Plon (p. 165-222).


chapitre v

QUE DOIT ÊTRE LE FUTUR TRAITÉ DE PAIX



Je lisais récemment dans une publication les lignes ci-après :

« Il faut réduire l’Allemagne de telle sorte qu’elle soit mise désormais dans l’impossibilité absolue de recommencer la guerre… La paix que nous voulons est celle qui permettra aux puissances lésées d’exercer de justes reprises, à l’Europe de se prémunir contre toute tentative de bouleversement, aux petites nationalités de se développer sans contrainte et aux générations qui nous suivent de compter sur la sécurité du lendemain. C’est pour cela que tant de héros se battent et que tant d’autres sont tombés. Il ne faut pas que ces sacrifices soient vains, ni qu’une paix hâtive qui ne serait qu’une trêve soit consentie alors que nous voyons poindre le jour des réparations nécessaires et du châtiment du plus grand des crimes que l’histoire ait jamais relatés. »

On croira peut-être que ces lignes ont été écrites il y a quelques semaines, au déclin de la guerre mondiale.

Non, elles remontent à l’année 1917, au moment où il apparaissait que l’Allemagne ne pouvait plus gagner la guerre, où sa défaite semblait à peu près certaine. Dès cette époque, les peuples engagés dans le conflit se promettaient de faire en sorte que jamais plus un pareil fléau ne puisse s’abattre sur le monde. La formidable puissance allemande allait être brisée. Il faudrait l’empêcher de se reconstituer et assurer aux hommes un siècle au moins de vie pacifique et tranquille.

Dans son Histoire de deux peuples, Jacques Bainville écrit de son côté :

« L’Europe, l’Amérique expiaient leur indifférence au triomphe prussien de 1870. Alors le monde parut comprendre que le repos, la sécurité, la civilisation étaient incompatibles avec l’existence d’une grande Allemagne unie. Il semblait qu’une idée fût désormais souveraine, celle que l’Allemagne ne devait jamais retrouver la puissance politique puisqu’elle ne savait pas même s’en servir pour son propre bien. »

Cependant vingt ans à peine s’étaient écoulés et le canon tonnait à nouveau. La grande guerre qui devait être — l’avait-on assez répété — la dernière, renaissait de ses cendres pour se muer en une conflagration plus générale encore qu’on a dénommée pour cela « guerre mondiale ».

Et voici qu’aujourd’hui où celle-ci s’achemine à son tour vers son terme, où les armées des nations unies assiègent peu à peu la Germanie rejetée derrière ses frontières, on entend les mêmes appels qu’en 1917-1918.

Il faut en finir une fois pour toutes, dit-on. Le monde est las d’être contraint tous les vingt ans à d’effroyables tueries pour mettre à la raison un peuple de proie qui ne peut vivre tranquille chez lui, dont le seul souci est d’asservir ses voisins et qui a fait de la guerre son industrie nationale. On se promet une fois de plus de prendre les mesures de rigueur qui le réduiront à l’impuissance et permettront aux hommes de connaître enfin la vraie paix.

Comment se fait-il que l’humanité se trouve placée devant les mêmes préoccupations après un si court espace de temps ? C’est donc que les nations alliées, si vaillantes dans l’épreuve, n’ont pas su bâtir la paix sur des bases assez solides pour lui assurer une certaine longévité. Comment l’ennemi, soi-disant désarmé aux termes des traités, a-t-il pu reconstituer ses forces et lancer ses nouvelles agressions ? Pourquoi n’a-t-il pas trouvé devant lui dès la première heure une coalition forte, active, résolue, dont l’existence seule eût sans doute suffi pour l’arrêter dans ses coupables entreprises ?

Pour qu’il en soit ainsi, il faut que des fautes aient été commises. Il convient de les rechercher, de les mettre en évidence pour en éviter le retour au cours des négociations du nouveau traité de paix et dans l’attitude à adopter par les peuples au lendemain de la guerre.

Sans doute, ces investigations ne vont pas sans risques. Elles peuvent faire apparaître les erreurs et les faiblesses de certains hommes d’État, de certains parlements, de certains peuples ; ils n’ont pas su donner leur vrai sens aux événements qui s’accomplissaient sous leurs yeux et prendre à l’heure voulue les décisions de courage qui s’imposaient. Ce sera plus tard le rôle de l’Histoire, dans sa sérénité, de rechercher les responsabilités et de fixer la part de chacun.

Pour l’instant, il s’agit seulement, sans récrimination d’aucune sorte, de mettre en lumière les incompréhensions, les abandons et les renoncements qui ont permis le redressement de l’ennemi vaincu et ont mis le monde dans l’obligation de s’imposer de nouvelles épreuves plus redoutables encore que celles de 1914-1918.

Pour ma part, ministre du Blocus dans le Cabinet Clemenceau et, à ce titre, membre du Comité de guerre préposé à la conduite générale de la guerre, j’ai suivi de près le déroulement des hostilités d’octobre 1917 à novembre 1918 ; ministre des Régions libérées après le 11 novembre, j’ai pris part aux négociations précédant le traité de paix, j’ai dirigé les premiers travaux de la reconstitution des départements dévastés ; enfin, président de la commission de l’Armée du Sénat, président du Conseil d’administration de la Caisse autonome d’amortissement de la dette publique, représentant de la France à la Société des Nations en 1923-24, j’ai été le témoin direct de maints événements des lendemains de la guerre. J’en ai gardé des impressions personnelles qui se sont avivées encore au cours des dernières années. C’est à les exposer que je voudrais consacrer les pages qui suivent.

Pour faire un bon traité de paix, il convient d’abord de bien terminer la guerre. Il ne suffit pas de contraindre l’ennemi à mettre bas les armes, à cesser le combat faute d’effectifs ou de matériel. Il faut aussi le convaincre de sa défaite, le mettre en révolte morale contre les chefs civils et militaires qui l’ont jeté dans la tourmente et lui enlever pour longtemps l’envie de recommencer.

De cela, les Alliés ne se sont pas suffisamment souciés en 1918. Ils étaient si las après cinquante-deux mois de souffrances de toute nature qu’ils ont saisi la première défaillance de l’ennemi pour mettre fin aux tueries qui ensanglantaient le monde et accepter la signature d’un armistice. C’était naturel, c’était humain. Était-ce sage ?

On connaît les deux thèses en présence. On en a beaucoup discuté depuis. Je m’en suis entretenu plusieurs fois avec le maréchal Foch dans les lendemains de la guerre. L’avis d’un tel chef est certainement des plus qualifiés :

« Qu’est-ce qu’un armistice ? disait-il. C’est une suspension d’armes que le vainqueur accorde au vaincu pour éviter une effusion de sang inutile et discuter entre temps des conditions de paix qu’il est en état de lui imposer. Car la guerre est un moyen, elle n’est pas une fin. On ne la fait pas pour remporter des victoires, pour rafler des dizaines de milliers de prisonniers et des centaines de canons, mais uniquement pour faire subir sa volonté, toute sa volonté à l’adversaire.

« Des victoires, lorsque nous avons signé l’armistice le 11 novembre à Rethondes, il y a plus de deux mois que nous en remportions presque sans arrêt. Nous aurions pu, certes, continuer de la sorte, mais à quoi bon continuer si l’ennemi acceptait, militairement parlant, toutes nos conditions, des conditions telles que, même au cas où il l’aurait voulu, il lui était matériellement impossible de reprendre les armes. Il se trouvait donc absolument obligé de se plier à toutes nos exigences…

« Ce qui m’importait à moi, par-dessus tout, le jour où pour la première fois j’en ai débattu dans mon esprit les conditions, c’était de tenir solidement la ligne du Rhin et les têtes de pont. Voilà le point essentiel. Tout le reste était accessoire. Je savais bien que l’armée allemande, dans l’état matériel et moral où elle se trouvait, après que nous l’aurions privée d’une partie importante de ses mitrailleuses, de ses canons, de ses transports, obligée de se replier à grande allure de l’autre côté du fleuve, était tout à fait incapable de nous offrir même un semblant de résistance. Si donc, le moment venu, les conditions de paix une fois arrêtées, le gouvernement de Berlin faisait simplement mine de les refuser, nous n’avions qu’à donner un signal à nos troupes, à presser sur un bouton. Les armées alliées maîtresses du Rhin et de ses débouchés s’élançaient en avant. En quelques jours elles étaient à Berlin, à Munich, où nous aurions dicté la paix que nous aurions voulue. Les événements ont-ils justifié mes prévisions ? Ils les ont justifiées pleinement. »

Une pareille thèse est très rationnelle. Dans son ensemble, elle est fondée. On comprend que le grand catholique, le Français humain qu’était le maréchal se soit fait scrupule d’envoyer à la mort quelques milliers de soldats de plus, s’il était en situation d’imposer à l’ennemi les conditions indispensables à la sécurité de l’avenir.

