque part ici-bas, c’est dans l’Église catholique, dans l’Église de saint Vincent de Paul et de saint François de Sales, dans l’Église des missionnaires, des Filles de la Charité et des Petites-Sœurs des pauvres. Or, si la charité est dans l’Église, Dieu y est aussi, car Dieu est charité, Deus charitas est, et là où est l’amour, là est Dieu, ubi charitas, ibi Deus.

En dehors de l’Église catholique il peut bien y avoir quelques gouttes de charité, parce qu’en dehors d’elle il peut y avoir quelques rayons de l’éternelle vérité. C’est ainsi que le protestantisme se ressent du céleste voisinage de cette Église, qu’il déteste, qu’il voudrait détruire, et à laquelle pourtant il doit les vertus et les vérités qu’il retient encore. Mais la source large, féconde et inépuisable de la charité, comme le foyer de la vérité, ne sont que dans la seute Église : c’est là que la chaleur et la lumière se tiennent étroitement embrassées comme en Dieu, parce que c’est là que réside Dieu, qui est toute la lumière et tout l’amour.


ii. milan.


Nous quittâmes l’hospice du Simplon, touchés et charmés de l’aimable et sainte hospitalité de ses religieux, et nous commençâmes à descendre la montagne du côté de l’Italie. Cette route est plus sauvage encore et plus belle d’horreur que celle de la Tête-Noire. On n’aperçoit partout que des gorges étroites et profondes, des rochers noirs, luisants, sillonnés de cascades blanches ou distillant une eau qui tombe lentement le long des pierres et des herbes pendantes, et qui donnent véritablement à ces rochers une apparence vivante et souffrante : vous diriez qu’ils suent et qu’ils pleurent. Au fond du ravin, un torrent verdâtre se fait péniblement un passage au milieu d’énormes blocs de pierre qu’il creuse, sous lesquels il disparaît par moments, et d’où il s’échappe avec un bruit lugubre. Plus on avance, plus le lit du torrent s’enfonce et se rétrécit : on dirait l’entrée des enfers.

Toutes les horreurs de cette nature sauvage accompagnent le voyageur jusqu’à l’entrée de l’Italie et se resserrent de plus en plus autour de lui comme pour le retenir prisonnier. Mais, à partir d’Ysselle, limite des deux pays, la scène change brusquement, et la route débouche bientôt dans la belle et spacieuse vallée de Domodossola, qui est comme le vestibule de l’Italie. Nous traversâmes rapidement cette vallée, poursuivis par la pluie qui nous empêchait d’en jouir, et le soir nous arrivâmes sur les bords du lac Majeur, dans la petite ville de Baveno.

Quand nous nous levâmes le lendemain, nous vîmes avec joie que la pluie de la veille avait fait place à un temps splendide, le soleil étincelait dans un ciel sans nuages. Nous nous hâtâmes de louer une barque pour aller visiter les Îles Borromées. C’était le jeudi 20 août, et c’est avec un sentiment particulier de reconnaissance envers Dieu que je me rappelle cette belle journée où il me fut donné de goûter et d’admirer, plus que je ne l’ai jamais fait peut-être, les magnificences de la nature.

La matinée était incomparable de beauté, le ciel d’un bleu métallique, transparent et profond, dont le ciel bleu de notre France ne peut donner une idée : en se rapprochant de l’horizon, cet azur se fondait insensiblement en jaune d’or. La silhouette des montagnes se dessinait sur ce fond d’or en un bleu de cobalt d’une pureté et d’une transparence admirables. Les collines plus rapprochées, qui s’élèvent en amphithéâtre aux bords du lac, étaient couvertes d’une verdure chaude, sur laquelle les villages et les maisons de campagne se détachaient vivement, blanches comme la neige et brillantes comme les étoiles. L’air miroitait partout à nos regards ; on eût dit un fluide lumineux dont l’œil avait peine à soutenir l’éclat. Non, rien ne peut exprimer l’effet de toutes ces beautés réunies quand le soleil du matin répand sur elles, sans les confondre, une poussière dorée qui donne à tous les tons, à l’eau, à l’air, à la verdure, aux lointains, une harmonie et une transparence indéfinissables !

Et toute cette scène de lumière et de splendeur incomparable, cette nature éblouissante, ces villas orientales, cet ardent soleil reflété par les eaux bleues de ce lac immobile, ces merveilles d’une nature enchantée, nous saisissaient tout sortants des glaciers du mont Blanc et des gorges du Simplon, tout imprégnés encore des frimas et des horreurs que nous venions de traverser ! Ce sont là de ces contrastes que Dieu ménage parfois à l’œil de l’homme, comme pour lui faire sentir plus vivement la magnificence de ses œuvres et la merveilleuse variété de sa création.

La barque qui nous berçait doucement nous conduisit d’abord à celle des Îles Borromées qu’on appelle l’Isola-Madre. Elle apparaît de loin comme une corbeille de verdure et de fleurs portée sur les eaux pures du lac. À mesure qu’on approche, on distingue des terrasses, des bois d’orangers, de lauriers et d’arbres les plus rares, qui poussent en plein vent, et qui de tous les points du monde semblent s’être donné rendez-vous dans ce séjour enchanté.

En abordant, nous nous trouvâmes au milieu d’aloès de palmiers, de cèdres du Liban, de vieux pins d’Écosse d’une hauteur prodigieuse, de lauriers blancs et roses, et de mille autres arbres de la Chine, du Japon, de l’Amérique, tous plantés sans ordre, presque au hasard, comme les arbres les plus communs dans un jardin anglais. Sur le gazon frais et uni des pelouses, des faisans se jouaient et ne songeaient pas à profiter de la liberté qui leur était laissée pour fuir une si ravissante prison.

L’Isola-Bella, voisine de l’Isola-Madre, a la réputation, comme son nom l’indique, d’être plus belle encore que sa sœur, mais d’une beauté qui a moins de charme à mes yeux parce qu’elle est moins naturelle ; l’art s’y fait partout sentir : il est vrai que c’est un art merveilleux. On y admire, outre un fort beau palais, des terrasses étagées et comme suspendues sur les eaux du lac, des grottes artificielles où croissent les palmiers, où le lierre et la vigne s’entrelacent et pendent en longues guirlandes de verdure. Nous remarquâmes surtout trois bois ravissants, l’un d’orangers en pleine terre, un autre de magnolias aux larges fleurs blanches et d’un parfum pénétrant, et le troisième de lauriers séculaires, dont quelques-uns ont plus de cinquante pieds d’élévation. Avant de quitter ces îles vraiment enchantées qui nous rappelaient les jardins d’Armide de la Jérusalem délivrée et ces contes orientaux des Mille et une Nuits, nous y cueillîmes quelques fleurs que nous emportâmes comme un souvenir. Le parfum de ces fleurs est tout particulier ; il en est de même de celui des fruits qu’on y cueille : les uns et les autres sont remplis et comme imprégnés de l’air, de la chaleur et du soleil de l’Italie.

J’ai retrouvé récemment une de ces fleurs dans un portefeuille de voyage : elle est toute desséchée et son parfum est évanoui mais le souvenir du lieu où je l’ai cueillie n’est ni évanoui ni desséché dans mon cœur ; il y a conservé toute la vie et toute la fraîcheur du premier jour.

Si notre admiration fut vive, elle dura peu et n’atteignit même pas la fin de la journée. Vers une heure de l’après-midi, nous partîmes à pied pour Arona, longeant les bords du lac et croyant trouver partout sur ses rives les mêmes impressions. Mais, soit que notre pauvre nature ne puisse soutenir un long enthousiasme, soit plutôt que la scène changeât réellement d’aspect à mesure que le cours du soleil déplaçait les ombres et que nous avancions dans notre voyage, le spectacle qui nous avait si fort émus le matin perdit insensiblement à nos yeux une partie de sa splendeur et de sa beauté : tant il est vrai que, dans l’ordre matériel aussi bien que dans l’ordre moral, il n’y a qu’un seul point de vue véritable, et qu’une fois ce point de vue déplacé, les choses même les plus dignes d’admiration perdent leur harmonie et leur charme ! Et c’est même (pour le dire en passant) ce qui explique les préjugés quelquefois invincibles, quoique bien grossiers, que nourrissent contre la vérité ceux qui ne la voient qu’à travers l’erreur dans laquelle ils sont nés et ont grandi.

Je crois aussi, en ce qui concerne la nature matérielle qu’elle paraît toujours plus belle au matin qu’au milieu du jour. Comme les créatures vivantes, les choses inanimées ont leur réveil qui est plein de charme ; la verdure est plus vive sous la rosée du matin, l’eau plus transparente, l’air plus léger et plus imprégné de vives senteurs ; le soleil, encore peu élevé au-dessus de l’horizon, donne aux ombres, avec une couleur plus transparente et plus douce, des formes plus longues, plus gracieuses et plus variées. Hélas ! il en est du matin d’un beau jour comme du matin de la vie ; tous les objets y apparaissent plus aimables et plus séduisants à travers le prisme brillant de la jeunesse : seulement la jeunesse de la nature venait tous les ans avec le printemps et tous les jours avec l’aurore, tandis que celle de l’homme brille un moment et s’éteint pour ne plus se rallumer… si ce n’est dans le ciel, au foyer de l’éternel amour !

Si nous ne trouvâmes pas dans la jolie ville d’Arona les spectacles splendides de la matinée, nous y goûtâmes d’autres émotions non moins douces, celles des souvenirs. C’est là, en effet, que naquit un des plus grands hommes, un des plus grands saints qui aient illustré l’Italie et l’Église, saint Charles Borromée, de haute et éternelle mémoire ; c’est là que, trois jours avant de retourner à Dieu, déjà mourant, il offrit, pour la dernière fois, le saint sacrifice de la messe. Le souvenir de ses premiers comme de ses derniers moments est donc lié à celui de cette humble ville, et il y est consacré par un monument certainement unique dans son genre, je veux parler de sa statue en bronze, qui s’élève au bord du lac et qu’on aperçoit de plusieurs lieues à la ronde.

Cet immense colosse domine tout le pays d’alentour, et nous étions encore assez loin d’Arona, que nous apercevions déjà la tête et les épaules du saint au-dessus des grands arbres qui l’avoisinent. Arrivés au pied de la statue, nous fûmes presque effrayés de sa hauteur : avec le piédestal de marbre qui la porte, elle est haute de cent trente-six pieds, c’est-à-dire un peu plus que la colonne Vendôme. On peut monter par un escalier intérieur jusque dans la tête du colosse, où douze personnes peuvent, dit-on, tenir assises en même temps. Malgré ces prodigieuses dimensions, l’aspect général ne choque pas, à cause de la parfaite proportion de toutes les parties. L’attitude du saint est à la fois majestueuse et recueillie ; sa tête est légèrement inclinée et retournée du côté de Milan, qu’il semble regarder avec une tendresse paternelle. Il tient un livre d’une main ; l’autre main, étendue, semble bénir cette heureuse contrée qu’il aima tant, où il fut aimé, et qu’il protège du haut du ciel.

Cette statue, élevée par les Borromée à la mémoire de leur immortel cardinal, aux acclamations du Milanais tout entier, est certainement le monument le plus gigantesque qui ait jamais été élevé par l’orgueil légitime d’une famille et d’un peuple à l’humilité d’un saint. Ceux qui l’ont fait faire ont voulu que sa grandeur répondît autant que possible à la grandeur des vertus et de la mémoire de l’homme céleste qu’elle représente, et ils ont pensé qu’ils ne pouvaient faire un plus noble emploi de leur fortune qu’en la consacrant à la glorification d’un serviteur de Dieu. Ils ont fait ainsi une application frappante et presque matérielle de cette divine parole de l’Évangile : « Celui qui s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé. »

Ils ont raison, du reste, famille et peuple, d’être fiers de leur saint, car il y en eut peu de plus grands dans l’Église. Quand on songe qu’il fut cardinal et archevêque à vingt-trois ans et qu’il mourut à quarante-six ans, après avoir accompli tant de grandes choses et des travaux auxquels la vie humaine la plus longue semble n’avoir pas dû suffire, on admire la puissance de Dieu dans les instruments bénis qu’il s’est choisis ici-bas. Saint Charles Borromée a été la plus éclatante réponse que l’Église ait faite aux prétentions impies de la Réforme. Lui aussi fut réformateur, mais en fils tendre et respectueux, en chrétien, en saint, et non pas en révolté.

À l’époque où il prit possession du siège épiscopal de Milan, Luther venait à peine de descendre dans sa tombe à la lueur sinistre de l’embrasement qu’il avait allumé dans le monde. Calvin, le second pape des réformés, dominait en maître, proscrivait, brûlait et réglementait les consciences à Genève. Henri VIII avait consommé son double divorce avec Rome et Catherine d’Aragon, et inauguré l’avènement de l’Église anglicane par cinq noces successives, suivies d’autant de répudiations ou de meurtres. De toutes parts, les peuples se soulevaient contre les princes, les princes contre l’Église, et tous noyaient leur réforme prétendue dans la débauche et dans le sang.

Saint Charles Borromée donna au monde d’autres exemples et s’y prit différemment pour réformer l’Église. Il commença par se sanctifier lui-même et par se retrancher jusqu’à l’usage légitime des choses permises, pour mieux en détruire l’abus autour de lui. Pendant les vingt-trois années que dura son épiscopat, il donna à l’Église et au monde le spectacle de l’austérité d’un anachorète au milieu de la richesse, de l’humilité dans les honneurs, d’une fermeté inébranlable jointe à la plus ardente charité, et de la soumission la plus absolue à l’autorité du Saint-Siège. L’immense fortune de cinq cent mille livres de revenu qu’il tenait de ses pères ne suffisait pas à ses aumônes et à ses bonnes œuvres ; il lui arriva de donner en un seul jour plus de quatre cent mille francs, et, dans d’autres circonstances, il vendit jusqu’aux meubles de son palais épiscopal pour en distribuer le prix aux indigents. Il donnait plus que sa fortune, il se donnait lui-même tout entier à son peuple bien-aimé. Quand cette peste, une des plus affreuses dont l’histoire ait gardé le souvenir désola Milan, on vit avec admiration le grand et saint archevêque multiplier les secours et les consolations, entraîner à sa suite, par son brillant exemple, tout son clergé sur ce terrible champ de bataille de la charité ; il allait par les rues et dans les maisons, administrant les mourants, leur prodiguant les soins de tout genre, plein de sollicitude pour leur corps comme pour leur âme, pensant à tout et à tous excepté à lui-même, opposant partout son immense charité à cette immense misère et mêlant à toutes ces larmes, à tout ce deuil, à toute cette épouvante d’une ville, la douceur divine et consolante du nom de Jésus-Christ.

Après avoir ainsi lutté contre le fléau avec une énergie surhumaine, il acheva de le vaincre par la sublime opiniâtreté de ses prières. À la tête d’une procession suppliante, suppliant lui-même, la corde au cou, les yeux pleins de larmes, les pieds nus et tellement déchirés par les cailloux du chemin qu’ils laissaient partout des traces sanglantes, il parcourut la ville entière, s’offrant à Dieu en victime expiatoire pour le salut de son peuple : il priait, il pleurait, et la population émue pleurait et priait avec lui : ce n’étaient partout que cris, gémissements et lamentations. Dieu écouta enfin les larmes de ce bon pasteur et de ce troupeau desolé, et la peste s’éloigna de Milan, laissant le saint archevêque plus grand, plus chéri plus admiré et plus humble que jamais.

Aussi énergique que charitable, il ne laissait subsister aucun abus et les poursuivait tous, même au péril de sa vie. Luther, donnant un exemple que tous les révolutionnaires ont suivi depuis, pour détruire les abus, avait détruit les institutions : saint Charles ne détruisit rien et réforma tout. À son exemple et par ses soins, les mœurs du clergé redevinrent plus saintes et plus austères qu’auparavant ; la chasteté, l’obéissance, l’esprit de pauvreté, rentrèrent dans les cloîtres et dans les monastères où le relâchement s’était introduit. Enfin, pour prévenir le retour des abus qu’il avait réformés, ce grand homme fonda le premier dans son diocèse des écoles pour former les jeunes gens au sacerdoce, et, réalisant le vœu du concile de Trente, il institua la grande œuvre des séminaires, institution admirable, base nécessaire de l’édifice catholique, sur laquelle repose désormais le salut du clergé et par conséquent de l’Église, et qui, du diocèse de Milan, se répandit avec rapidité dans tout le monde chrétien.

Au milieu de tous ces travaux et des soins d’un immense diocèse, saint Charles donnait à la prière et à la méditation la plus grande part de sa vie. Il faisait six heures d’oraison chaque jour, souvent huit, et passait presque toutes ses nuits en prières. Ses austérités devenaient plus rigoureuses à mesure qu’il approchait du terme de son voyage ici-bas, et cet archevêque, ce prince de l’Église, vivait comme saint Antoine au désert. Il ne mangeait que du pain et ne buvait que de l’eau ; il dormait trois ou quatre heures chaque nuit, étendu sur des planches que recouvrait un morceau de toile.

Les derniers jours de sa vie furent admirables ; jamais on ne vit plus d’énergie et de vertu, plus de mépris de soi-même et d’amour de Dieu. Les bords du lac Majeur, où nous nous trouvions, en furent les heureux témoins. Il était venu, selon sa coutume de tous les ans, faire une retraite dans une maison religieuse appelée le Mont-Varelle, située sur le bord du lac. Averti sans doute de sa fin prochaine, il passa les jours de cette retraite dans un recueillement plus profond encore que de coutume. Le cinquième jour, cet homme angélique qui, dès son enfance, avait toujours été fidèle à Dieu et avait conservé l’innocence baptismale, fit sa confession générale avec un cœur brisé de douleur et un tel torrent de larmes, que son confesseur lui-même ne put s’empêcher de pleurer. Il s’y était préparé la nuit précédente en demeurant huit heures à genoux, sans s’appuyer, immobile et comme ravi en extase. Dès lors, il parut plus que jamais abîmé en Jésus-Christ et complètement détaché des choses du monde. En disant la messe, il était tellement pénétré de Dieu et les larmes lui tombaient des yeux en telle abondance, qu’il lui fallait interrompre le saint sacrifice pour les essuyer : son visage, transfiguré, paraissait alors éclatant de lumière.

Ce fut le 24 octobre 1884, à la fin de cette retraite, qu’il ressentit les premiers symptômes de la maladie qui devait lui ouvrir le ciel. Il fallut l’ordre de son confesseur pour qu’il consentît à adoucir un peu ses austérités ; il permit qu’on fît cuire son pain dans de l’eau pure et qu’on mît un peu de paille sur les planches où il couchait. La fête de la Toussait approchait : il voulait la passer à Milan, et, malgré ses souffrances, il se mit dans une barque et partit. Il passa par Canobbio et par Ascone, disant la messe chaque matin, quoiqu’il fût déjà si faible, qu’il ne pouvait se relever seul après les génuflexions, s’occupant de bonnes œuvres et trouvant encore dans sa grande âme la force de prêcher le peuple de ces petites villes.

Forcé par les médecins de ralentir sa marche, il dut s’arrêter, la veille de la Toussaint, à Arona, lieu de sa naissance, et ce fut là qu’il passa le jour de la fête. Tout dévoré qu’il était par la fièvre, il se leva vers deux heures du matin, resta en oraison jusqu’au jour puis il récita son office, se confessa, ce qu’il faisait tous les jours, et dit la sainte messe à sept heures. Ce fut la dernière fois ; le lendemain, jour des Morts, sa faiblesse s’était tellement accrue, qu’il dut y renoncer. Néanmoins il se fit porter à l’église pour assister au saint sacrifice et y communia avec une grande ferveur ; puis il se mit dans une barque et partit pour Milan.

Quel spectacle attendrissant et solennel que celui de ce grand cardinal, de ce saint archevêque mourant, porté sur les eaux tranquilles de ce beau lac Majeur, dans une petite barque, au milieu de pauvres bateliers qui l’appelaient leur père, avec lesquels il se plaisait encore à réciter des prières, auxquels il parlait de Dieu avec tant de piété et d’amour, qu’ils pleuraient tous en l’écoutant ! Il semble vraiment que les eaux du lac aient retenu quelque chose du charme et de la majesté de ce grand serviteur de Dieu, et que ses flots si paisibles, en venant doucement expirer sur la rive, murmurent encore le nom de saint Charles Borromée.

Nous quittâmes à regret cette petite ville d’Arona, où la mémoire du saint archevêque est si vivante, et dès que nous fûmes à Milan, nous courûmes à la cathédrale, où se trouve son tombeau. C’est là, en effet, qu’il rendit son âme à Dieu, le 4 novembre 1864, deux jours après avoir quitté Arona. Il mourut, selon son désir, dans la cendre et dans le cilice, comme saint Ambroise, son illustre prédécesseur, calme, radieux et souriant au milieu des lamentations de ses serviteurs et de ses prêtres, accourus en foule pour recevoir ses dernières bénédictions.

On l’enterra, selon ses ordres, dans son église cathédrale, au bas des degrés qui montaient au chœur, dans l’endroit le plus foulé aux pieds. C’est là que, depuis près de trois siècles, on vient de tous les points de la chrétienté vénérer les restes de ce grand homme ; c’est là que, par son intercession, furent obtenus, dès le lendemain de sa mort, de si éclatants et si nombreux miracles, que l’Église entière ne tarda pas à le proclamer saint par l’autorité du souverain Pontife ; c’est là, dans l’humble caveau où repose sa dépouille sacrée, que nous vînmes à notre tour nous agenouiller avec une émotion profonde, et demander à Dieu, qui fait les saints, d’envoyer à son Église de nouveaux Charles Borromée.

La cathédrale de Milan, que nous visitâmes dans tous ses détails, est digne du grand tombeau qu’elle abrite : elle nous parut d’une beauté et d’une magnificence sans pareilles. Elle est tout entière en marbre éblouissant de blancheur, et, en quelques endroits seulement, doré par le soleil qui semble l’avoir pénétré de ses rayons. L’intérieur est immense ; il renferme trois nefs ; toutes les fenêtres sont ornées de riches vitraux qui répandent dans l’édifice une teinte de recueillement et de mélancolie indéfinissable. Mais c’est du haut de la cathédrale que le spectacle dépasse toute idée et défie toute description. On marche au milieu d’une forêt de pics, de pyramides en marbre blanc, sculptés à jour ; on s’égare au milieu d’une multitude de statues de toutes dimensions, travaillées avec un soin et un art infinis, et qui, les yeux baissés ou levés au ciel, semblent fixées dans l’immobilité de l’extase. Notre guide nous assura que ces statues sont au nombre de huit mille. La cloche la plus haute, que couronne une statue de la sainte Vierge, semble vraiment percer à nue et se meut sensiblement sous le souffle du vent. De cette hauteur, la vue est très étendue et très belle ; mais l’œil se reporte invinciblement sur cette dentelle de marbre et sur ce peuple de statues d’anges et de saints qui vous entourent de toutes parts comme si l’on était déjà au paradis. Ce spectacle est, je crois, unique dans son genre, et il vaudrait à lui seul le voyage de Milan.

Il est néanmoins à Milan une autre église que nous allâmes visiter après la cathédrale et qui nous émut plus profondément encore, une église bien antique de style, bien humble d’apparence, sans ornements, sans beauté, mais où vivent les plus grands, les plus sublimes souvenirs : c’est l’église Saint-Ambroise, un des lieux les plus vénérables de tout le monde catholique. En posant le pied sur ce seuil à jamais sacré, de quelles émotions le chrétien sent son âme remplie ! Quel passé ces vieux murs, cette chaire antique, ce pavé même, évoquent et ressuscitent dans son cœur ! Là vécurent, prièrent et pleurèrent les plus grands hommes qui aient honoré l’Église et le monde, saint Ambroise, le grand évêque, et Théodose, le grand empereur, saint Augustin, l’incomparable modèle des pêcheurs convertis, et sainte Monique, l’exemple de toutes les mères chrétiennes. Quels noms ! quelles figures ! quels souvenirs. C’est là, c’est dans cette humble église, que ces augustes personnages accomplirent les plus grands événements de leur passage en ce monde et les plus touchants aussi dont l’histoire ait gardé le souvenir.

C’est à ce seuil même que se tenait saint Ambroise, entouré de quelques prêtres et de jeunes enfants, désarmé selon les hommes, mais fort de la toute-puissance et de la majesté de Dieu, quand il osa refuser à Théodose coupable l’entrée de la maison du Seigneur. Ô misère de l’homme ! Ce même Théodose, ce grand, ce doux empereur qui s’écriait en délivrant des condamnés le jour de Pâques : « Plût à Dieu qu’il fût en mon pouvoir de ressusciter les morts ! » ce souverain magnanime qui, récemment, avait reconquis l’Occident sur l’usurpateur Maxime et qui l’avait rendu à Valentinien sous la seule condition de ne point persécuter l’Église ; ce prince chrétien et miséricordieux qui, la veille encore, étonnait l’univers, en pardonnant à la villte d’Antioche, coupable d’avoir, dans une sédition, brisé et outragé de mille manières ses statues, et qui répondait, les yeux pleins de larmes, au saint évêque Flavien lui demandant grâce pour son troupeau : « Qu’y a-t-il de merveilleux qu’un homme pardonne à des hommes, ses frères, quand Jésus-Christ, le Maître du monde, crucifié par les Juifs, demande pardon à son Père pour ses bourreaux ? Allez, mon père, retournez au milieu de votre peuple, rendez le calme à la ville d’Antioche ; elle ne sera rassurée, après une si violente tempête, qu’en revoyant son pilote. » C’était ce même Théodose qui venait de jeter la terreur dans l’empire et la consternation dans l’Église par le massacre de Thessalonique. Indigné d’une sédition dont le motif était infâme et qui avait coûté la vie aux magistrats et au gouverneur de la ville, il avait résolu et prononcé l’arrêt de mort de la population tout entière, et tous les habitants de cette malheureuse cité, hommes, femmes et enfants, au nombre de sept mille, avaient été égorgés jusqu’au dernier.