Mais, par ailleurs, connaissant le peuple allemand tel qu’il est, sachant qu’il était prêt à tenter de nouvelles agressions après restauration de ses forces, ne convenait-il pas, si on en avait le moyen, de contraindre son armée à une capitulation en rase campagne, de lui ravir toutes ses armes, de la faire prisonnière, ou au moins de la rejeter en désordre dans ses repaires de Germanie, bref de lui imposer à elle et à la nation dont elle était l’émanation le sentiment d’une défaite irrémédiable ?

Sans doute, pour atteindre ce résultat, eût-il fallu poursuivre la guerre quelques semaines ; la liste des morts déjà si longue (plus de 1 400 000 pour la France) se fût étendue encore. Sacrifice supplémentaire, mais sacrifice nécessaire ; l’avenir l’a prouvé.

Les dispositions étaient prises. Alors que les armées alliées, victorieuses sur tout le front, poussaient devant elles l’ennemi en retraite, deux attaques puissantes sur les ailes étaient à la veille de se produire ; l’une à l’ouest, franco-belgo-britannique, partait de la Lys et de l’Escaut aux ordres du roi des Belges assisté du général Degoutte ; l’autre à l’est, confiée aux armées Mangin et Gérard sous les ordres du général de Castelnau devait se développer du sud au nord entre la Moselle et les Vosges, dans la direction de la Sarre. Formant les deux branches d’une tenaille, elles avaient toutes chances de faire prisonnière une bonne partie de l’armée allemande. Celle-ci était incapable de toute résistance ainsi que le maréchal Hindenburg en a fait l’aveu dans sa note du 3 octobre 1918 au Conseil de cabinet de Berlin :

« Par suite de l’écroulement du front de Macédoine, de l’affaiblissement consécutif de nos réserves sur le front occidental et de l’impossibilité de compenser les pertes considérables que nous avons faites dans les batailles des jours derniers, il n’y a plus d’espoir, autant que l’homme peut en juger, d’imposer la paix à l’ennemi. Nos adversaires, de leur côté, amènent constamment à la bataille de nouvelles réserves de troupes fraîches… Dans ces conditions, il est souhaitable de mettre fin à la lutte pour épargner au peuple allemand et à ses Alliés des sacrifices inutiles. »

Poincaré, Georges Leygues et moi, plus avertis que d’autres de la mentalité allemande, nous penchions pour la thèse d’une prolongation de la guerre de quelques semaines, Clemenceau, Foch et, je dois le dire, la plupart des autorités alliées acceptaient le principe d’un armistice immédiat. Il fut donc signé.

Il advint ce qu’on pouvait prévoir. À peine le cessez-le-feu avait-il sonné, les troupes allemandes, tenues en main par leurs chefs, façonnées aux rigueurs d’une discipline sévère, reprenaient en ordre le chemin du Reich. Elles repassaient le Rhin dans une manière de demi-triomphe, le fusil sur l’épaule, aux accents du Deutschland uber alles et du Wacht am Rhein, faisant écho à la parole insolente d’Erzberger à Rethondes :

« Le peuple allemand qui, pendant cinquante mois, a tenu tête à un monde d’ennemis, gardera, en dépit de toute violence, sa liberté et son unité. Un peuple de 70 millions d’habitants souffre, mais ne meurt pas. »

Des arcs de triomphe étaient même dressés dans certaines villes.

Le peuple allemand, avec cette ardeur au travail et cette discipline qui sont ses plus belles qualités, reprenait le collier sans avoir mesuré l’étendue de sa défaite.

« Non, non, affirmaient ses maréchaux et ses généraux, notre armée n’a pas été battue sur le champ de bataille ; elle n’a dû cesser le combat que devant les rigueurs du blocus et les troubles de l’intérieur, le coup de poignard dans le dos ; elle garde sa gloire et son honneur. »

Ce qui voulait dire, en bon allemand : elle n’attend que l’heure de se reconstituer et de frapper de nouveaux coups pour de nouvelles conquêtes.

En relisant ces jours derniers les Mémoires de Poincaré, j’y relevais les passages suivants :

« M. Haguenin qui est à Berne chargé d’un service de propagande, est d’avis que nous avons saboté la victoire, que l’armistice a été une faute, que l’Allemagne ne se croit pas battue et qu’elle reste très dangereuse. »

« Étienne est désolé que l’armistice ait été précipité et il trouve que les Allemands, n’ayant pas une mentalité de vaincus, resteront redoutables. Il a reçu des lettres d’officiers cantonnés sur le Rhin qui disent que les instituteurs allemands enseignent déjà la revanche. »

« Lebrun, qui revient de Briey, rapporte que les habitants du pays ont tous eu, devant le défilé des Allemands en retraite, l’impression que l’ennemi ne se considérait pas comme battu et que les officiers étaient très arrogants. Le radio-allemand, les impressions de Lebrun, beaucoup d’autres indices montrent que la signature de l’armistice risque de saboter la victoire. Combien il eût mieux valu achever de battre l’ennemi sur le champ de bataille ! »

Le général Nollet dans son livre Une expérience de désarmement écrit :

« Pour l’édification de la nation, il eût été préférable que la guerre se poursuivît quelque temps en territoire allemand, tout au moins que les troupes du front ouest rentrassent en Allemagne sans armes ni drapeaux. »

Les événements survenus depuis la grande guerre ont donné raison à ceux qui avaient jugé prématuré l’armistice du 11 novembre. La capture d’un million au moins d’Allemands en 1918 eût sans doute évité à la France l’humiliation de son million de prisonniers et plus de l’été de 1940.

Première faute à ne pas renouveler.

Il en est d’autres. D’une manière générale, les Alliés se sont détournés avec trop de hâte des souvenirs de la guerre. Trop de voix chez les neutres, chez les vaincus et même chez nous, dénonçaient les méfaits d’une pensée attardée au passé. Le présent et l’avenir seuls importaient. Le monde voulait vivre. Il fallait écarter tout ce qui pouvait retarder une reprise normale des relations politiques et économiques.

Évoquer les souvenirs et les tourments de la guerre, c’était faire obstacle à la renaissance de la vie. Les Alliés devaient savoir « dominer leur victoire », le mot était déjà à la mode.

Assurément, c’eût été là une tactique raisonnable si l’Allemagne avait été sage, si elle avait tiré des derniers événements la leçon qui s’imposait, si elle avait mis à profit pour panser ses plaies et redresser son économie l’atmosphère de confiance dont l’entouraient les nations voisines.

Mais c’était là le moindre de ses soucis. Dans ses casernes, elle faisait de chacun des soldats de l’armée de l’armistice un futur gradé. Dans ses écoles, elle empoisonnait plus que jamais l’esprit des enfants des principes du germanisme. Dans ses usines habilement camouflées, elle reprenait la fabrication des matériels de guerre. Bref, elle se mettait en situation, l’occasion aidant, de repartir une fois de plus à la conquête du monde.

Il eût fallu une poigne de fer pour la maintenir dans les lisières du traité ; on n’avait pour elle que douceurs et ménagements.

Les Alliés auraient dû faire autour de la magnifique victoire qui avait couronné la campagne de France une publicité analogue à celle que le grand état-major allemand avait si habilement orchestrée après ses succès de 1870-71. Au lieu de cela, on faisait silence, comme si on avait craint de chagriner les Kronprinzen de Prusse et de Bavière, les von Hindenburg, von Ludendorff, von Moltke, von Falkenhayn, von Kluck, von Hauser, von Bulow et autres, organisateurs et responsables de la défaite de l’Empire.

On eût dû même révéler au monde les actes de brutalité et de sauvagerie accomplis par les troupes allemandes au début de la guerre dans les régions occupées ; on y trouve déjà, en puissance tous ceux plus abominables encore consommés dans la guerre actuelle.

Les incendies et les meurtres de Dinant et de Visé en Belgique, de Nomeny, d’Audun-le-Roman, de Longuyon et d’ailleurs en France, n’annonçaient-ils pas à trente ans de distance les assassinats d’Oradour-sur-Glane, d’Arbonne, d’Asq, de Chateaubriant, de Charmes et autres lieux ? L’envoi en Allemagne d’hommes et de femmes du Nord et des Ardennes en 1916-1917 n’étaient-ils pas les embryons des déportations massives des dernières années ? Mais le mot d’ordre était de laisser dormir ces souvenirs douloureux.