À cette nouvelle, la douleur de saint Ambroise avait été sans bornes, il avait interdit à Théodose l’entrée du temple divin, et, comme Théodose insistait, en rappelant l’exemple de David, auquel Dieu avait pardonné sa faute, le saint évêque lui avait répondu : « Vous l’avez imité dans son crime, imitez-le dans sa pénitence. »

Exemple admirable de sainte audace de la part du pontife, de sainte soumission de la part du souverain  ! Le maître du monde, le successeur de ces fous couronnés qui se faisaient adorer comme des dieux, et dont les infâmes caprices couvraient la terre d’incendies, de sang et de supplices, l’empereur romain, pour tout dire en un mot, recula devant la parole désarmée du prêtre de Jésus-Christ. Il s’inclina sous l’arrêt du pontife, s’abstint pendant huit mois d’approcher de l’église, et passa tout ce temps dans la pénitence et les larmes.

Quand la fête de Noël approcha, son affliction et ses pleurs redoublèrent. Enfin, le plus familier de ses courtisans, lui en ayant demandé la cause, l’empereur lui dit :

« Je pleure quand je considère que le temple de Dieu est ouvert aux esclaves et aux mendiants, tandis qu’il m’est fermé, et le ciel par conséquent car je me souviens de la parole du Seigneur : « Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux. »

Ruffin lui dit : « Je courrai, si vous voulez, à l’évêque, et je le prierai tant, que je le persuaderai de vous absoudre.

— Vous ne le persuaderez pas, répondit l’empereur ; je connais la justice de sa censure, et le respect de la puissance impériale ne lui fera rien faire contre la loi de Dieu.

Ruffin insista et promit de convaincre Ambroise.

« Allez donc vite, dit Théodose.

Et, se flattant de l’espérance que Ruffin lui avait donnée, il le suivit de près. Ambroise, à la vue de Ruffin, lui reprocha son audace de venir intercéder pour le pardon d’un crime dont il avait été l’auteur par ses conseils.

Et, comme Ruffin redoublait ses instances, ajoutant que l’empereur allait arriver lui-même, le saint évêque s’écria :

« Je vous avertis, Ruffin, que je l’empêcherai d’entrer dans le vestibule sacré ; mais s’il veut changer sa puissance en tyrannie, je me laisserai égorger avec joie. »

L’empereur était déjà dans la grande place de Milan quand on vint lui annoncer cette résolution de saint Ambroise. Néanmoins il continua sa marche en disant :

« J’irai et je recevrai l’affront que je mérite. »

Arrivé près de l’église, il n’y entra point, mais alla trouver le saint évêque, qui l’attendait, assis dans la salle d’audience, et le pria de lui donner l’absolution. Ambroise lui dit avec force que se présenter ainsi dans le lieu saint, c’était s’élever contre Dieu même et fouler aux pieds ses lois.

« Je les respecte, répondit humblement Théodose, et je ne veux point pénétrer contre les régles dans l’enceinte sacrée ; mais je vous conjure de me délivrer des liens du péché, en considérant la clémence de notre Maître commun, et de ne pas me fermer la porte qu’il a ouverte à tous ceux qui font pénitence.

— Mais, reprit Ambroise, quelle pénitence avez-vous donc faite après un tel péché ? Par quels remèdes avez-vous guéri les plaies de votre âme ?

— C’est à vous, dit l’empereur, de m’apprendre ce que je dois faire, et à moi de l’exécuter.

Alors saint Ambroise lui dit que, puisqu’il n’avait écouté que sa colère dans l’affaire de Thessalonique, il devait, pour toujours, mettre un frein à cette passion téméraire et furieuse, et ordonner, par une loi, que les sentences de mort et de confiscation ne recevraient désormais leur exécution que trente jours après avoir été prononcées, pour donner à la raison le temps de revenir sur ce qu’aurait dicté la colère.

Théodose accepta cette condition sublime que le ministre de Dieu mettait à son pardon, et, faisant aussitôt écrire cette loi, la signa de sa main.

Alors saint Ambroise lui donna l’absolution publique, et Théodose purifié entra dans la basilique. Là, en présence de tout le peuple assemblé, il dépouilla ses ornements impériaux, se prosterna sur le pavé et l’arrosa longtemps de ses larmes, en répétant les paroles de David : « Adhœsit pavimento anima mea : vivifica me secundum verbum tuum[8]. »

Spectacle sublime, inouï dans l’histoire, d’une telle humilité dans une telle puissance ! Admirable leçon de soumission à Dieu et à son Église donnée au monde par le Maître du monde ! Temps dignes d’envie, où les âmes fortement trempées, après de pareils crimes, étaient capables de pareilles expiations ! où l’Église, plus grande et plus forte que tout le reste, remportait sur les victorieux ces saintes et pacifiques victoires ! Théodose se releva de la poussière du temple pardonné devant les hommes comme devant Dieu, et la postérité se demande encore quel fut dans ce jour mémorable le plus grand, de l’évêque qui imposa cette pénitence au souverain, ou du souverain qui l’accepta.

De ce jour, l’amitié déjà si tendre de Théodose et de saint Ambroise devint plus forte que la mort, et quand la dépouille mortelle du grand et pieux empereur revint une dernière fois dans cette basilique témoin de son immortel repentir, saint Ambroise en rappela le souvenir à la foule qui pleurait, par ces touchantes paroles  :

« J’ai aimé ce héros qui a pleuré publiquement un péché que d’autres lui avaient fait commettre par artifice, qui l’a pleuré tous les jours de sa vie ! Il venait de remporter une victoire éclatante dans la guerre la plus juste qui fût jamais, et cependant il s’abstint, pendant quelque temps, de la participation aux saints mystères, pour ne pas présenter à l’autel des mains teintes de sang. J’ai aimé ce héros miséricordieux et clément, et c’est pourquoi je le pleure du fond de mes entrailles. J’ai aimé ce héros ; mes prières et mes larmes ne cesseront point d’être offertes au ciel pour qu’il soit introduit sur la montagne sainte du Seigneur, dans la véritable terre des vivants ! » Ces scènes sublimes, cette lutte de sainte audace et de soumission, cet empereur prosterné sur le pavé du temple, ces gémissements d’un saint sur son illustre ami, eurent pour témoins ces voûtes antiques, sous lesquelles nous nous tenions silencieux et comme oppressés par la majesté de tels souvenirs. Mais ce n’est pas tout. Et combien d’autres grandes et saintes figures la vieille basilique n’évoque-t-elle pas dans les âmes !

C’est là en effet qu’eut lieu, en l’année 386, la translation des reliques de saint Gervais et de saint Protais, ces deux frères jumeaux, martyrs et fils de martyrs, dont la dépouille reposait ignorée depuis près d’un siècle, et dont le souvenir même s’était presque complètement perdu dans l’Église.

Les circonstances de la découverte miraculeuse de ces reliques et de leur translation sont si frappantes et portent des caractères si évidemment surnaturels, que je ne puis résister au désir de les rappeler ici. L’histoire de l’Église est pleine de ces faits admirables, qu’on oublie ou qu’on néglige trop, car il est impossible de les admettre sans croire en Jésus-Christ, et il est impossible de les nier sans accuser de mensonge ou de folie le témoignage authentique des plus saints des hommes, c’est-à-dire sans détruire le fondement de toute certitude historique. Voici donc ce que raconte saint Ambroise et ce que redisent, après lui, les voûtes sacrées de sa basilique.

C’était en l’an 386, alors que le saint évêque était en butte aux persécutions de l’impératrice Justine. Au fort même de la persécution, saint Ambroise avait consacré cette basilique, récemment construite, et le peuple chrétien lui demandait d’en faire la dédicace, comme il avait fait précédemment pour la basilique romaine, qu’il avait dédiée aux saints apôtres.

Saint Ambroise avait répondu « Je le ferai si je trouve des reliques des martyrs » ; et, dès ce moment, il se sentit comme un instinct prophétique qu’il en trouverait bientôt. En effet, Dieu lui révéla en songe que les corps de saint Gervais et saint Protais reposaient ensevelis et inconnus dans la basilique de Saint-Félix et de Saint-Nabor. Malgré les appréhensions de son clergé, il fit solennellement creuser le sol à l’endroit que Dieu lui avait désigné on trouva d’abord les signes révélés, sans doute quelques palmes gravées ou quelque instrument de supplice ; puis on découvrit dans un sépulcre deux hommes étendus, d’une taille au-dessus de l’ordinaire, les ossements entiers, beaucoup de sang, la tête séparée du corps. On les recueillit avec respect, et on les transporta vers le soir à la basilique de Fauste, où le peuple afflua pour les voir et les vénérer. Alors les vieillards se ressouvinrent d’avoir ouï autrefois les noms de ces martyrs, et lu l’inscription de leur tombeau. Le lendemain, les reliques furent transférées à la basilique ambroisienne, dont je raconte l’histoire.

Dans ce temps-là, vivait à Milan un aveugle nommé Sévère, connu de toute la ville, et dont la vue était perdue depuis plusieurs années. Ayant appris le sujet de la joie publique, dont il entendait les bruyantes manifestations, il sortit aussitôt, confiant en Dieu, se fit conduire sur le passage des corps saints, et obtint qu’on le laissât approcher des martyrs et toucher d’un linge le brancard où ils reposaient. Dès qu’il eut appliqué ce linge sur ses yeux, ils furent ouverts à l’instant même comme ceux de l’aveugle de Jéricho, et il put retourner chez lui sans guide. Ce miracle s’accomplit en présence d’un peuple immense qui fut témoin de la guérison de Sévère, après avoir été pendant plusieurs années témoin de son infirmité. Sévère se consacra tout entier au Dieu puissant qui l’avait guéri et passa le reste de ses jours à prier dans la basilique ambroisienne, près des corps des saints martyrs. Il vivait encore au temps où Paulin, l’historien de saint Ambroise, écrivit la vie de ce grand évêque.

La translation des reliques de saint Gervais et de saint Protais fut signalée par un grand nombre d’autres miracles des possédés furent délivrés, des malades guéris par le seul attouchement des vêtements qui recouvraient les martyrs : on jetait des habits et des linges sur leurs corps sacrés, et on les gardait précieusement comme des remèdes contre les maladies à venir. Saint Ambroise atteste lui-même tous ces faits dans les sermons qu’il adressa au peuple, et dans la lettre qu’il écrivit il sainte Marcelline, sa sœur, à cette occasion.

Ces événements miraculeux eurent un immense retentissement dans tout le monde chrétien, et voici comment les raconte à son tour, après saint Ambroise et Paulin, un témoin oculaire, témoin illustre s’il en fût jamais, dans un des plus beaux livres sortis du cœur et de l’esprit humain

« Justine, mère de l’empereur Valentinien, séduite par l’hérésie des Ariens, persécutait votre Ambroise. Le peuple fidèle passait les nuits dans l’Église, prêt à mourir avec son évêque, votre serviteur ; et ma mère, votre servante, voulant des premières sa part d’angoisses et de veilles, n’y vivait que d’oraisons… Alors, pour préserver le peuple des ennuis de sa tristesse, il fut décidé que l’on chanterait des hymnes et des psaumes, selon l’usage de l’Église d’Orient, depuis ce jour continué parmi nous, et imité dans presque toutes les parties de votre grand bercail.

« C’est alors que vous révélâtes en songe à votre évoque le lieu qui recélait les corps des martyrs Gervais et Protais. Vous les aviez conservés tant d’années à l’abri de la corruption, dans le trésor de votre secret, sachant le moment de les produire pour mettre un frein à la fureur d’une simple femme, mais d’une femme impératrice. Retrouvés et exhumés, on les transfère solennellement à la basilique épiscopale, et les possédés sont délivrés des esprits immondes, de l’aveu même de ces démons ; et un citoyen très connu, aveugle depuis plusieurs années, demande et apprend la cause de l’enthousiasme du peuple il se lève, il prie son guide de le conduire à ces pieux restes. Arrivé là, il est admis à toucher avec un mouchoir au cercueil où reposaient ces morts saints et précieux à votre regard. Il touche, porte le linge à ses yeux ses yeux s’ouvrent. Le bruit en court sur l’heure ; tout s’anime du vif éclat de vos louanges ; et le cœur de la femme ennemie, sans être rendu à la santé de la foi, n’en fut pas moins réprimé dans ses fureurs de persécution[9]. »

Ce témoin, dont l’autorité vient ainsi confirmer celle de saint Ambroise, c’est saint Augustin, et le livre est celui des Confessions.

Le souvenir de saint Augustin est, en effet, lié aussi étroitement que celui de Théodose au souvenir de saint Ambroise ; il vit dans cette admirable église où je m’arrête depuis si longtemps, et que je ne puis me résoudre à quitter encore ; et je l’avouerai même, c’est de tous les grands souvenirs qu’elle renferme celui qui me touche et m’émeut davantage. Comment en pourrait-il être autrement ? Saint Augustin est le modèle des pénitents, la plus douce espérance des pécheurs convertis. Il est le plus aimable, et, si je puis ainsi parler, le plus consolant des saints ; car nul n’aima Dieu davantage après l’avoir plus outragé.

Tout le monde connaît ce tableau d’Ary Scheffer, admirable traduction de la plus admirable page des Confessions, qui représente saint Augustin et sainte Monique méditant sur le bonheur du ciel. Ils sont assis auprès d’une fenêtre entr’ouverte qui laisse apercevoir la mer et le firmament. Une des mains d’Augustin repose dans celles de sa mère. Leur regard profond semble percer le voile de la création et contempler par delà l’espace et le temps les mystères de l’éternité. Il y a plus de méditation dans l’expression de saint Augustin, plus d’extase dans celle de sainte Monique on y sent l’approche de la délivrance, mais on y sent aussi que, malgré ces nuances, leurs deux âmes sont également pleines de Dieu, et qu’elles sont unies et confondues dans la même pensée, dans la même foi, dans la sainteté du même amour.

Tels étaient Augustin et Monique alors qu’ils s’éloignaient de Milan, lui pour retourner en Afrique, elle pour retourner au ciel. Mais qu’ils étaient bien différents quand ils arrivèrent dans la ville de saint Ambroise, et quand, pour la première fois, ils entrèrent dans sa basilique ! Monique était déjà sainte Monique ; mais elle était encore dans la douleur de ce long enfantement de son Augustin à la grâce, enfantement qui se prolongea près de vingt ans dans la prière et dans les larmes. Lui, infidèle, incrédule, impudique, ne cherchait que la gloire humaine, les plaisirs des sens et les applaudissements des écoles. Quand il entra dans l’église d’Ambroise et qu’il vint s’asseoir au pied de sa chaire, il était attiré, non par le désir d’entendre parler de Dieu, mais par le charme de l’éloquence du saint évêque. C’était l’homme qu’il cherchait au lieu de l’homme, il trouva le saint, et par delà le saint il trouva Jésus-Christ. À son insu et comme malgré lui, les discours d’Ambroise l’émurent, ébranlèrent son incrédulité, détruisirent peu à peu ses erreurs et ses préjugés, et, quand il sortit de cette église où la grâce de Dieu était venue au devant de lui, l’enfant ingrat qui ne voulait pas aller au-devant d’elle, si son cœur n’était pas encore converti, son esprit était déjà convaincu ; la vérité lui était apparue, elle le poursuivait, elle était prête à le saisir, et quand, dans ce jardin des derniers combats, sous ce figuier devenu célèbre, Dieu lui eut jeté, au milieu de ses agitations et de ses larmes, cette dernière parole, ce mot magique et suprême d’encouragement et d’amour, tout fut dit, tout fut accompli ; il prit, il lut, et se releva, heureux vaincu de la grâce, heureux vainqueur de la chair, dans la possession calme et pleine de lui-même et de la vérité.

On montre encore dans l’église de saint Ambroise l’endroit où se tenait l’illustre évêque pour parler au peuple, et celui où se pressaient les fidèles pour entendre la parole de Dieu ; et, en contemplant la vieille basilique, je me disais avec une émotion profonde « C’est donc là, c’est à cette même place où je me trouve aujourd’hui, que se tenait Augustin encore retenu dans les langes du péché, écoutant avec un trouble inconnu les célestes discours de saint Ambroise, les yeux fixés sur lui, suspendu à ses lèvres et goûtant, avec le charme de son éloquence, les trésors de lumière et de grâce qui découlaient de la bouche et du cœur de l’apôtre ! C’est là que sainte Monique priait pour la conversion de son fils, épiant sur sa physionomie l’impression des paroles d’Ambroise, et poursuivant en quelque sorte sa proie tant aimée avec une sublime opiniâtreté ! Et c’est là enfin, dans cette même église, que, quelques mois plus tard, après cette retraite qui suivit sa conversion, Augustin revint, avec son fils Adéodat et son ami Alypius, recevoir le baptême des mains de son Ambroise ! Moment solennel, que celui où le grand évêque de Milan reçut dans la société des enfants de Dieu le futur évêque d’Hippone ! Avec quelle émotion il dut bénir cet enfant prodigue dont il entrevoyait sans doute les grandes destinées, et qui, revenu de si loin au bercail, devait à son tour devenir un si divin pasteur ! Quelles actions de grâces il dut rendre au Seigneur, lui si tendre et si fort amoureux du salut des âmes, qu’au tribunal de la pénitence il pleurait plus abondamment en écoutant les fautes des pécheurs que les pécheurs eux-mêmes en les lui racontant ! avec quelle tendre allégresse il mêla ses larmes à celles de sainte Monique et bénit cette mère incomparable qui, après vingt ans de combats, avait enfin reconquis son fils ! Désormais la sainte femme avait accompli sa mission sur la terre. Son fils était chrétien ; le pêcheur Augustin n’était plus, et déjà saint Augustin avait commencé ! Elle pouvait lui dire dans l’effusion de sa tendresse et de sa foi « Mon fils, en ce qui me regarde, rien ne m’attache plus cette vie. Qu’y ferai-je ? Pourquoi y suis-je encore ? J’ai consommé dans le siècle toute mon espérance. Il était une seule chose pour laquelle je désirais séjourner quelque peu dans cette vie, c’était de te voir chrétien catholique avant de mourir. Mon Dieu me l’a donnée avec surabondance, puisque je te vois mépriser toute félicité terrestre pour le servir que fais-je encore ici ? »

Elle mourut, en effet, peu de temps après à Ostie en retournant de Milan à Carthage. Toujours forte, toujours sainte et sublime jusque sa dernière heure, elle disait à ceux qui la plaignaient de mourir en pays étranger, loin de sa ville natale : « Rien n’est loin de Dieu, et il n’est pas à craindre qu’à la fin des siècles il ne reconnaisse pas la place où il doit me ressusciter. » Au moment d’expirer, elle dit encore à ses fils : « Laissez ce corps partout et que tel souci ne vous trouble pas. Ce que je vous demande seulement, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur partout où vous serez. »

C’est ainsi qu’elle s’endormit dans les bras de son Augustin et dans la paix de son Dieu, modèle accompli de l’épouse, de la mère, de la femme chrétienne. Et maintenant que j’ai raconté les grands souvenirs qui se rattachent à vous, il faut que je vous dise adieu, église vénérable de saint Ambroise et de Théodose, de saint Augustin et de sainte Monique Da même qu’après vous avoir visitée dans mon rapide voyage, je m’éloignai de vous avec peine, ma plume en ce moment ne vous abandonne qu’à regret ! Du moins, vous serez toujours présente à mon souvenir. Ô voûtes sacrées qui avez abrité ces grands hommes, murailles antiques qui les avez vus pleurer, se réjouir et prier, pavé du sanctuaire sur lequel ils se sont agenouillés et dont leur front a touché la poussière, puissiez-vous, défendus par ces puissants protecteurs contre l’injure du temp, vivre jusqu’à la fin des siècles, et redire d’âge en âge aux générations fidèles ce que vous nous avez dit à nous-mêmes, les merveilles de miséricorde, de repentir et d’amour dont vous fûtes les témoins !

Avant de poursuivre notre voyage, nous voulûmes aller visiter la célèbre Chartreuse de Pavie, qui se trouve à quatre ou cinq lieues de Milan. L’église en est merveilleuse, et passe, avec raison, pour une des plus remarquables de l’Italie et du monde par les richesses et les trésors artistiques qu’elle renferme. La façade extérieure est ornée de bas-reliefs en marbre blanc d’une finesse inouïe qui se détachent vivement sur un fond de briques rouges. À l’intérieur, toutes les parois sont revêtues des marbres les plus rares les voûtes sont peintes en bleu d’outremer et en or ; et ces peintures, qui datent de plus de trois cents ans, semblent faites d’hier, tant elles ont conservé de fraîcheur et d’éclat. De chaque côté de la nef s’épanouissent, comme autant de corbeilles de fleurs ou de riches écrins, sept chapelles, toutes plus éblouissantes les unes que les autres et dont chacune est une merveille. Ce ne sont partout que mosaïques de marbre et de pierres précieuses, bas-reliefs d’une beauté de dessin et d’une perfection d’exécution admirables, colonnes d’albâtre, de porphyre, de noir ancien, de flamme de France, fresques et tableaux des plus grands maîtres, entre autres une Vierge avec l’enfant Jésus, de Luini, aussi belle, aussi pure, aussi divine que les plus célestes compositions de Raphaël. Le chœur et le maître autel dépassent toute imagination : c’est un amas incroyable de richesses disposées avec un goût parfait. Le devant de l’autel est formé d’un bas-relief du travail le plus exquis et du marbre le plus pur, autour duquel étincellent des pierreries de tout genre, de riches incrustations et des plaques de lapis-lazuli, plus larges que les deux mains.

Une grille en fer sépare le chœur de la nef les nombreuses statues de bronze doré qui la couronnent sont également dignes d’admiration par leur richesse et leur exécution. Enfin on voit dans cette église le tombeau de Galéas Visconti, son fondateur, immense monument en marbre de Carrare, ciselé avec un art, un fini et une perfection sans pareils.

Le cloître, que nous visitâmes après l’église, et dont le bon supérieur des Chartreux voulut bien nous faire les honneurs, n’est pas moins remarquable, quoique dans un genre tout différent. Il y a là de vastes cours carrées autour desquelles règnent de longues galeries à jour, soutenues par des colonnettes de pierre, fines et élancées, d’une grâce et d’une légèreté incomparables. À travers ces vives et élégantes arcades, on entrevoit le ciel bleu, qui semble découpé par les ogives, les trèfles et les arêtes des galeries ; le soleil y répand d’ardents rayons, qui forment sur le sol et sur les murs mille dessins capricieux avec les ombres des colonnettes on se croirait dans l’une des cours de l’Alhambra. Quant au monastère proprement dit, c’est-à-dire, à l’habitation des religieux, il est simple, sévère, austère même comme il doit l’être et tout son charme est dans le sourire bienveillant et l’accueil gracieux et charitable de ses pieux habitants.

Après cette excursion, nous revînmes à Milan, d’où nous partîmes le lendemain pour gagner le Tyrol par tes lacs de Lugano et de Côme. Nous traversâmes le lac de Lugano sur une petite barque de pécheur, afin de jouir plus à l’aise des charmes de ce site enchanteur. Ce lac est peu étendu, mais justement renommé pour sa beauté tranquille et solitaire. De hautes et belles montagnes l’entourent et projettent sur ses eaux, à toutes les heures du jour, des ombres larges et solennelles, qui vont s’agrandissant jusqu’au soir et finissent par l’envelopper tout entier. Tout, dans cette nature, est doux, harmonieux, plein de calme et de recueillement. Cette impression s’accroît à mesure que le jour tombe et que le voile des nuits s’étend sur l’azur du ciel ; les contours des montagnes se confondent peu à peu sans s’effacer entièrement, et leurs masses semblent grandir aux yeux incertains du voyageur.

La nuit gagna tout a fait avant que nous eussions atteint la rive, et nous eûmes ainsi le pendant de la belle soirée que nous avions goûtée dans les montagnes. Le calme était peut-être plus profond encore, la solitude plus grande. Tous les bruits de la terre s’étaient évanouis ; nous avancions sur les eaux immobiles du lac, qui semblait endormi comme toute la nature environnante ; les étoiles s’y rendaient à des profondeurs infinies, de sorte que nous semblions voguer entre deux firmaments. Peu à peu notre conversation languit et finit par tomber tout à fait. Dans ces instants solennels, on ne peut causer qu’avec Dieu. La barque qui nous portait nous berçait doucement, et nous nous laissions aller à ses balancements presque insensibles comme font les petits enfants sur les genoux de leur mère et dans le berceau tranquille dont le léger mouvement les endort. L’eau, frappée regulièrement par la rame du batelier, rendait un son doux et murmurant, comme la chanson vague et monotone d’une berceuse. Tout respirait la paix autour de nous, et nous sentions avec délices cette impression du dehors nous pénétrer de toutes parts et gagner, de l’extérieur, jusqu’au fond de notre âme. Le spectacle de la paix de la nature agit toujours profondément sur le cœur de l’homme, parce qu’elle est l’image de cette paix de l’âme à laquelle il aspire et que ses passions l’empêchent si souvent d’atteindre, et surtout de cette paix inénarrable du ciel, but éternel de son voyage ici-bas, dont la vie de ce monde n’est que le douloureux chemin.

Bientôt un autre chant vint se mêler à celui que nous disaient l’eau du lac et la rame du batelier, un chant lointain et harmonieux dont les notes expirantes arrivaient à peine jusqu’à nous. À mesure que nous avancions, cette charmante harmonie devenait plus distincte c’étaient des jeunes gens qui chantaient sur les bords du lac quelques unes de ces mélodies faciles et gracieuses, si nombreuses et si populaire en Italie. Nous ne tardâmes pas à apercevoir des lumières qui nous annonçaient la proximité de la rive, et dont les feux scintillants n’imitaient que de bien loin la splendeur vive et profonde des étoiles. Le batelier rama plus vigoureusement, et, après quelques minutes d’une course rapide, nous vîmes distinctement des maisons, des hôtels, des figures humaines qui s’agitaient sur la plage. Adieu la solitude du lac, adieu le calme, le silence et la rêverie du soir ! Notre barque avait touché la rive, et nous étions à Lugano.