Je pris un jour l’initiative — c’était à la séance du 31 mai 1921 — de porter à la tribune du Sénat un écho atténué des actes accomplis par l’ennemi en violation du droit des gens, rapportés dans les procès-verbaux dressés sur place après la guerre par quatre hautes personnalités : le premier président de la Cour des comptes, un conseiller d’État, un conseiller à la Cour de cassation, un ministre plénipotentiaire.

Certes la Haute Assemblée m’écouta avec une attention soutenue et attristée. Mais, après la séance, des collègues m’arrêtaient dans les couloirs, me disant :

— Votre intervention nous a vivement intéressés et émus. Mais est-il nécessaire de remuer tout ce passé ? Ne vaut-il pas mieux le laisser dans l’oubli ?

Il n’empêche que l’un d’eux, venu en Lorraine quelques années plus tard pour la visite des ouvrages de la ligne Maginot, s’étant arrêté dans une des localités ci-dessus rappelées, ayant lu sur le monument aux morts les noms des nombreux civils odieusement assassinés en août 1914, ayant entendu de la bouche d’un habitant le récit des atrocités commises par l’ennemi déchaîné au lendemain de la bataille des frontières, se rapprocha de moi et me dit :

— Je comprends maintenant le sens de votre intervention au Sénat. La France ignore tout du drame qui s’est déroulé ici. C’est fâcheux.

Un autre souvenir me revient. Au cours de la bataille du 22 août 1914, la ville de Longuyon (arrondissement de Briey) avait particulièrement souffert. Par le fer et par le feu, l’ennemi l’avait réduite à néant et avait assassiné plus de cent de ses habitants. Il se trouva qu’un fonctionnaire des douanes en service dans cette ville fut replié pendant la guerre, à Sète. Il sut intéresser la population de sa résidence temporaire aux malheurs des Longuyonnais. Après les hostilités, Sète apporta une aide substantielle à la reconstruction de sa ville filleule.

Plus tard, le maire de Longuyon me pria de l’accompagner pour remercier la ville marraine de sa générosité. Ensemble nous gagnâmes le port méditerranéen. Nous y fûmes accueillis avec une gentillesse exquise. Dans la soirée, les Sétois se rassemblèrent à l’Hôtel de ville pour y entendre leurs hôtes. Après les présentations d’usage, je pris la parole. Je remerciai mes auditeurs du mieux que je pus de leur générosité qui avait été au cœur de mes compatriotes lorrains. Puis, pour leur montrer que leur geste était bien justifié et que Longuyon avait connu de terribles souffrances, je me mis à lire les quelques pages des procès-verbaux de constatation des crimes de guerre relatives à la ville lorraine. Grande fut ma surprise de voir que j’étais mal écouté. Je constatai chez mes auditeurs des mouvements divers. Je me penchai vers le maire assis à ma droite et lui demandai ce que cela signifiait.

— Tout ce que vous dites est tellement horrible, me répondit-il, qu’ils ne peuvent vous croire.

Ce que voyant, je me rassis quelques instants. Puis me levant à nouveau, je dis d’une voix qui se voulait sévère :

— Oui, je vous comprends, vous ne pouvez vous résoudre à penser que les faits apportés ici sont l’expression de la vérité, si grande est l’horreur qu’ils inspirent ; eh bien ! je vous prie de m’entendre. Tous ces faits ont été relevés par les quatre hauts magistrats chargés de l’enquête ; je les ai moi-même vérifiés par surcroît depuis. Si un reproche peut être adressé à ce récit, c’est de ne pas dire toute la vérité.

Puis je repris ma lecture. Je fus alors écouté dans le plus grand silence. Une sorte d’effroi planait sur cette foule. On me dit même, après la réunion, que plusieurs femmes pleuraient et avaient dû quitter la salle.

Je ne sais pas si les Sétois ont eu à supporter des sévices particuliers au cours de la guerre actuelle. En tout cas, ils ont connu les souffrances d’autres cités ; ils ont appris les multiples crimes commis en France par la Gestapo. Ils ont pu se rendre compte que, d’une guerre à l’autre, l’Allemagne n’avait pas changé. Les crimes de 1940 étaient en puissance dans ceux de 1914. N’eût-il pas été préférable, pour garantir l’avenir, d’informer la France entière et le monde des horreurs de la grande guerre au lieu de les couvrir d’un voile pudique dans le dessein, bien naïf, de ne pas heurter la sensibilité allemande ?

Seconde série d’erreurs dont il faut se garder dans l’avenir.


À titre d’information, je reproduis ici le passage des procès-verbaux de constat relatifs à Longuyon.

« Le dimanche 23 août, des troupes allemandes appartenant aux 22e, 122e, 125e et 156e régiments d’infanterie firent leur entrée à Longuyon, et prirent aussitôt comme otages 18 notables, qui devaient répondre de la sécurité publique que personne, sauf l’envahisseur, ne songeait d’ailleurs à troubler. Dès le lendemain commençait le pillage. Des coffre-forts étaient défoncés, les magasins saccagés, les caves dévalisées ; à 5 heures, comme on entendait le canon, le commandement faisait mettre le feu à la ville. Alors vont se dérouler des scènes affreuses. Mme X… est violée en présence de ses cinq enfants ; Mme Z… subit les derniers outrages pendant qu’on assassine son mari. L’incendie qui se propage va dévorer 213 maisons ; des habitants terrifiés se précipitent dans les caves d’où il leur faudra bientôt sortir pour échapper à l’asphyxie. Des gens affolés qui cherchent à gagner la campagne sont abattus au passage par des soldats en furie et des officiers ivres de sang. M. C…, est tué chez lui ; M. L…, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui marchait à l’aide de deux bâtons, est massacré près de sa porte et les meurtriers piétinent rageusement son cadavre. Mme M… dont le fils, conseiller général et maire, a été mobilisé dès le début de la guerre, est mise au mur pour être fusillée ; sa fille se jette à son cou, lui fait un rempart de son corps et parvient à la sauver ; mais sa maison est dévastée et à proximité un homme est mortellement atteint d’un coup de fusil. À l’hôtel Siméon, un domestique a la tête trouée d’une balle. M. P…, coiffeur, reçoit la mort devant sa boutique.

« À 7 heures, c’est une vision d’enfer. Une grande partie de la ville est en flammes ; la fusillade crépite de toutes parts. Les rues sont encombrées de morts et de mourants. M. B…, qui se dévoue pour soigner les blessés, est frappé d’une balle dans l’aine et succombe après de cruelles souffrances. Mme P…, M. V…, les deux frères M…, le jeune R…, âgé de seize ans et auprès de lui un enfant de quatorze ans sont tués. Mme J…, voit sa fille tomber morte à ses côtés, une épaule brisée et la tempe fracassée. D’autres personnes périssent asphyxiées ou carbonisées. Mme C…, qui traverse la voie ferrée sur une passerelle avec ses trois fils est arrêtée par un officier et un soldat. Les deux aînés de ses enfants, Marcel, âgé de dix-huit ans, et Paul, garçon de quinze ans, sont empoignés, conduits à 20 mètres de là et assassinés, en même temps qu’un retraité des chemins de fer, M. B… Paul s’évanouit en se voyant mettre en joue et c’est étendu sur le sol qu’il est exécuté ; son frère tombe en criant : « Vive la France ! » Quant à B…, plus dur à tuer, il ne faut pas moins de quatre balles et d’un coup de sabre pour en finir avec sa vie.

« Mme C… vient de partir avec sa belle-sœur et ses deux fils, l’un de douze ans et l’autre de cinq, pour se rendre à Ville-au-Montois, où elle espère trouver un refuge, quand deux soldats lui barrent le chemin. Elle les implore d’un geste, mais avant qu’elle ait pu dire un mot, ses deux petits sont massacrés. Elle-même est blessée de cinq coups de feu, et sa belle-sœur reçoit une balle dans la cuisse.

« Au hameau de Noërs, qui est entièrement brûlé, Mme S… accouchée de la veille, est obligée de s’enfuir de sa maison en flammes, tandis qu’on fusille son mari, M. D… et M. T…, conseiller municipal, sont abattus en se sauvant. En un seul endroit s’entassent 13 cadavres…

« Toutes ces horreurs devaient être surpassées par un crime plus monstrueux encore et plus traîtreusement accompli : 21 jeunes gens de seize à dix-huit ans avaient été requis d’enterrer leurs concitoyens assassinés. Leur lugubre besogne terminée, ils furent attachés les uns aux autres, alignés contre le mur d’un bâtiment des casernes et impitoyablement passés par les armes. »

Le même jour, dans plusieurs communes voisines, Bazailles, Mont-Saint-Martin, Chénières, Cutry, Landres, Fresnois-la-Montagne, Mercy-le-Haut, etc…, les mêmes crimes furent accomplis avec autant, sinon plus de férocité,

Erreurs aussi dans la préparation du traité de paix qui ont pesé lourdement sur les lendemains de la guerre.