III. LE TYROL


La ville et le lac de Corne, que nous parcourûmes le lendemain, ne me parurent pas justifier leur réputation. Il est vrai que nous y fûmes poursuivis par une sorte de fatalité qui nous fit perdre en détail et successivement, soit à Côme même, soit dans les eaux du lac, une bonne partie de notre léger bagage. De là peut-être une prévention involontaire contre ce pauvre lac, qui n’y pouvait rien, mais qui n’en supporta pas moins le contre-coup de nos infortunes : il arrive si souvent en ce monde que les innocents paient pour les coupables ! Quoi qu’il en soit, je n’en parlerai pas, et je me récuse moi-même comme suspect de prévention à son endroit. Nous traversâmes le lac sur un bateau a vapeur, qui nous mena en quelques heures de Côme à Colico. De là nous continuâmes notre route à pied, et nous allâmes coucher à Morbegnio après dix lieues de marche. Nous mimes deux jours a traverser la longue et insignifiante vallée de la Valteline, et nous arrivâmes enfin au pied du mont Stelvio, qu’il faut franchir pour entrer dans le Tyrol proprement dit. La route qui mène au sommet de cette montagne a été construite par les ordres de l’empereur François. Elle s’élève a deux mille huit cents pieds de plus que celle du Simplon c’est la route carrossable la plus élevée du monde entier. Elle est d’un aspect très pittoresque, et monte en zigzag jusqu’au sommet de la montagne, bien au-dessus des neiges, des glaciers et des nuages. Un relais de poste est établi au point culminant. Il y règne toujours un froid très vif, et de cette hauteur la vue est admirable, surtout du côté du Tyrol. On a devant soi des précipices immenses, des montagnes nues et désolées, sillonnées de nuages qui s’attachent à leurs flancs, et couvertes de neiges éternelles, et, au dernier plan, une vallée charmante, au fond de laquelle court comme un cheval furieux un torrent tout blanc d’écume.

À partir de ce moment et dans tout le reste du Tyrol, il nous parut que la nature prenait un caractère de grandeur et de majesté supérieur à tout ce que nous avions admiré jusque-là ; les montagnes sont plus sauvages encore qu’en Suisse, et les vallées plus spacieuses. C’est une contrée plus solitaire, plus simple les touristes ne l’ont pas envahie ni gâtée ; elle a conservé cette originalité puissante qui se retrouve toujours dans les œuvres de Dieu et que la main de l’homme tend partout et incessamment à détruire. Les chemins sont quelquefois difficiles, les auberges mat fournies, et nous en fîmes l’expérience. Mais on y respire plus librement le grand air, cet air si bon que le bon Dieu a fait, comme disait Napoléon à Saint-Hélène ; on n’y est coudoyé par personne, on n’y rencontre guère sur les chemins que les gens du pays, et certes ce n’est pas là que me serait échappée cette boutade poétique que je retrouve, non sans quelque confusion, sur mon portefeuille de voyage, et que j’y aurai sans doute écrite dans un moment de mauvaise humeur au milieu des merveilles trop visitées de l’Oberland

Admirable Oberland, que tant de lacs fécondent,
Où la neige et les monts et les Anglais abondent,
Chef-d’œuvre du Très-Haut, lieu vraiment enchanté,
Que je serai content quand je t’aurai quitté !

Outre le charme de la grandeur et de la solitude, le Tyrol a celui des vieilles traditions qu’il a conservées. Les paysans y portent encore le costume pittoresque de leurs pères, ce costume tyrolien si gracieux et si riche, qu’il semble ne pouvoir exister que dans les montagnes et les vallées de l’Opéra-Comique. Nous rencontrâmes plus d’une fois de beaux jeunes gens, fils sans doute de laboureurs aisés, qui portaient avec une aisance et une grâce parfaites la culotte colante, le chapeau orné de glands de soie ou d’or et la veste richement brodée du pays. La figure de ces braves paysans est douce, honnête et souvent d’une pureté de traits remarquable. On lit sur leur visage le contentement et la joie d’un peuple laborieux et chrétien, qui travaille une terre féconde sous un ciel privilégié, et qui sait se reposer du travail des mains par la prière, ce divin travail de l’âme. C’est, en effet, une population pleine de foi que celle du Tyrol ; la vie chrétienne y coule à pleins bords et se manifeste partout au dehors. Les enfants y ont conservé la vieille foi naïve et forte des ancêtres, et l’air qu’on respire fait du bien à des poitrines catholiques.

Presque à chaque pas on rencontre sur le bord des chemins de petits monuments en pierre, assez grossièrement sculptés, mais touchants par leur simplicité même, devant lesquels les passants s’agenouillent. On voit des femmes, des enfants, des hommes, s’arrêter devant ces images vénérées de la foi catholique et y prier avec recueillement. Ce sont tantôt des pauvres enfants, préférés de Jésus-Christ, qui viennent demander au Père céleste leur pain quotidien, tantôt des voyageurs qui se reposent en priant de la fatigue du chemin, tantôt des laboureurs qui suspendent un instant leur travail pour demander à Dieu de le bénir et de le sanctifier. Pratiques touchantes, heureuses et pures dévotions, que la plupart de nos campagnes de France ne connaissent plus et dont l’accroissement du bien-être matériel ne compensera jamais la douceur perdue ! Ces monuments en pierre, ouvrages de pauvres paysans, artistes inconnus, qui s’ignorent eux-mêmes, représentent le signe sacré de notre salut et souvent aussi l’image de la Vierge immaculée ou des saints. Parmi ces derniers, il en est un dont le type est sans cesse reproduit, c’est saint Jean Népomucène, ce courageux martyr du secret de la confession, dont la mémoire est en grande vénération dans toutes ces contrées.

Ce saint prêtre, qui, il y a cinq siècles, édifiait l’empire par le spectacle de ses vertus, et menait à la cour la vie d’un anachorète, était aumônier de l’empereur Venceslas, de honteuse mémoire, et confesseur de l’impératrice Jeanne, la plus pieuse des femmes. Venceslas, enivré de sa puissance, et mû par je ne sais quel caprice de jalousie, conçut la pensée aussi absurde qu’impie de connaître les actions et les sentiments même de sa femme par le secret de la confession. Il fit donc venir Jean Népomucène, et, après mille promesses et mille menaces, lui dit ce qu’il exigeait de lui. Le saint prêtre rejeta la proposition avec horreur, et rappela hardiment au prince que le secret de la confession est le secret de Dieu.

L’empereur, furieux, le fit jeter en prison et soumettre aux plus cruelles tortures. On lui promena par tout le corps des torches ardentes qui lui firent d’affreuses brûlures. Parmi tous ces tourments, le martyr prononçait les seuls noms de Jésus et de Marie. Il lassa les bourreaux et l’empereur lui-même, qui feignit de se réconcilier avec lui et l’admit de nouveau à sa cour. Mais ce n’était qu’un de ces caprices de clémence que les plus cruels tyrans ont connus. Jean Népomucène ne s’y trompa point ; il se prépara à mourir, et, averti par une intuition prophétique de sa mort prochaine, à la fin d’un sermon, il dit adieu à son auditoire et demanda pardon à tous des mauvais exemples qu’il pouvait avoir donnés, En effet, à peu de temps de là, Venceslas le fit appeler de nouveau, et lui dit brusquement qu’il avait à choisir entre ces deux extrémités, lui révéler le secret des confessions de l’impératrice, ou mourir. Cette fois le saint, imitant Notre-Seigneur devant Pilate, se contenta de garder le silence : Jesus autem tacebat. L’empereur, hors de lui, ordonna qu’on le jetât dans la rivière, à l’entrée de la nuit, afin que le peuple, qui le vénérait, ne fût pas témoin de sa mort. Cet ordre inique fut exécuté, et le saint, conduit sur un des ponts de la ville de Prague, fut précipite, pieds et poings liés, dans la Muldaw ; c’était le 16 mai 1383.

À peine eut-il expiré dans les flots, que son corps apparut au-dessus du fleuve, tout rayonnant de lumière la ville entière, accourue à la nouvelle de la mort du martyr, fut témoin du prodige. Les chanoines de la cathédrale vinrent processionnellement recueillir ce corps sacré et le déposèrent d’abord à l’église de Sainte-Croix, où un concours prodigieux de peuple vint le vénérer. Puis, on le transféra solennellement à l’église métropolitaine de Prague, où il fut enterré. On mit sur son tombeau une pierre où fut gravée depuis cette inscription qu’on y lit encore aujourd’hui :

« Sous cette pierre repose le corps du très vénérable et très glorieux thaumaturge Jean Népomucène, chanoine de cette église et confesseur de l’impératrice, lequel, après avoir été constamment fidèle à garder le sceau de la confession, fut cruellement tourmenté et précipita du pont de Prague dans la rivière de Muldaw, par les ordres de Venceslas IV, empereur et roi de Bohême, fils de Charles IV, l’an mit trois cent quatre-vingt-trois. »

Le nom de thaumaturge, que cet épitaphe donne à saint Jean Népomucène, s’explique par les miracles innombrables qui s’opérèrent au tombeau et par l’intercession du martyr. C’est à cette intercession qu’on attribua notamment la victoire de Prague que les Impériaux remportèrent en 1620 et qui leur rendit le royaume de Hongrie. Depuis cette époque, l’illustre maison d’Autriche a témoigné une dévotion toute particulière pour ce grand serviteur de Dieu son culte est resté très populaire dans toute l’Allemagne, et son histoire, presque ignorée en France, y est connue de tout le monde. Le secret de la confession, comme tous les dogmes, toutes les disciplines, tous les droits et tous les devoirs de l’Église, a donc eu son martyr ; cette vérité, comme toutes les autres, a été consacrée par le feu et par le sang, par la souffrance et par la mort de ses enfants, et c’est ainsi que, sur cette question capitale, l’Église a répondu souverainement aux indignes accusations de ses ennemis.

Cependant, nous approchions du but de notre voyage, et la vallée de Mérano nous séparait seule des lieux de bénédiction que nous allions visiter. Nous traversâmes à pied cette vallée charmante, qui passe avec raison pour un séjour enchanté, et qu’on appelle, dans le doux langage du pays, le paradis de Mérano. À mesure qu’on approche de la jolie ville qui lui donne son nom, elle s’élargit et forme comme un jardin immense, qu’entoure un vaste amphithéâtre de montagnes. Défendue par ce rempart naturel contre les vents de l’est et du nord, cette heureuse vallée ne connaît pas d’hiver la température la plus douce y règne en toute saison. Elle est comme le lac Majeur du Tyrol : l’air y est plein de parfums chauds et pénétrants, toutes les plantes y fleurissent, tous les arbres y donnent leurs fruits ; c’est une vallée d’Italie aux portes de l’Allemagne.

Partout, le long du chemin, nous admirions les gracieux arceaux de verdure que forment les vignes entrelacées aux arbres de la route ; leurs pampres courent de l’un à l’autre et les réunissent par de vertes et mobiles guirlandes. À ces vignes pendent d’énormes grappes d’un raisin parfumé dont le goût est exquis. Dans un petit village où nous nous arrêtâmes dans la matinée avant d’arriver à Mérano, on nous servit une des grappes tellement volumineuse, que ses beaux grains d’un violet foncé débordaient de tous côtés du plat sur lequel elle était posée, et qu’à trois nous ne pûmes, malgré un grand appétit et beaucoup de bonne volonté, la manger tout entière. Cette grappe nous rappela et nous fit comprendre le raisin de Chanaan.

Ce soir-là, nous allâmes coucher à Botzeno, qui est au delà de la vallée de Mérano, et le lendemain matin nous partîmes pour Kaltern, où se trouve une des deux vierges stigmatisées. Nous y arrivâmes un peu avant midi c’était le samedi 29 août 1846. Malgré tous nos efforts et tous nos désirs, nous n’avions pu y arriver le vendredi.

Nous avions une lettre de recommandation de monseigneur l’archevêque de Paris pour le curé de Kaltern ; on nous avait dit en effet que, pour éviter l’affluence importune des visiteurs qui accouraient auprès d’elle de tous les points de l’Allemagne et de l’Italie, Marie de Mœrl (Maria von Mœrl), l’extatique de Kaltern, avait obtenu d’être transférée dans un couvent de dames du tiers-ordre de Saint-François, situé dans la ville, et qu’il fallait une autorisation expresse de l’autorité diocésaine pour pénétrer jusqu’à elle. Nous allâmes immédiatement chez le curé, auquel nous montrâmes la lettre de l’archevêque de Paris : la signature de cette lettre parut lui faire une grande impression ; il nous dit qu’elle pouvait certainement nous tenir lieu d’une permission de l’évêque de Trente et nous indiqua le chemin du couvent.

La ville de Kaltern, que nous eûmes le loisir d’examiner pendant le trajet, est dans une situation charmante, elle s’élève en amphithéâtre sur un plateau qui domine une vallée coupée de bois, de vignes, de prairies et de champs cultivés au fond de cette vallée, on voit briller au soleil les eaux tranquilles d’un lac. Les maisons y sont propres et riantes, tout y respire l’honnêteté, l’aisance et le contentement ; on sent que c’est un séjour de paix, et toute cette nature est en parfaite harmonie avec les mystères célestes qu’elle renferme.

Nous entrâmes dans l’église du couvent, et nous demandâmes le R. P. Capistran, religieux franciscain, confesseur de Marie de Mœrl. Nous vîmes bientôt arriver un vieillard aux cheveux blancs, à l’air doux et respectable, dont la robe de laine brune, attachée à la taille par une corde, indiquait l’humble fils de Saint-François. Nous lui dîmes en latin l’objet de notre long voyage, et lui demandâmes si nous pouvions voir immédiatement la vierge stigmatisée. Il nous répondit affirmativement, et nous dit avec la politesse de la charité, mais sans aucun empressement, que lui-même allait nous conduire auprès d’elle. Nous le suivîmes, le cœur un peu ému, comme à l’approche d’un grand événement, et, après avoir traversé deux ou trois chambres, nous arrivâmes à celle de l’extatique.

Le bon religieux ouvrit la porte, regarda dans la chambre et nous fit entrer avant lui Grand Dieu ! quel spectacle s’offrit à nos yeux et quelle émotion bouleversa nos cœurs ! Ma main en tremble encore au moment où j’écris ces lignes, tant cette impression est demeurée vivante dans mon souvenir.

Au fond de l’humble cellule, Marie de Mœrl était en extase, a genoux sur son lit, le corps tellement penché en avant, que sa position seule était un prodige : vêtue de blanc, les cheveux dénoués et tombant sur ses épaules, elle ressemblait à un ange qui s’envole. Son regard était absorbé et comme abîmé dans une contemplation invisible tout le bonheur du ciel était dans ses yeux, et de ce jour seulement j’ai compris le paradis !

Son immobilité était si complète, qu’au premier coup d’œil nous crûmes avoir devant les yeux une statue de cire mais nous reconnûmes bientôt la vie de l’âme, la vie profonde de la contemplation et de l’extase dans la sublime expression de son regard. Alors, presque suffoqué d’émotion, je tombai à genoux ; mes deux compagnons, partageant les mêmes impressions, avaient fait comme moi mais le père Capistran, croyant sans doute que cet hommage involontaire s’adressait Marie de Mœrl, tandis qu’il ne s’adressait qu’à Dieu, nous fit signe de nous relever.

Quand la première émotion fut passée, je contemplai la vierge plus attentivement. Quoiqu’elle eût alors trente ans, elle semblait en avoir à peine vingt-cinq ; ses traits n’étaient point très réguliers, elle avait les lèvres un peu épaisses, le visage un peu carré et un peu lourd, comme cela se rencontre souvent chez les Allemands, et cependant jamais on ne vit une beauté plus céleste elle était rayonnante de bonheur et d’amour ! Ses mains jointes et étendues étaient d’une blancheur mate, absolument semblables à celles d’une morte. D’abord nous ne vîmes point ses stigmates, qu’elle cache autant que possible par humilité mais, le père Capistran ayant abaissé les manchettes qui les recouvraient, nous reconnûmes que ses mains étaient percées d’une plaie d’un rouge vif, très nette et n’offrant aucune trace d’inflammation.

Plus je regardais cette créature angélique, plus je sentais en elle l’action évidente et supérieure de Dieu. Son regard n’était point un regard perdu, mais fixé au dehors par une vision extérieure et divine, et enchaîné en quelque sorte dans l’immobilité de la contemplation. Je la voyais sensiblement prier, adorer, aimer, et cette vision du ciel se reflétait si vivement en elle, qu’en la regardant je croyais presque y participer. Elle semblait tout entière attirée en haut, et l’on eût dit que son corps ne tenait pas à la terre. Je l’aurais vue, comme mille témoins oculaires l’ont attesté, s’élever tout à fait ou ne plus toucher à son lit que par la pointe des pieds, que je n’aurais pas été plus ému. Mes yeux allaient sans cesse de sa figure céleste aux stigmates de ses mains, et elle m’apparaissait comme déjà transfigurée, avec ce corps spiritualisé que saint Paul nous promet après la résurrection.

Quand nous l’eûmes contemplée a loisir pendant près d’un quart d’heure, le père Capistran lui dit à demi voix « Maria ! » Aussitôt sa physionomie changea, l’extase disparut, et elle se trouva avec une rapidité merveilleuse à moitié étendue dans son lit. Elle nous regarda et nous sourit avec une bonté et une grâce angéliques ; quoiqu’elle fût revenue sur la terre, elle semblait avoir conservé quelque chose du ciel, et jamais je ne vis de physionomie plus pure, plus candide, plus pénétrée, si je puis ainsi parler, de sérénité et de paix. Elle nous souhaita la bienvenue par des signes affectueux, car elle ne parle jamais ; nous donna de petites images qui se rapportaient admirablement à la vocation de chacun de nous, quoiqu’elle ne nous connût d’aucune façon, nous promit de prier pour nous et les nôtres ; puis tout à coup son visage s’altéra, ses yeux se fixèrent, ses mains se joignirent et s’élevèrent comme si elles étaient attirées en haut par une force irrésistible, et elle retomba en extase. C’est en effet son état naturel ; la vie ordinaire est pour elle un effort et une exception ; elle retourne à ses contemplations divines comme un jeune arbre courbé par une force étrangère se redresse vivement et relève sa tête vers le ciel. Sans la volonté de son confesseur et de tous ses supérieurs ecclésiastiques, elle resterait sans doute dans une extase perpétuelle ; mais elle leur a fait vœu d’obéissance, et un mot d’eux, même prononcé à voix basse, suffit pour la rappeler sur la terre.

Nous sortîmes de la chambre de cette sainte fille le cœur plein des plus douces émotions, et remerciant Dieu de nous les avoir données Les doutes que nous avions pu conserver en lisant les relations des voyageurs qui nous avaient précédés, s’étaient évanouis devant la réalité du spectacle que nous venions de contempler. La vue seule de cette physionomie si douce, si naïve et si simple, jointe à l’absence de tout intérêt personnel, écarte absolument toute idée de fraude ou même d’illusion. Évidemment, il n’y a là ni magnétisme ni catalepsie. D’ailleurs, les détails authentiques que nous avons recueillis sur les lieux, et que d’autres ont également puisés aux sources les plus certaines sur la vie antérieure et l’existence présente de Marie de Mœrl, répondent invinciblement, selon moi, à tous les scrupules légitimes. Voici les plus saillants de ces faits :

Marie de Mœrl est née à Kaltern, le 16 octobre 1812, d’une pieuse famille bourgeoise. Dès son enfance, elle montra une grande disposition à la piété, et l’amour de Dieu se développa rapidement dans son âme. À dix ans, elle fit sa première communion avec un sentiment si vif de la présence réelle, qu’après avoir reçu le corps de Jésus-Christ elle tomba évanouie. Elle avait quinze ans quand sa mère mourut. De ce jour, malgré les souffrances d’une santé déplorable, ce fut elle qui dirigea la maison de son père et l’éducation de ses frères et sœurs. Un de ses frères est aujourd’hui capucin, et deux de ses sœurs se sont faites religieuses. Plus elle avançait en âge, plus son âme, sanctifiée par la souffrance, s’unissait étroitement à celle du Sauveur. Après chacune de ses communions, elle demeurait plongée dans un état de méditation et d’immobilité qui durait souvent plusieurs heures. Ce fut alors qu’elle fit vœu de chasteté perpétuelle, et que, sans entrer au couvent, elle fut admise parmi les sœurs du tiers-ordre de Saint-François.

Dès cette époque, ses parents, ses amis, ses directeurs, tous ceux enfin qui l’approchaient de près, remarquaient en elle des caractères étranges et certainement surnaturels. Elle-même se méfiant de ses propres impressions et craignant les illusions et les dangers de la vocation extraordinaire à laquelle elle se sentait appelée, avait dès lors fait vœu d’obéir en toutes choses à son confesseur et à tous ceux que Dieu lui avait donnés pour supérieurs spirituels. Cet acte d’humilité acheva de la rendre digne des grâces que Dieu se préparait à lui envoyer, et, à partir du 2 février 1832, fête de la Purification de la Vierge, ces grâces devinrent visibles à tous les yeux. Ce jour-là, après avoir communié, elle entra immédiatement en extase, y demeura pendant trente-six heures, et n’en sortit que par l’ordre de son confesseur. Depuis ce moment, son état d’extase devint très fréquent, et, après la Fête-Dieu de 1833, il fut quasi-permanent. C’est depuis cette époque aussi que son corps fut en quelque sorte affranchi des lois de la nature, particulièrement de la loi de gravité, et que le bruit du prodige s’étant répandu au loin, les populations d’alentour accoururent pour en être témoins. On assure qu’en sept semaines, plus de quarante mille personnes vinrent visiter l’humble vierge, qui n’avait pas seulement conscience du bruit qui se faisait autour d’elle.

Mais la gloire et le bonheur ne sont jamais sans mélange ici-bas, même pour ces privilégiés du Seigneur qui semblent avoir reçu leur couronne dès cette vie aussi Marie de Mœrl, au sein de sa vie surnaturelle, connaît-elle la souffrance. Dès l’automne de 1833, le P. Capistran avait remarqué par hasard que le milieu des mains de l’extatique se creusait comme sous la pression d’un corps en relief. Sachant que le phénomène des stigmates a été connu de tout temps dans l’Église, il pensa dès lors qu’il ne tarderait pas se manifester chez Marie de Mœrl. En effet, le 2 février 1834, il la vit s’essuyer tes mains avec un linge, enrayée comme un enfant de ce qu’elle apercevait ; puis, ayant remarqué des taches de sang sur le linge, il lui demanda ce que c’était. Elle répondit qu’elle n’en savait rien que sans doute elle s’était blessée : mais c’était réellement les stigmates, qui restèrent désormais fixes aux mains et ne tardèrent pas à se manifester aux pieds, tandis qu’elle recevait au côté l’empreinte du coup de lance du Golgotha. Ces blessures sacrées n’ont pas cessé depuis lors de laisser couler le jeudi soir et le vendredi du sang clair qui tombe lentement et par gouttes ; les autres jours, elles sont couvertes de sang desséché, sans qu’on y ait jamais remarqué les moindres signes d’inflammation ni d’ulcération. En même temps que ses plaies saignent, Marie de Mœrl, toujours en extase, souffre cruellement ravie hors du temps et transportée dans ce monde de l’éternité où il n’y a ni passé ni avenir, mais où tout est éternellement présent, elle assiste réellement en esprit à toute la Passion du Sauveur et partage toutes ses souffrances. Je voudrais pouvoir transcrire ici l’admirable tableau que trace de cette scène de douceur le docteur Goerres, l’illustre auteur de la Mystique chrétienne, qui en fut témoin ; mais je craindrais de trop allonger mon récit, et je renvoie le lecteur à ce célèbre ouvrage[10].

Quand nous vîmes Mafia de Mœrl, il y avait plus de douze ans qu’elle était dans cet état de stigmatisation et d’extase perpétuelle, ne quittant jamais son lit, où elle est sans cesse agenouillée, à moins que la douleur ou l’ordre de son confesseur ne l’oblige à changer de position. « Alors, elle s’étend et repose quelques instants couchée sur le dos, mais toujours habillée, immobile, les mains jointes, les yeux ouverts et fixes, comme une personne absorbée dans la plus profonde contemplation. Elle a l’ouïe, elle a la vue, elle a la parole, et n’en fait aucun usage ; elle vit et ne sent rien ; on l’appelle, elle ne répond pas ; on la touche, on la change de linge et de vêtements sans qu’elle le remarque. Elle ne dort point, elle ne mange que par obéissance et à de longs intervalles un peu de fruits et rarement quelques miettes de pain. Elle vit d’une vie toute spirituelle, entièrement et incessamment ravie hors d’elle-même par des visions qui se réfléchissent dans chaque mouvement de son corps, dans chaque expression de ses traits, de sorte qu’on voit écrites, ou plutôt peintes, sur sa figure les paroles de saint Paul : transporté au ciel et entendant des secrets qu’il n’est pas permis à l’homme de révéler

Telle nous l’avons vue, telle l’ont vue avant nous, depuis 1833 jusqu’en 1846, d’innombrables voyageurs, dont beaucoup ont écrit leurs impressions, et qui tous attestent les mêmes faits. En relisant ces relations publiées par M. Léon Borée, l’un des officiers les plus distingués de l’Université, et frère de l’illustre supérieur des lazaristes à Constantinople, nous avons été étonné et ravi de les trouver absolument conformes nos propres observations. Tous ont tout vu, tout senti, tout décrit comme nous, et, chose incroyable ! l’impression produite a été si vive, si identique, quoique à bien des années d’intervalle, que tous, Anglais, Italiens, Allemands ou Français, se sont servis presque des mêmes termes pour exprimer ce qu’ils avaient senti. Je pourrais facilement prouver cette assertion en citant quelques extraits des relations de Gœrres et de don Riccardi en 1835, de M. de Cazalès en 1840, de lord Shrewsbury, en 1841, de M. Léon Borée en 1844, etc. mais je préfère renvoyer le lecteur au beau livre de M. Borée, intitulé les Stimagtisées du Tyrol[11], qui ne peut laisser le moindre doute, au moins sur la réalité des faits, dans l’esprit de quiconque l’aura lu avec bonne foi.