On se rappelle les difficultés rencontrées par la France pour faire accepter par les Alliés les conditions jugées par elle nécessaires pour une solution opportune des deux grandes questions de la sécurité et des réparations.

Le maréchal Foch avait établi, dans un long mémoire, que la frontière militaire devait se trouver désormais sur le Rhin. Des troupes alliées en occuperaient les rives et les ponts, cependant qu’à l’arrière une Rhénanie indépendante dégagée de l’emprise prussienne formerait une sorte d’état tampon entre la France, la Belgique et l’Allemagne. Le chef éminent qui avait conduit les armées alliées à la victoire montrait que toute autre mesure serait inefficace. Une Allemagne de 70 millions d’habitants, imbue de ses principes éternels de domination, reconstituerait fatalement une armée puissante ; rien n’empêcherait les événements de 1914 de se reproduire. L’occupation militaire du Rhin était la seule mesure salutaire pour éloigner de telles éventualités, au moins pendant les années instables de reconstitution de l’Europe et d’affermissement des nouvelles frontières.

Le gouvernement français fit d’abord sienne la thèse du maréchal. M. Tardieu l’exposa dans un long mémoire fortement documenté qui aurait dû emporter la conviction de tous. Mais la Grande-Bretagne et après elle les États-Unis firent opposition à ces vues. Ils redoutaient sans doute qu’une France établie sur le Rhin ne fût trop forte en face d’une Allemagne trop faible. Ils craignaient aussi les conséquences fâcheuses de la création de nouvelles Alsaces-Lorraines, comme on disait alors.

Ils reconnaissaient à notre pays le droit de pourvoir à sa sécurité après les dangers courus par lui, mais par d’autres moyens.

Au lieu et place de l’occupation militaire du Rhin, les Alliés offrirent à la France un ensemble de mesures qui prirent finalement place dans le traité : désarmement de l’Allemagne, démilitarisation de la Rhénanie et d’une zone de 50 kilomètres au delà du Rhin ; occupation de cette région pendant quinze ans avec retraits successifs et possibilité de réoccupation en cas de non-exécution du traité, enfin pacte de garantie entre la France d’une part, les deux grands pays anglo-saxons d’autre part.

Certes, ces mesures constituaient un ensemble d’apparence cohérente. Mais que de difficultés en perspective dans leur application ! Le désarmement de l’Allemagne était fatalement provisoire, limité au temps où les commissions internationales de contrôle pourraient poursuivre leurs investigations sur place. Un jour viendrait où les usines allemandes reprendraient leurs fabrications plus ou moins camouflées ; rien ne pourrait les arrêter puisque la Société des Nations était sans pouvoir de contrainte.

Qui aurait qualité pour décider de la réoccupation des territoires évacués en cas de non-exécution du traité ? Faire l’union entre les Alliés dans une matière si délicate apparaissait bien difficile.

Enfin que valait la garantie promise ? Ce dont la France avait besoin en cas d’une nouvelle agression, c’était d’un secours immédiat. Or l’Angleterre, supprimant le régime de la conscription à la fin de la guerre, n’aurait été, comme en 1914, capable d’amener une force de quelque importance sur le continent qu’après de longs mois. L’Amérique se fût trouvée à cet égard dans une situation plus défavorable encore.

On le voit, les Alliés n’avaient pas pour la France les égards que lui méritaient sa grande part dans la victoire, ses sacrifices en hommes et la destruction d’une partie de son territoire.

Le maréchal Foch avait tenté des efforts désespérés pour faire triompher ses vues. Il avait été entendu notamment par le Conseil des ministres le 25 avril 1919. Je me rappelle encore cette séance dramatique comme si elle était d’hier. On avait le sentiment que se jouaient les destinées du pays. J’entendrai toujours le maréchal d’une voix âpre et tranchante, faisant son exposé technique ; le mot « Rhin » y revenait à chaque phrase, le Rhin… le Rhin… le Rhin…, prononcé en faisant sonner la lettre R comme s’il y en avait eu plusieurs.

— J’essayais, a dit le maréchal, d’être bref, nerveux, empoignant. Les arguments n’étaient pas exposés, mais assenés comme des coups de poing.

Mes collègues et moi nous étions émus d’entendre le grand vainqueur de la guerre nous adresser de telles adjurations, de voir ces deux hommes, Clemenceau et Foch, patriotes jusqu’à la moelle, dressés l’un contre l’autre dans des attitudes opposées. Pour ma part, au tréfonds de ma conscience, en Lorrain au regard sans cesse fixé sur la frontière, j’avais tendance à me rallier à l’opinion de Foch ; c’était aussi, je le savais, le point de vue de Poincaré.

Mais que faire ? Le sort en était jeté. On était à la veille de la remise du traité aux plénipotentiaires allemands. En modifier la partie essentielle, c’était ajourner encore cette remise déjà fort retardée. Au surplus, nos Alliés nous avaient appelés à réfléchir avant de décider. C’était cela ou ce n’était rien. Si nous n’avions pas adhéré aux propositions adoptées après tant de discussions, Wilson et Lloyd George se retiraient, nous laissant seuls devant une Allemagne qui déjà redressait la tête. L’union des Alliés restait notre suprême garantie ; la briser était courir l’aventure. Le Conseil des ministres suivit son président.

Une autre désillusion plus grave encore nous attendait.

Une majorité des deux tiers ne s’étant pas trouvée au Sénat américain pour approuver le traité — il avait manqué six voix, — la promesse de garantie des États-Unis disparaissait. La Grande-Bretagne qui n’avait donné la sienne que concurremment avec celle de l’Amérique, reprenait aussi sa liberté. Finalement la France n’obtenait ni la frontière militaire du Rhin ni le pacte de garantie des Anglo-Saxons.

Sans doute eût-il convenu à ce moment que de nouvelles négociations fussent engagées pour asseoir sur d’autres bases la sécurité française. Il n’en fut rien.

Le 3 février 1919, le président Wilson ayant l’honneur exceptionnel de parler à la tribune de la Chambre française des députés, disait :

« L’Amérique paya sa dette de gratitude envers la France en envoyant ses fils combattre sur le sol de France. Elle fit plus. Elle contribua à réunir les forces du monde afin que la France ne sentît plus jamais son isolement, afin que la France sentît que son péril n’était pas un péril solitaire et qu’elle n’aurait plus jamais à se poser la question de savoir qui viendrait à son aide… »

Et voici qu’un an après, le 27 mai 1920, dans un message à la Chambre des Représentants, le même président se voyait contraint de notifier son refus de signer la « joint résolution » relative au traité de paix séparée entre les États-Unis et l’Allemagne : « Je n’ai pas été libre de signer cette « joint résolution » car je ne puis m’obliger à participer à un acte qui jettera une tache ineffaçable sur la noblesse et l’honneur des États-Unis. La résolution cherche à établir la paix avec l’empire allemand, sans exiger du gouvernement allemand aucun moyen de réparer les torts infinis qu’il a causés aux peuples attaqués par lui, peuples dont la défense a été notre but en entrant dans la guerre. »

Drame redoutable que celui auquel se trouvait mêlé le chef d’une grande démocratie. Il était venu faire entendre sa voix en Europe pour tenter d’établir une paix de droit, et il se voyait désavoué après coup par les représentants de son peuple. Drame plus effroyable encore pour la France. Sa victoire si chèrement acquise se voyait dès lors privée de son couronnement légitime ; elle demeurait exposée à tous les aléas de l’avenir ainsi que les événements allaient l’établir.

Je ne pouvais m’empêcher d’évoquer ces tristes souvenirs d’un passé révolu lorsqu’aux jours tragiques de fin mai 1940, au moment où les armées alliées pliaient sous le choc allemand, le gouvernement français adressait au président Roosevelt un suprême appel :

« Depuis neuf mois, la France et l’Angleterre poursuivent la guerre où elles se sont engagées par fidélité à la parole donnée et pour résister à l’impérialisme allemand qui menace tous les peuples libres.