Que si, admettant la réalité des faits, on veut les expliquer naturellement, les opinions sont libres ; et, même pour des catholiques, le miracle ici est loin d’être article de foi. L’Église, qui est la sagesse même, et qui n’a pas besoin de preuves nouvelles pour établir son autorité sur les esprits et sur les cœurs, l’Église ne s’est pas prononcée et l’évêque de Trente, après une enquête officielle, s’est contenté de témoigner à Marie de Mœrl sa bienveillance particulière, en lui accordant le glorieux privilége d’avoir un autel et la messe dans sa chambre. Pour moi, qui ne suis point obligé à la même réserve, je dois a la vérité de déclarer que l’état de cette pieuse fille, dont la sainteté n’est mise en doute par personne, et qui, depuis douze ans, alors que je l’ai vue, vivait dans une extase continuelle, portant les stigmates sanglants de Jésus-Christ, affranchie de la plupart des lois de la nature humaine ; je dois déclarer que cet état me parait évidemment miraculeux ; qu’il m’est impossible, quoique je fasse, d’y trouver une explication naturelle, et que la puissance de Dieu peut seule l’expliquer à mes yeux. Avant de quitter Kattern, je ne puis résister au désir de rapporter encore un trait saisissant de Marie de Mœrl, que j’emprunte à une lettre de M. Borée. M. Borée, durant son séjour à Kaltern, demeurait chez Madame la baronne de Pauli, femme du préfet de Vérone et amie intime de Marie de Moerl, avec laquelle elle avait été élevée. Voici, entre beaucoup d’autres faits du même genre, ce qu’elle lui raconta :

« Il y a neuf ans, lorsqu’on porta ma petite Louise dans la chambre de Marie, que j’avais priée d’être sa marraine, celle-ci ne fit d’abord aucune amitié à l’enfant, qu’elle voyait encore couverte de la tache originelle. Profondément recueillie sans être en extase, elle attendait l’acte du baptême avec une pieuse ardeur qui se peignait sur tous ses traits. Mais, dès que la cérémonie fut achevée, quand l’eau sainte et les paroles sacramentelles eurent enlevé la souillure héréditaire, Marie demanda aussitôt sa filleule. On la déposa dans ses bras. Elle la considéra un instant avec une ineffable expression de joie et d’amour ; puis, s’enlevant tout à coup avec elle dans un essor extatique, elle resta suspendue sur l’extrême pointe des pieds, tenant toujours l’enfant contre son sein et l’offrant, comme une seconde mère, aux regards des anges et aux bénédictions de Dieu.

Pour ne plus revenir sur le sujet de Marie de Mœrl, je dirai tout de suite que, deux jours après cette première visite, en repassant par Kaltern, nous obtînmes la permission de la voir une seconde fois. Nous la trouvâmes en extase, comme l’avant-veille mais son attitude était plus surnaturelle encore, plus évidemment en dehors des lois de l’équilibre, et son expression nous parut plus divine, Rappelée à elle-même, elle nous accueillit, comme la première fois, avec une douceur infinie ; et bientôt, prenant congé de nous avec un sourire du ciel, elle retomba en extase. Sa contemplation avait sans doute quelque objet d’auteur eux, car nous l’entendîmes pousser des gémissements très plaintifs, et nous vîmes une expression de souffrance traverser, comme une ombre, la splendeur céleste de son visage. J’ai résumé l’impression générale que j’emportai d’elle par cette phrase que je retrouve sur mes notes de voyage, et que je retrouve aussi toute vivante dans mon souvenir « On comprend le ciel quand on l’a vue ! »

Nous quittâmes Kaltern le jour même, et nous allâmes coucher au petit bourg d’Egna. Le lendemain dimanche, 30 août, après avoir entendu la messe de grand matin, nous partîmes pour Capriana, petit village perdu au milieu de rochers sauvages, où demeurait la seconde stigmatisée, Domenica Lazzari. Pour arriver à ce village, il faut franchir une montagne assez élevée qui sépare la vallée de Capriana de celle de Kaltern. Nous étions à pied la route était rude et difficile, et, pour comble de malheur, peu de temps après notre départ, la pluie se mit a tomber avec violence. Nous parvînmes avec beaucoup de peine au haut de la montagne et nous y trouvâmes avec joie une pauvre chaumière, où nous entrâmes pour nous reposer quelques instants.

Les habitants de cette modeste demeure nous accueillirent avec la cordialité qu’on retrouve partout chez ce bon peuple du Tyrol. Ils allumèrent un grand feu de broussailles et de fagots pour sécher nos vêtements tout trempés par la pluie. Ils nous donnèrent à boire un peu d’eau-de-vie, que nous acceptâmes aussi simplement qu’elle nous était offerte et, tout en nous chauffant au coin du feu, nous nous mîmes à causer.

Dans cette partie du Tyrol, on parle tantôt allemand, tantôt italien ; la langue change quelquefois d’un village à l’autre. C’est ainsi qu’ayant laissé l’allemand à Kaltern, nous retrouvions l’italien à Capriana. Je comprenais cette langue comme tout le monde ; mes compagnons la parlaient à peu près couramment : la conversation était donc possible pour moi, et pour eux facile. Nos hôtes, bons et simples paysans, furent profondément étonnés quand ils surent le motif de notre long voyage. Ils levaient les mains au ciel, prenaient les nôtres et s’extasiaient sur ce qu’ils appelaient notre courage et notre foi. Avoir fait près de quatre cents lieues pour venir constater et contempler les merveilles de la puissance et de la miséricorde divine leur paraissait une action admirable. Pauvres et heureuses gens ! Leur simplicité nous faisait sourire, et leur foi profonde et naïve nous paraissait bien plus admirable que la nôtre ! du reste, nous ne pouvions mieux rencontrer, car ils étaient de Capriana, et même assez proches parents de la vierge stigmatisée que nous allions voir. Ils avaient joué enfants avec elle ils l’avaient vue grandir et avaient été les témoins de sa sainte et douloureuse existence. Ils nous attestèrent la parfaite véracité de ce que nous avions lu sur elle, nous racontèrent comment, depuis douze ans, elle vivait, d’une vie toute surnaturelle, portant à son front, à ses mains, ses pieds et à son côté, les plaies de Jésus-Christ, toujours mourante et vivant toujours, ne mangeant rien, ne buvant rien, ne dormant jamais, perdant tous les vendredis des flots de sang par ses blessures vénérables, et souffrant toutes les douleurs de la Passion. Tout cela s’était passé et se passait tous les jours sous leurs yeux, et j’avoue que jamais témoignage ne me fit une impression plus vive par sa simplicité même que celui de ces pauvres montagnards.

Ils ajoutèrent que la stigmatisée comprenait toutes tes langues, ce dont nous nous promîmes de faire l’épreuve quand nous la verrions. On ne peut se figurer avec quel respect, quelle vénération ils parlaient de cette sainte fille. Ils l’appelaient tantôt l’addolorata, la douloureuse, tantôt la beata, bienheureuse ! Parole touchante, mot sublime de foi et d’amour de Dieu : Oui, telle est la foi de ces bons paysans du Tyrol, qu’ils appellent bienheureuse cette image vivante et soufflante de Jésus Christ crucifié ; ils le disent, ils le pensent, ils envient son sort. Ce qui est pour les philosophes et même pour bien des chrétiens raffinés un sujet de scandale, est pour ces vrais pauvres de Jésus-Christ un sujet d’édification ; et, en les écoutant, nous répétions en nous-mêmes avec émotion cette parole si surprenante et si vraie du Sauveur « Je vous rends grâce, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché des choses aux sages et aux savants et de ce que vous les avez révélées aux petits ! »

Nous quittâmes à regret cette humble chaumière après avoir échangé avec ses habitants de cordiales poignées de main, et nous redescendîmes la montagne du côté de Capriana. La pluie avait cessé, et nous arrivâmes rapidement au petit village, dernier terme de notre lointaine pérégrination. Nous fûmes surpris, en approchant, de voir toutes les maisons fermées et les rues désertes. Une vieille femme, que nous aperçûmes par hasard sortant d’une chaumière, et que nous interrogeâmes, nous dit que c’était l’heure de vêpres, que tout le monde était à l’église. Telle est, en effet, la dévotion de ces braves paysans, qu’à moins d’empêchement absolu, personne ne manque aux offices du dimanche. Nous demandâmes à cette bonne femme où se trouvait la maison de l’addolorata : elle leva les yeux au ciel et nous indiqua de la main une misérable chaumière située presque à l’entrée du village. Elle ajouta que nous ne pourrions voir la stigmatisée pendant la durée de l’office, auquel elle s’unissait d’esprit et d’intention. Nous pensâmes que nous ne saurions mieux faire que d’imiter son exemple et celui des bons villageois, et nous nous rendîmes à l’église, qui est placée & l’extrémité du village. Elle était remplie de monde, et tel était le recueillement de l’assistance, qu’à notre entrée pas une tête ne se retourna pour nous regarder. Les hommes étaient d’un côté de la nef, les femmes de l’autre, et tous chantaient à l’envi et du fond du cœur les louanges du Seigneur. On sentait, à l’air de piété qui régnait chez ces braves gens, que la présence au milieu d’eux d’un témoignage vivant de la puissance divine agissait sur leurs cœurs et les remplissait de la crainte et de l’amour de Dieu.

L’église de Capriana est admirablement située sur une plate-forme que termine brusquement un précipice presque a pic. Au fond de ce précipice, un rapide torrent fuit parmi des rochers : l’aspect de toute cette nature est heurté, sévère et désolé, et, comme celui de Kaltern, il est en parfaite harmonie avec le mystère que Dieu a placé dans son sein. Kaltern et Capriana, avec leurs deux stigmatisées, sont en présence et presque en vue l’un de l’autre comme le Thabor et le Calvaire, et il semble que Dieu ait voulu, en suscitant en même temps et si près l’une de l’autre ces deux merveilles de gloire et de douleur, offrir aux yeux l’image vivante et simultanée de sa douloureuse Passion et de sa résurrection glorieuse. Le cimetière de Capriana est auprès de l’église : quelques croix de bois indiquent la place des tombes : c’est là que repose maintenant la dépouille matérielle de l’addolorata, qui mourut à trente-trois ans, comme le Seigneur, deux ans environ après la visite que nous lui fîmes et que je raconte en ce moment.

L’office était terminé et l’heure de voir Domenica Lazzari enfin arrivée. Nous allâmes droit à sa chaumière, et, sans nous faire autrement annoncer, nous frappâmes à la porte. Une jeune fille pauvrement vêtue vint nous ouvrir : c’était la sœur de la patiente. Sa physionomie portait un cachet d’inconsolable tristesse : hélas ! comment le sourire aurait-il pu pénétrer dans ce séjour de la souffrance incarnée ! Nous lui dîmes l’objet de notre visite elle ne nous répondit rien, mais, prenant un air de résignation assez maussade comme pour nous dire : « Ne pouviez-vous pas laisser ma pauvre sœur souffrir tranquillement ? » elle nous fit traverser une petite pièce noire et enfumée qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de salle de réception, et nous introduisit dans une seconde chambre plus misérable que la première. C’est là que s’offrit à nos regards le spectacle le plus pitoyable que des yeux humains aient jamais contemplé.

Au milieu de la chambre, sur un pauvre grabat, l’addolorata était étendue, immobile, sanglante, couronnée de ses plaies comme de l’auréole des martyrs : pour tout dire en un mot, elle nous apparut comme un crucifix vivant. Son front était percé de trous nets et profonds, traces visibles de cette invisible couronne d’épines que son Jésus bien-aimé avait daigné partager avec elle. Ses joues creuses étaient couvertes d’une épaisse couche de sang desséché : c’était celui qui avait coulé sur son front le vendredi précédent et qu’on n’avait pu lui enlever à cause des souffrances intolérables que lui cause tout contact. Ses cheveux épars étaient également collés par le sang. Un anneau de cuivre, suspendu à une corde qui partait du plafond, soutenait les pouces de ses deux mains étroitement enlacées l’une à l’autre, et qu’elle ne peut, sans cruellement souffrir, ni détacher ni laisser reposer sur sa poitrine. Ces pauvres mains maigres et décharnées, mais bénies de Dieu, étaient percées de plaies larges, arrondies, profondes, qui semblaient faites par un énorme clou, stigmates frappants et douloureux de la Passion de Jésus-Christ ! Sa bouche était entr’ouverte ; de violents soupirs, semblables au râle d’un agonisant, s’échappaient avec effort de sa poitrine son corps était d’une affreuse maigreur enfin, toute sa personne offrait l’image la plus désolante de la souffrance et de la mort prochaine, et l’on ne pouvait s’empêcher, en la considérant, de répéter ces paroles prophétiques de l’Ancien Testament, relatives au Sauveur « Ils ont percé mes mains et mes pieds ; ils ont compté tous mes os a »