« La Pologne, le Danemark, la Norvège et le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique ont successivement été attaqués et envahis par l’Allemagne, sans justification, sans déclaration de guerre, au mépris de tous principes de la morale divine et humaine, en violation des engagements que l’Allemagne avait souscrits elle-même à l’égard de ses victimes et de la signature qu’elle avait apposée le 27 août 1928 au pacte Briand-Kellogg.

« Par les trois agressions commises le 10 mai dernier, l’Allemagne s’assurait par traîtrise un avantage stratégique considérable sur les Alliés menacés sur une frontière qu’ils avaient le droit de croire protégée par les traités.

« Répondant à l’appel des gouvernements hollandais, belge et luxembourgeois, nos armées se sont portées au-devant de l’envahisseur. À travers les vicissitudes d’une bataille gigantesque, elles opposent depuis dix-huit jours une résistance acharnée et souvent efficace à la force la plus barbare, déchaînée non seulement contre elles, mais contre les populations civiles de l’arrière que des méthodes de guerre impitoyables s’efforcent de démoraliser et de décimer.

« Privées de quelques-unes de leurs meilleures unités et du concours de l’armée belge tout entière, forcées d’abandonner un important matériel, les forces alliées ont à faire face sur des positions de repli nouvelles à une situation dont la gravité n’a pas besoin d’être soulignée.

« Au danger qui menace leur existence même, les peuples de France et d’Angleterre opposeront l’inébranlable union de leurs énergies et leur détermination commune de défendre jusqu’au bout leur territoire et leur idéal. En même temps que la cause de la démocratie dans le monde, chaque soldat français et anglais défend aujourd’hui le sol de son pays, les droits du citoyen et de la famille, la liberté de la pensée, tout ce que l’impérialisme nazi, dans les pays qu’il a conquis, supprime ou persécute sans merci. Dans ce combat contre les forces du mal déchaînées, il n’est pas de capitulation possible ; la France et l’Angleterre ne peuvent ni pactiser, ni céder.

« Nous aurions manqué, monsieur le Président, aux plus hauts devoirs de notre charge si, dans la pleine conscience de nos responsabilités, non seulement envers nos pays, mais envers tous les peuples libres ou opprimés dont la cause est solidaire de la nôtre, nous ne représentions pas au chef de la grande démocratie américaine l’extrême péril qui menace aujourd’hui nos deux nations attaquées par un ennemi qui appelle à son aide la barbarie et la traîtrise ; écrasées sous le nombre, nos armées, malgré leur héroïsme, peuvent succomber sans se rendre. Nous vous demandons, monsieur le Président, si les États-Unis peuvent rester insensibles au destin qui menace, avec les peuples alliés, tous ceux dont la cause est solidaire de la leur, si le sort des démocraties européennes peut laisser la démocratie américaine indifférente. Les entreprises de l’impérialisme nazi ne se limiteront pas à celle qu’il poursuit aujourd’hui. Il n’y aura pas de repos pour lui aussi longtemps qu’un peuple libre échappera à l’emprise du totalitarisme païen ; c’est la civilisation chrétienne tout entière, jusque dans ses derniers refuges, qui serait pourchassée et mise en péril par sa victoire.

« Au seuil de la lutte suprême qu’ils mèneront sans défaillance jusqu’au bout, les peuples de France et d’Angleterre s’adressent à vous par notre voix ; ils font confiance à la démocratie américaine et à son chef pour mesurer toute l’ampleur du combat engagé, pour en discerner l’enjeu sacré, pour décider enfin ce que la mission du peuple américain, ses responsabilités envers lui-même et envers la communauté des nations, leur inspirerait d’entreprendre en faveur de ceux qui combattent pour la cause de tous les hommes libres. »

Appel resté sans écho sur l’heure même.

Il était fatal que le peuple américain, orienté par son clairvoyant et courageux président y répondît à un moment donné, vînt comme en 1917 réclamer sa place, et quelle place ! sur les champs de bataille d’Europe et prendre sa part de sacrifices et de gloire dans le grand drame où se débattait à nouveau le monde.

Mais qui sait si, le pacte de garantie ayant été ratifié en 1919 par la Grande-Bretagne et les États-Unis, l’Allemagne, assurée de liguer contre elle les plus grandes nations, eût osé se lancer dans une nouvelle guerre de conquêtes et imposer aux peuples une saignée plus terrible encore qu’en 1914-1918 ?

Sans doute, devant les sacrifices considérables en hommes et en argent que leur impose la guerre présente, les peuples anglo-saxons font-ils un retour vers le passé. Ils se disent que si leurs représentants d’alors avaient été plus clairvoyants, plus compréhensifs, ils auraient évité les maux actuels. En proposant d’installer sur le Rhin une garde militaire interalliée au moins pendant quelques années, la France ne songeait pas à elle seule. Elle entendait mettre en défense le « front de la liberté » suivant une expression qui a eu cours outre-Atlantique. Le monde a payé cher de ne l’avoir pas comprise et suivie.

Encore une erreur à éviter dans l’avenir.

Une autre faiblesse du traité de paix apparut avec la Société des Nations telle qu’elle fut organisée.

C’était sans doute une idée rationnelle, pour asseoir la paix dans le monde, de rapprocher les peuples dans un organisme commun, de les appeler à se réunir chaque année pour s’entretenir des problèmes politiques, sociaux et économiques, et surtout de prévoir une intervention, le cas échéant, en vue de réduire les menaces de conflit apparaissant ici ou là.

De fait, pendant plusieurs années, l’institution genevoise a bien répondu aux vœux de ses fondateurs ; elle a fixé certaines délimitations de frontières demeurées en suspens, elle a secouru dans leurs efforts de relèvement des pays jetés dans la détresse par la guerre, elle a apaisé des conflits en puissance.

Mais pour remplir en toutes occasions sa mission, il lui fallait satisfaire à deux conditions qui lui faisaient défaut : être universelle et jouir d’un pouvoir de contrainte.

En se refusant à approuver le traité de paix et à occuper son siège à la Société des Nations, la grande démocratie américaine a porté un coup fatal à cet organisme.

Étrange destin ! C’est à l’appel du président Wilson et presque sous sa dictée qu’avaient été rédigés les articles du fameux covenant ; et voici qu’au moment de lui donner vie, son pays s’en désintéressait et se retirait sous sa tente, laissant à tous ces « agités d’Europe » le soin de régler leurs propres affaires.

Erreur manifeste reconnue depuis par les Américains eux-mêmes, puisqu’ils sont unanimes aujourd’hui à réprouver l’isolationnisme et à réclamer leur place dans l’organisation de la sécurité internationale au lendemain de la guerre. Dans les débats mémorables qui se sont poursuivis il y a quelque temps déjà à la Chambre des Représentants et au Sénat de Washington, des motions ont été votées dans ce sens. Au cours de la récente campagne présidentielle, les deux partis démocrate et républicain ont affirmé leur volonté de réclamer pour leur pays sa part de responsabilité et d’action dans l’organisation générale de la paix.

C’est à qui fera preuve des plus fermes résolutions dans ce sens. En écartant des assemblées parlementaires les derniers tenants de l’isolationnisme, les électeurs américains ont apporté leur totale adhésion à la résolution des deux partis.

Mettant leur grande autorité morale et le poids de leurs immenses ressources au service de la paix, les États-Unis accompliront un acte de la plus haute importance qui ne peut qu’aviver encore les regrets d’un passé où, pour le malheur du monde, ils avaient adopté une attitude contraire.

Une seconde lacune de la Ligue des Nations de 1919 était de n’avoir à sa disposition que sa force morale et d’être appelée à agir surtout en paroles : « Surparlement dont l’unique emploi, quand il faudrait des actes, serait de surparler » comme le dit quelque part plaisamment Clemenceau.

Si le monde n’avait compris que des peuples pacifiques ou pour le moins décidés à s’en remettre, en cas de conflit, à l’arbitrage du Conseil de la Société des Nations, l’organisme tel qu’il avait été constitué eût suffi à sa tâche. Mais puisque des nationalismes déchaînés, puisque des volontés de revanche subsistaient encore, comment les contenir alors que Genève ne disposait d’aucune force matérielle ?

C’était l’évidence même. Au cours des discussions d’où était sorti le traité de paix, on n’avait pas manqué de l’établir. Léon Bourgeois notamment, l’éminent homme d’État français en qui s’unissait un généreux idéalisme à un réalisme pratique, avait montré la nécessité de mettre à la disposition du Conseil de la Ligue une force armée. Malheureusement son appel ne fut pas entendu. Au vote final sur la proposition, il n’y eut, je crois, que deux voix, celles de la France et de la Tchécoslovaquie.

Dans les années qui suivirent, on ne fit rien pour combler cette lacune, au contraire. En 1923-1924-1925, j’avais, à la demande de Léon Bourgeois toujours préoccupé de cette situation, accepté de remplacer à la commission des Armements de Genève Viviani déjà souffrant. J’avais fait observer au président du Sénat que je n’étais guère qualifié par ma double qualité de Lorrain et de président de la commission de l’Armée pour prendre part aux débats d’une assemblée où il était plus question de réduire que de renforcer les armements : « C’est précisément pour veiller à ce que ces armements soient suffisants pour assurer la sécurité que je vous demande, m’avait dit Léon Bourgeois, de remplir cette mission. »

Je me rendis donc à son appel. Je dois avouer que je revenais désenchanté de chacun de mes séjours à Genève. D’abord le travail y était lent, paperassier ; on remettait sans cesse les questions les plus simples d’une session à l’autre pour supplément d’information ; on eût dit qu’on ne désirait pas aboutir.

Par ailleurs, deux thèses étaient en présence qu’on n’arrivait pas à rapprocher. La France et quelques pays issus du traité de paix encore chancelants, disaient : sans doute il convient de limiter les armements. Le covenant et la raison le demandent. Encore faut-il le faire judicieusement, avec précaution, dans le souci d’assurer d’abord la sécurité.

L’autre thèse habilement présentée par lord Robert Cecil, le plus aimable des collègues, mais aussi, hélas ! le plus follement idéaliste, voulait que la paix sortît du désarmement lui-même. « Ne brandissez pas sans cesse vos armements, cela appelle la guerre. N’ayez à la bouche que le mot paix et la paix gagnera peu à peu toute la terre. »

La plupart des membres de la commission dont les pays ne redoutaient rien de l’avenir étaient naturellement portés à écouter cette voix de sirène, et comme lord Robert jouissait d’un grand et justifié prestige dans les milieux de la Ligue, il faisait ajourner toutes propositions concrètes.

J’avais beau montrer que si l’organisation d’une armée internationale de terre ou de mer présentait des difficultés, il n’en allait pas de même pour la nouvelle arme de l’aviation dont on pressentait les prochains progrès. Si chaque grande nation voulait bien entretenir une certaine force aérienne, rien ne serait plus facile que d’en rassembler les éléments en quelques heures sur le point menacé de l’Europe.

Sans doute, la perspective de voir soudain quelques milliers d’avions dans son ciel était-elle de nature à calmer les ardeurs belliqueuses d’un pays en vouloir de bataille.

Ce raisonnement si simple se heurtait au doux entêtement du représentant de la Grande-Bretagne ; en fait, on ne faisait rien pour la sécurité générale cependant que l’Allemagne armait en silence.

Dans ce domaine comme dans le précédent, les esprits ont bien évolué. La leçon a porté. Il n’y a qu’un cri dans tout l’univers. Cette fois, affirme-t-on de toutes parts, il faut en finir. L’organisation internationale de la sécurité doit être l’une des préoccupations essentielles. Elle comportera un diptyque : d’une part, le désarmement de l’Allemagne et du Japon poussé jusqu’aux extrêmes limites dans les domaines militaire et industriel et surveillé ensuite de très près et, par ailleurs, l’organisation d’une force armée internationale à la disposition de la nouvelle Ligue.

On s’étonne et on s’émeut à la pensée que si la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient bien voulu, dans l’entre-deux guerres, consacrer à l’entretien de forces armées le vingtième des dépenses que leur a coûtées la guerre mondiale, elles auraient probablement rendu tout nouveau conflit impossible et épargné du même coup la vie de centaines de milliers de jeunes gens.

Ce sont là encore des imperfections dit traité de paix de 1919 que de cruels événements ont mises en évidence. Puisse-t-on n’y pas retomber.

Enfin, il n’est pas jusqu’aux formalités substantielles du traité qui n’aient fait l’objet de certaines incompréhensions. La cérémonie de la signature à la Galerie des Glaces à Versailles manquait vraiment de grandeur. J’en ai gardé un souvenir précis.

Autour d’une longue table étaient réunis les représentants des nations alliées. Sur de modestes banquettes rangées autour étaient assises les personnalités : ministres, diplomates, maréchaux et généraux, représentants des grands corps de l’État, membres de la presse, etc. Quand chacun eut pris place, Clemenceau fit introduire les plénipotentiaires allemands.

On vit alors apparaître deux hommes vêtus d’une longue redingote noire, le visage convulsé, les yeux hagards, marchant comme des automates mus par une mécanique, ils vinrent occuper les fauteuils qui leur avaient été ménagés. Clemenceau prononça quelques brèves paroles et aussitôt commença la formalité de la signature. Dès qu’elle fut terminée, les deux plénipotentiaires partirent comme ils étaient venus et la séance fut levée.

En rentrant à Paris avec un de mes collègues du Cabinet, nous échangions des propos mélancoliques. Au soir d’une telle journée, notre âme eût dû déborder de joie et d’enthousiasme. Il n’en était rien.

La vérité est qu’il eût fallu entourer un événement si important de manifestations plus spectaculaires, exiger la signature du traité à Berlin, afin que l’Allemagne eût pleinement le sentiment de sa défaite et ce par des hommes vraiment représentatifs du régime et non par deux personnages falots, les ministres Hermann Muller et Bell.

Par surcroît, une autre cérémonie aurait eu lieu à la Galerie des Glaces avec fanfares et orchestres en vue de balayer les derniers échos des chants et des cris au milieu desquels, le 8 janvier 1871, l’empereur Guillaume, entouré des rois et des princes de la Confédération et des chefs de l’armée groupés derrière Bismarck et de Moltke avait fêté la création de l’empire allemand.

Dans ce domaine encore, les Alliés semblaient, par leur discrétion et leur modestie, vouloir minimiser un événement qui, pourtant, demeurait l’un des plus grands de l’histoire.

Un traité dont les clauses sont parfaites ne vaut que s’il est strictement appliqué, sans rudesse ni vexations certes, mais dans sa lettre et selon son esprit. Le jour où le pays vaincu, par sa mauvaise volonté, sa résistance, parfois même ses violences, obtient du vainqueur, de sa faiblesse, de sa pusillanimité, l’abandon de telle ou telle stipulation du traité, cet instrument diplomatique perd toute vertu ; il risque de tomber en quenouille. C’est ce qui est advenu au lendemain de l’autre guerre.

Dans deux domaines surtout, le traité avait édicté des dispositions très fermes : réparations et désarmement.

L’histoire des années d’après-guerre n’est autre que celle des abandons successifs, des mutilations répétées qui ont enlevé à la victoire le meilleur de ses fruits. On se rappelle les dates essentielles.

Mai 1920. — Conférence de Hythe. — À l’obligation de réparer intégralement les dommages matériels causés aux personnes et aux biens, on substitue le principe du forfait, rejeté lors des négociations du traité.

Mai 1921. — Conférence de Londres. — La totalité de la dette allemande est fixée à 132 milliards de marks-or, dont 52 pour 100, soit 68 milliards pour la France. Ce chiffre constituait un sérieux abattement, le coût des dommages à réparer ayant été évalué au début de cette même année par les experts à 110 milliards de marks-or. Le président du Reichstag pouvait déclarer non sans satisfaction, que l’Allemagne avait vu réduire de 40 pour 100 les obligations financières du traité de Versailles.

Janvier 1922. — Conférence de Cannes. — Lloyd George présente un mémorandum faisant état de la désorganisation financière de l’Allemagne (désorganisation voulue par elle d’ailleurs pour échapper aux réparations et annihiler sa dette) et de son impossibilité de satisfaire en 1922 aux échéances de l’état des payements. Briand acquiesce. Il est vrai que, devant l’émotion soulevée en France, il doit quitter le pouvoir.

Avril 1922. — Conférence de Gênes. — L’Allemagne y accède sur un pied d’égalité avec les Alliés ; elle y est soutenue par l’Italie et l’Angleterre. Elle signe ensuite avec la Russie le traité de Rapallo où elle abandonne aux Soviets ses créances sur lesquelles les Alliés avaient un privilège de premier rang.

Janvier 1923. — Conférence de Paris. — Opposition des thèses britannique (suspension des payements pendant quatre ans) et française (pas de moratorium sans gages). Puis c’est l’occupation de la Ruhr par la Belgique et la France.

Plan Dawes. — Il n’apporte aucune réduction en matière financière. Mais du point de vue général, il marque une atténuation importante : les pouvoirs de la Commission des réparations étaient en fait transférés à l’agent général des payements de nationalité américaine ; l’évacuation de la Ruhr était fixée et l’engagement était pris de ne rien faire qui pût porter atteinte à l’intégrité économique de l’Allemagne.