Cependant, quand au bruit de nos pas elle ouvrit les yeux et les tourna vers nous, nous vîmes briller dans son regard la flamme de la prière et de la vie : c’était un regard profond, pénétrant, plein de tristesse, mais de douceur, de résignation et de saintes espérances. Nous lui demandâmes si elle entendait le français, que personne ne parle dans son pauvre village ; elle nous fit signe que oui, et répondit toujours par signe (il lui est matériellement impossible de prononcer un seul mot) à nos différentes questions, de manière à nous prouver clairement qu’elle nous comprenait. Mon frère lui ayant demandé, entre autres choses, si elle était heureuse de souffrir, elle leva les yeux au ciel avec une expression indicible de joie et d’amour. Elle nous confirma ce qu’on nous avait dit, qu’elle ne mangeait, ne buvait et ne dormait jamais, ce qui, du reste, eût été absolument impossible dans l’état d’agonie perpétuelle où elle se trouvait. Enfin nous nous fîmes répéter, par sa pauvre sœur et par les habitants du village que nous rencontrâmes sur notre chemin, que, tous les vendredis, depuis douze ans, ses plaies saignaient abondamment, qu’elle se frappait la poitrine avec une telle violence, que le bruit de ses coups se faisait entendre au loin enfin, qu’elle retraçait avec une effrayante réalité dans toute sa personne les souffrances de la Passion et de la mort du Sauveur. « Ces jours-là, nous disaient ces braves gens en soupirant, on entend ses lamentations dans tout le village ! » Lamentations terribles en effet, plainte profonde mais résignée, comme celle de Jésus-Christ lui-même sur la croix « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Telle était Domenica Lazzari quand nous la vîmes, le 30 août 1846 ; telle elle vécut encore près de deux ans, jusqu’au jour où elle alla au ciel recevoir la récompense de son long martyre ; telle elle vivait déjà depuis douze ans, miracle subsistant de la puissance et, je l’expliquerai tout à l’heure, de la miséricorde divine ! Née en 1815 d’un pauvre meunier de Capriana, ayant toujours vécu dans la crainte et l’amour de Dieu, et plongée dès son enfance dans la méditation profonde de la Passion de Jésus-Christ, elle eut, vers l’âge de dix-neuf ans, en 1833, d’après le rapport du docteur Dei-Cloche, qui la soigna longtemps, une sorte de vision ou d’extase, à la suite de laquelle elle fut atteinte d’un mal inconnu et étrange. Dès lors elle ne quitta plus son lit, cessa absolument de manger et de boire, ne prenant d’autre nourriture que la sainte communion une fois par semaine. En 1834, elle reçut les stigmates du front, des pieds, des mains et du côté. À dater de cette époque, son martyre n’a pas cessé, non plus que sa vie toute surnaturelle. Des milliers de témoins l’ont vue, ont assisté à son agonie mille fois renouvelée le vendredi, et ceux que j’ai déjà cités au sujet de Marie de Mœrl ont également raconté le prodige encore plus incontestable peut-être de la stigmatisée de Capriana. MM. de Cazalès, Léon Borée, de Mioy, don Riccardi, lord Shrewsbury, des prêtres et des laïques, des catholiques et des protestants, des savants et des médecins l’ont visitée à plusieurs années d’intervalle ; tous l’ont trouvée, comme nous-mêmes, toujours mourante et toujours vivante, et quiconque voudra parcourir le livre que j’ai indiqué plus haut de M. Léon Borée, se convaincra que leurs relations sont absolument identiques à la mienne. Seulement, la plupart d’entre eux ont vu plus que nous, ayant pu visiter l’addolorata un vendredi ; ils ont vu saigner ses plaies, et, chose étrange qu’ils affirment en témoins oculaires, et qui prouve à elle seule que la main de Dieu est là, ils ont constaté avec stupeur que le sang qu’ils voyaient sortir de la plaie des pieds, au lieu de suivre son cours naturel et de descendre vers les talons, coulait en remontant vers les doigts, contrairement aux lois de la gravité, mais comme il eût coulé naturellement si Domenica eût été en réalité attachée à la croix, tant elle devait être en tout l’image vivante de Jésus crucifié !

Voilà les faits exposés simplement, sans réticences, sans respect humain, mais sans exagération, bien loin de là, car j’en ai passé beaucoup sous silence, et je ne pense pas que personne, devant une telle masse de témoignages honorables, puisse sérieusement en contester la véracité. Une fois les faits admis, reste, comme pour l’extatique de Kaltern, à en trouver l’explication.

Sera-ce la fraude ? Je me reproche presque d’indiquer même cette hypothèse : non, personne, croyant ou incrédule, n’oserait prononcer ce mot odieux en face de cette pauvre et sainte fille, couverte de plaies, percée, flagellée, sanglante, vivant pendant quatorze années dans un martyre incessant, sans que jamais une plainte volontaire soit sortie de sa bouche. Ses affreuses douleurs, sa sainteté évidente, l’autel que son évêque lui a permis, à elle aussi, d’avoir dans sa pauvre chaumière, l’Eucharistie qui fut pendant si longtemps sa seule nourriture, la misère même qui l’entoure et l’absence de tout intérêt personnel, tout cela repousse absolument toute supposition de supercherie ou de ruse. Il est à remarquer en effet, pour elle comme pour Marie de Mœrl, que, malgré l’extrême pauvreté de sa famille, jamais Domenica ni les siens n’ont accepté ni reçu le moindre secours de ceux qui la visitaient. Tous lui ont demandé l’aumône de ses prières ; tous ont reçu d’elle, elle n’a rien reçu d’eux : ils sentaient en sa présence qu’elle était la vraie riche devant Dieu, et qu’eux seuls étaient les pauvres et les mendiants.

La fraude écartée, voudra-t-on expliquer l’état de l’addolorata par le magnétisme ou la maladie ? Les médecins ont déjà répondu, et à leur défaut le bon sens répondrait : Non ! avec une certitude souveraine. Il est trop clair que jamais ni magnétisme ni maladie naturelle d’aucun genre n’a pu et ne pourra couronner de trous sanglants la tête d’une femme, lui percer les pieds et les mains de trous larges et profonds, lui faire une plaie au côté, ni maintenir ces blessures toujours vives et toujours saignantes pendant de longues années, sans aucune trace d’inflammation ni de corruption. Que sera-ce du sang que ces plaies rendent tous les vendredis, de l’absence de tout sommeil, de toute nourriture, enfin de cette agonie, qui pour Domenica Lazzari se prolongea pendant près de quinze ans, et la tint pendant tout ce temps véritablement clouée à la croix de Jésus-Christ ! Non, devant tous ces faits une fois admis, la science est absolument impuissante à comprendre comme à expliquer ; les médecins qui ont vu la stigmatisée l’ont reconnu, et ils ont attesté que son état était non seulement étrange et extraordinaire, mais absolument en dehors des lois de la nature humaine.

La fraude et la maladie mises de côté, quelle explication reste possible ? Une seule, mon avis, l’explication catholique. De même qu’en saint François d’Assise, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse et tant d’autres serviteurs et servantes du Seigneur, Dieu a voulu manifester sa puissance et sa miséricorde dans la personne de cette pauvre et sainte fille, bien petite devant les hommes, mais bien grande devant lui ! La voyant humble et pieuse, enflammée d’amour pour lui et tout entière à la méditation de sa Passion douloureuse, Jésus-Christ a voulu l’associer à ses souffrances pour l’associer plus tard à sa gloire, et il a daigné lui conférer l’honneur insigne d’être son image vivante et souffrante et comme son témoin durant son passage en ce monde. Elle a accepté le pacte divin que lui offrait son bien-aimé, et certes, malgré toutes les répugnances de la chair, elle n’eût pas échangé ses douleurs contre toutes les joies de la terre. Voilà, quant à moi, l’explication que je trouve au fait prodigieux que je viens de raconter, et je m’y tiendrai tant qu’on ne m’en aura pas présenté une autre qui me semble plus raisonnable.

J’ai dit que Dieu avait ainsi manifesté dans sa servante, non seulement sa puissance, mais aussi sa miséricorde. Jamais, en effet, la miséricorde divine ne se manifesta plus vivement qu’au Calvaire c’est par les prières et le sang de son Fils unique, Jésus-Christ, que Dieu a sauvé le genre humain, et c’est encore par la prière, les larmes et le sang de ses serviteurs unis aux mérites de Jésus-Christ qu’il poursuit dans le temps l’œuvre de notre rédemption. J’ai, donc eu raison de dire que la stigmatisation de Domenica Lazzari fut une grande œuvre de miséricorde, pour elle d’abord, puis pour ceux qui l’entourèrent, enfin pour l’Église entière.

Pour elle, parce qu’elle a demandé, accepté, aimé ses souffrances ; parce qu’elle s’est sanctifié dans les larmes et le sang ; parce que, même au milieu de son martyre, son âme était inondée des consolations ineffables réservées aux bien-aimés du Seigneur ; enfin, parce qu’elle a mérité dans le ciel une couronne de félicité d’autant plus brillante qu’elle a plus souffert ici-bas.

Pour ceux qui l’ont entourée et visitée sur sa couche sanglante, parce que sa seule vue a été pour eux une grande leçon et un impérissable enseignement parce que les milliers de personnes qui l’ont vue ont emporté de sa pauvre chaumière une foi plus vive, une crainte de Dieu plus grande jointe à un plus grand amour parce que son sang, en coulant, a fait couler bien des larmes de repentir, converti des hérétiques et des incrédules, et sanctifié non seulement sa famille et ses amis, mais toute la contrée environnante.

Enfin, pour l’Église et pour l’universalité des hommes, parce que c’est la prière des justes qui sauve les sociétés et les empires, et que la souffrance acceptée et offerte à Dieu est la plus puissante des prières. Oui, si le monde vit, s’agite et prospère ; si, malgré tous les crimes et les vices qui pullulent sur la terre, malgré les blasphèmes qui s’élèvent incessamment de tous les points du globe comme des vapeurs pestilentielles pour former un orage de malédiction, cet orage de la colère divine n’éclate point, et si la foudre reste suspendue sur nos têtes, menaçante toujours, mais toujours inactive, c’est que Dieu accorde la grâce des pécheurs aux larmes et aux prières des innocents et des saints c’est qu’il y a partout, dans les campagnes et dans les villes, dans les palais, dans les couvents et dans les chaumières, des âmes pures et austères qui prient, qui pleurent, qui souffrent, âmes puissantes et privilégiées, vraies bienfaitrices du genre humain, que le monde ignore ou méprise, et sans lesquelles cependant le monde ne serait plus !

Voilà pourquoi Dieu est admirable dans les larmes, les tribulations et le sang de ses saints comme dans leur glorification ! Voilà pourquoi sa miséricorde se manifeste plus encore peut-être dans les souffrances de la patiente de Capriana que dans les ravissements de l’extatique de Kaltern ! Et voilà pourquoi il est juste qu’en toutes choses nous l’appelions de ce beau nom inconnu de l’antiquité païenne, mais qui, parmi les nations chrétiennes, est devenu son nom populaire : le bon Dieu !

Désormais le but de notre voyage était atteint notre attente avait été non seulement remplie, mais dépassée. Nous avions vu et touché du doigt les merveilles que d’autres nous avaient racontées, et d’auditeurs nous allions devenir à notre tour narrateurs et témoins. Fatigués de corps et l’âme rassasiée des émotions de tout genre que nous avions traversées, nous nous hâtâmes de regagner la Suisse par Inspruck et le haut Tyrol nous traversâmes, sans presque nous y arrêter, Lucerne et son beau lac, l’Oberland et ses magnificences déjà tant de fois décrites, et nous revînmes en. France, remportant de ce lointain mais rapide voyage des souvenirs impérissables pour nous… je voudrais pouvoir ajouter intéressants et profitables pour ceux qui me liront.

  1. Conférences de Notre-Dame de Paris, par le P. Lacordaire, vingt-troisième conférence.
  2. Tous ces faits sont empruntés à l’Histoire de Calvin, par M. Audin, qui indique scrupuleusement les sources authentiques et originales où il les a puisés.
  3. Note de l’auteur. — Ces derniers faits sont tirés d’un ouvrage fort curieux, récemment publié à Genève sous ce titre : Fragments biographiques et historiques, extraits des registres du conseil d’État de la république de Genève, de 1535 à 1792.
  4. Voyez la Vie de saint François de Sales, par M. Hamon, curé de Saint-Sulpice.
  5. « Vous souvenez-vous, lui écrivait-il encore, d’une pièce charmante que vous daignâtes m’envoyer il y a plus de quinze ans (peu après Rosbach), dans laquelle vous paignîtes si bien :

    Ce peuple sot et volage,
    Aussi vaillant au pillage
    Que lâche dans les combats !


    (Lettre de Voltaire au roi de Prusse, 7 décembre 1774.)
    Ce peuple était le peuple français !
  6. L’empereur Napoléon Ier disait qu’il fallait que leurs contemporains fussent des nains pour les avoir considérés comme des géants.
  7. Note de l’auteur. — Nos socialistes modernes suivent fidèlement, en cela comme en tout, les traces de leurs devanciers de 1793, et les journaux américains ont récemment rendu compte d’un meeting républicain tenu à New York, le 10 août 1856, dans lequel on a réuni dans une seule et même acclamation les noms de Robespierre, de Voltaire et de Rousseau.
  8. Histoire universelle de l’Église, par Rohrbacher ; Théodoret Sozime.
  9. Confessions de saint Augustin, traduction de L. Moreau, livre IX, ch. vii.
  10. Ou au livre dont je parle plus loin, de M. Borée, Sur les Stigmates du Tyrol, où la relation de Gœrres se trouve tout entière à Paris, chez Jacques Lecoffre. (Note de l’auteur.)
  11. Marie de Mœrl vivait encore, et toujours de la même vie surnaturelle, jusqu’au mois de janvier 1868, où elle mourut saintement vingt-deux ans après l’époque où je l’avais visité.