1928. — Conférence de La HayePlan Young. — Il se propose de déterminer définitivement les obligations de réparations du Reich. Mais il marque un nouvel abandon sur le plan Dawes, car le solde de la France se trouve réduit par lui à 420 millions de marks-or pendant trente-sept ans, tandis que le plan Dawes prévoyait un solde, après le règlement des dettes, allant de 900 millions en 1929-1930 à 510 millions pendant plus de trente-sept ans. Par surcroît le plan Young devait s’accompagner de la ratification des dettes de guerre et de l’évacuation anticipée de la rive gauche du Rhin. Nouvelle atténuation qui ne marquait d’ailleurs pas le terme de nos abandons.

L’un des grands journaux d’outre-Rhin écrivait :

« Au traité de Versailles a succédé le diktat de Londres, à celui-ci le plan Dawes, au plan Dawes le plan Young. Bien des milliards sont restés sur le carreau. Il n’est pas nécessaire que le plan Young marque le terme de ces réductions. Il peut être considéré comme un progrès seulement en tant qu’il indique le chemin à suivre dans un avenir prochain pour l’ultime et véritable liquidation de la guerre. »

Par là, il faut entendre l’annulation totale des dettes de guerre. Et M. Stresemann fera dans ses « Papiers » l’aveu que « pendant les dix années à venir, le peuple allemand payera environ 7 milliards de moins que ce qu’il aurait dû payer d’après le plan Dawes. Il ajoute triomphalement : « Est-ce que cela n’est rien ? »

Pendant ce temps, l’Allemagne employait ses propres ressources et les crédits anglo-saxons à restaurer son économie industrielle et agricole, à réaliser de vastes programmes d’urbanisme, à rétablir sa marine marchande et aussi, suprême dérision, à reconstituer ses forces armées de terre, de mer et de l’air, cependant que la France, privée des ressources promises, devait accroître sa dette pour pourvoir à la réparation des ruines de la guerre. Outrage à la mémoire de nos morts dont la victoire, si chèrement payée, voyait ses fruits légitimes s’amenuiser chaque jour davantage.

Clemenceau, dans son livre : Grandeurs et misères d’une victoire, précise la situation de sa plume incisive :

« Incroyable événement ! C’est l’Allemagne coupable du plus grand crime européen prémédité, préparé, poursuivi à ciel ouvert, qui se présente vaincue au tribunal de l’Europe et du monde civilisé, non pour rendre des comptes, mais pour en demander. Un mensonge la libère. Un mensonge nous accuse. Et notre culture d’incohérences déchaînées va se présenter pour les procédures de dépeçage qui réduiront le traité de Versailles à l’état d’une procédure de néant. Chaque jour verra l’Allemagne demander, exiger qu’on allège ses charges pour en accabler la France épuisée. »

Au moment où le président Wilson avait placé au premier rang de ses quatorze points l’obligation pour l’Allemagne de prendre à son compte la charge de la réparation des dommages de guerre, tous les peuples avaient trouvé cette exigence naturelle. Personne, même parmi les vaincus, n’eût osé élever la moindre protestation. Puis, plus tard, on avait présenté de ci de là diverses objections. C’est lord Keynes s’efforçant d’établir dans son livre : The economic consequences of the Peace, que la prospérité allemande est indispensable à la prospérité générale, qu’il faut donc ne rien demander à ce pays au delà de sa « capacité de payement », expression vague dont on jouera habilement contre la France au travers des diverses conférences. C’est l’observateur américain à la Commission déclarant que « si l’Allemagne est trop mal traitée, l’Amérique s’opposera à une commercialisation parce que ses capitaux investis outre-Rhin seraient perdus ». C’est M. Snowden, dont le rôle a été si néfaste aux intérêts français dans toutes ces tractations, affirmant que « les créanciers de l’Allemagne ne se mettront pas d’accord sur son dos ».

Paix de coalition, paix d’abandon, surtout quand le vaincu sait si bien « finasser », suivant l’expression de Stresemann, se dérober aux grandes décisions et mettre en opposition les intérêts des Alliés. « On oublie fréquemment, écrit-il quelque part, que ce sont non seulement les États-Unis qui ont été nos bailleurs de fonds, mais aussi l’Angleterre et que leur concurrence nous a valu souvent des conditions plus favorables pour l’octroi des crédits. »

L’entente des Alliés n’était pas moins nécessaire dans le domaine du désarmement, car il ne s’agissait de rien moins que de la sécurité.

Ce problème revêtait un double aspect : il fallait d’abord réduire les armements de l’Allemagne dans les limites fixées par le traité de paix, et ensuite s’assurer par les soins de la Société des Nations qu’elle demeurait dans l’état permanent ainsi fixé.

La Commission interalliée de contrôle chargée de la première tâche l’a menée à bien dans des conditions normales d’entente et de collaboration entre les officiers des divers pays qui la composaient.

Sans doute, comme le rapporte son président, le général Nollet, il n’a pas toujours pu faire prévaloir les solutions absolues qui avaient ses préférences ; souvent il a dû se contenter d’un compromis entre les tendances des membres de la Commission. Leurs divergences de vues favorisaient la résistance allemande qui ne manquait pas d’en jouer habilement pour résister à certaines clauses du traité.

Car le Reich, est-il besoin de le dire, recherchait toutes les occasions de lui faire échec. Il s’inspirait de la pensée de Stein conseillant à son roi de violer la Convention de Paris de 1808 :

« En signant le traité pour le déchirer si une guerre éclate entre la France et l’Autriche, disait-il, Votre Majesté ne fera que se protéger par la ruse contre la scélératesse et la violence. Est-ce donc seulement à l’empereur Napoléon qu’il sera permis de substituer l’arbitraire au droit et le mensonge à la vérité ? »

Puisque le traité a été imposé par la force, disait-on, il ne lie le vaincu que dans la mesure où celui-ci est contraint de l’exécuter. Y faire obstacle, c’est accomplir un acte de patriotisme.

Le gouvernement allemand mit toute sa ténacité, écrit encore le général Nollet, à multiplier les difficultés sous les pas de la Commission, depuis les mille obstructions de la vie quotidienne portant sur l’interprétation des textes, les artifices de procédure, l’exécution des opérations de contrôle dans les casernes et les usines jusqu’à des actes plus importants comme le camouflage dans les caves d’un immeuble de Rockstroh, en Saxe, de 600 tubes d’obusiers de 105 neufs.

Il faudrait parler aussi des manifestations d’hostilité auxquelles furent exposés des membres de la Commission, surtout pendant la période d’occupation de la Ruhr : à Kœnigsberg, sévices sur les personnes ; à Munich, chambres envahies la nuit avec effraction ; refus de nourriture par les hôtels de la ville ; dans les restaurants, écriteaux promettant cent marks à qui cracherait dans le plat d’un Français. Il fallut à nos officiers une grande force d’âme, une dignité et un calme parfaits pour faire face pendant sept ans (car telle fut la durée des travaux de la Commission) et imposer le respect de l’uniforme français.

En tout cas, il suffit de jeter un coup d’œil sur les budgets de guerre du Reich dans les années d’après-guerre, notamment de 1921 à 1932, pour se rendre compte que l’Allemagne a fabriqué des quantités considérables de fusils, de mitrailleuses lourdes et légères, de canons de tranchées, de canons de campagne et d’obusiers, sans aucun rapport avec les limites fixées au traité de Versailles.

Par ailleurs, on reconstituait une aviation commerciale puissante dont les appareils à double fin pouvaient à peu de frais être transformés en avions de guerre. Quant à la construction des tanks et des canons lourds, rien ne l’empêchait après la suppression du contrôle interallié ; l’industrie métallurgique d’outre-Rhin suffisait à la constitution de stocks importants.

Qui plus est, on s’adressait à des pays étrangers. La Russie, asservie à Brest-Litowsk, mettait ses usines à la disposition des ingénieurs allemands et l’on voyait munitions et armements sortis des bassins du Donetz et de l’Oural s’acheminer vers l’Allemagne par terre et par mer.

Le réarmement ne se réalisait pas seulement dans le domaine du matériel. Les questions de personnel étaient traitées avec une égale attention, soit qu’on s’appliquât à faire de chacun des 100 000 soldats de la Reichswehr et des 140 000 hommes de la Schutzpolizei de futurs gradés pour l’encadrement des unités nouvelles à créer en cas de conflit, soit qu’on soumît à l’entraînement, dans des sociétés dites « sportives », mais en réalité de « préparation militaire » toute une jeunesse ardente à réapprendre le métier des armes.

Enfin, on ne négligeait pas non plus la mise en état du pays en vue d’éventualités de guerre. J’entends encore à une séance de la commission de l’Armée du Sénat notre collègue Charles Dumont dont ceux qui l’ont connu savent avec quelle passion il s’attachait à l’étude de certaines questions, nous apporter, avec cartes et plans à l’appui, le résultat de ses investigations à travers la Rhénanie : doublement et quadruplement de certaines voies ferrées, énormes gares de bifurcation et de triage capables de lancer plus de cent trains militaires par jour, autostrades reliant le Rhin à Aix-la-Chapelle, Sarrebrück, Kaiserslautern, nouveaux ponts sur le fleuve à la traversée des grandes villes, aérodromes de plusieurs kilomètres de développement, cars immenses, presque vides, parcourant sans cesse ces régions.

Bref, l’œil le moins averti ne pouvait pas ne pas voir dans toutes ces dispositions hors de proportion avec les besoins du temps de paix une véritable adaptation du pays en vue d’une période de mobilisation. Cependant l’article 43 du traité interdisait le maintien de toutes les facilités matérielles de mobilisation dans la zone démilitarisée.

Aussi le général commandant l’armée du Rhin pouvait-il dès 1927, dans un document secret adressé au gouvernement français, écrire ce qui suit :

« Les renseignements recueillis par mon état-major concordent pour établir que le gouvernement allemand poursuit l’exécution d’un plan qui vise à constituer, en territoires occupés et dans les différents domaines de l’activité militaire, une force capable, le cas échéant, d’intervenir rapidement contre nous. Cet effort de réorganisation de sa force militaire, le gouvernement du Reich le poursuit depuis longtemps en Allemagne non occupée. Pendant longtemps la Rhénanie était restée en dehors de ce mouvement, il n’en est pas de même à l’heure actuelle. De nombreuses organisations ont surgi en territoire occupé dont le but est d’assurer le recrutement et l’instruction de la jeunesse en vue de la rendre capable d’être utilisée immédiatement pour des buts militaires. La présence, dans les territoires occupés, de l’armée alliée d’occupation, a du moins pour effet d’entraver le développement d’un programme dont rien ne pourra plus paralyser l’exécution, après l’évacuation des territoires rhénans par les forces alliées. »

Dans le même temps Aristide Briand, président du Conseil, disait, à en croire Stresemann :

« Avec les techniciens, il n’y a rien à faire. Quand, pour la première fois, je me suis occupé de la suppression du contrôle militaire, notre ministère de la Guerre m’a remis des kilos de documents relatifs aux manquements allemands. Je les ai jetés dans un coin, j’ai demandé qu’on m’indiquât les questions importantes restant à régler et j’ai refusé de m’occuper de ces vétilles. »

Vétilles ! les manifestations non équivoques du réarmement de l’Allemagne !

Il est vrai que le même homme d’État s’écriait à Genève, aux applaudissements d’une assemblée sensible au beau langage et aux pensées généreuses : « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage et à la paix ! »

En entendant de tels propos si favorables à l’exécution de leurs projets secrets, les Allemands devaient bien rire sous cape.

Quelle est, en dernière analyse, la cause profonde de ces violations répétées du traité de Versailles dont est faite l’histoire d’après-guerre ? Comment s’expliquer que de grands pays qui avaient consenti de si importants sacrifices de sang et d’argent pour imposer à l’ennemi vaincu des conditions précises et définitives n’aient pas su en obtenir l’exécution ?

La raison en est dans ce fait qu’on avait à réaliser une paix de coalition.

Pendant la guerre, les Alliés sont parfaitement unis. Leur intérêt et la raison l’exigent. Il s’agit avant tout de conquérir la victoire. Y appliquer toutes ses ressources est dans l’ordre des choses.

Une fois la paix revenue, chacun rentre chez soi et est guidé par des préoccupations spéciales. Chaque pays a ses intérêts à sauvegarder qui peuvent même être en opposition avec ceux des autres Alliés et s’accorder au contraire avec ceux de l’adversaire de la veille. Alors les liens se distendent, la bonne camaraderie du combat devient pur souvenir. Pour peu que l’ennemi fasse preuve de quelque machiavélisme (certes l’Allemagne n’en manquait pas), il tend à dissocier les Alliés et à leur arracher, aux uns et aux autres, des avantages que, unis, ils n’eussent jamais abandonnés.

Les « Papiers » de Stresemann, qu’on ne saurait relire avec trop d’attention après quelques années écoulées, portent de nombreuses traces de cette dissociation des intérêts interalliés :

« La France n’est pas du tout ravie par l’idée de l’admission de l’Allemagne à la Société des Nations, tandis que l’Angleterre la souhaite afin de balancer l’influence prépondérante de la France à Genève. »

« L’essentiel est (Lettre au Kronprinz) le premier des points que j’énumérais tout à l’heure, la libération de notre sol, la disparition des troupes d’occupation ; il faut tout d’abord que nos étrangleurs lâchent prise, c’est pourquoi la politique allemande devra pour commencer suivre la formule que Metternich, je crois, adoptait en Autriche après 1809 : finasser et se dérober aux grandes décisions. »

« On nous a dit à Locarno que le mot « Alliés » avait perdu son sens, on nous a affirmé du côté anglais que s’il revenait un gouvernement français qui tentât une fois encore une invasion de l’Allemagne, l’Angleterre se tiendrait à nos côtés avec toutes ses forces militaires et autres ressources. Si au contraire le traité est repoussé, Poincaré redeviendrait tout-puissant.»

« Si l’on me dit que je fais une politique anglophile, je réponds que je ne la fais pas pour les beaux yeux des Anglais, mais parce qu’en cette question les intérêts allemands sont conformes aux intérêts anglais et parce que nous avons besoin de quelqu’un qui nous aide à nous débarrasser de l’étrangleur qui nous tient à la gorge. »

« Notre politique concernant l’offre à la France d’un pacte de sécurité était vraiment bonne ; elle a rompu l’entente et nous a ouvert de nouvelles possibilités à l’est. »

« Entre Snowden et Herriot, échange très vif d’explications. Snowden commence une fois par ces mots : My chief point is… Hymans achève la phrase à mi-voix : … to stand always on the side of the german delegation. »

« Je crois d’ailleurs que puisque l’Angleterre a pris son parti et fixé même la date de l’évacuation du Rhin, la France fera bien de suivre l’Angleterre dans l’intérêt de sa situation générale dans le monde, et je crois qu’elle sera obligée d’en passer par là. »

Que de révélations singulières sur cette période trouble de l’après-guerre dans ces quelques lignes cueillies au hasard dans les confidences d’un homme qui servit son pays avec passion et lui valut, par sa finesse et sa roublardise, des succès marqués !

Ce qui reste inexplicable pour les hommes de ma génération qui ont vécu ces heures difficiles de notre histoire, ce sont les raisons profondes qui ont pu séparer à ce point les anciens Alliés.

Faudra-t-il penser que l’Angleterre a faite sienne la pensée de son Premier ministre telle qu’elle ressort d’un mot échangé entre lui et Clemenceau ? Ce dernier rapporte que, passant un jour à Londres, Lloyd George le pria de venir le voir à la Chambre des Communes :

« Sa première parole fut pour me demander si j’avais quelque chose à lui dire.

« — Oui bien, répondis-je, j’ai à vous dire que, dès le lendemain de l’armistice, je vous ai trouvé l’ennemi de la France.

« — Eh bien ! me répondit-il, n’est-ce pas notre politique traditionnelle ? (Well, was it not always our traditional policy ?). »

Mot cruel de la part d’un Britannique qui avait joué un rôle si éminent pendant la guerre et collaboré si activement à la victoire commune !

On se perd en conjectures quand on examine à la lumière des événements actuels les conséquences qu’ont eues pour les Alliés leur désintégration. Pour s’éviter les misères présentes, il leur eût suffi, comme au cours de la guerre, d’affirmer leur union, de se soutenir les uns les autres, lorsqu’il s’agissait d’exiger de l’Allemagne l’exécution de tel ou tel article du traité.

Ce que l’on peut dire toutefois (je m’excuse de faire cette constatation), c’est que la France a été parmi les Alliés le pays le plus clairvoyant. Si ses avis avaient prévalu, sans doute eût-on évité la seconde grande guerre. Si les Alliés avaient apporté au désarmement de l’Allemagne la même application qu’elle, s’ils avaient exigé le payement des réparations inscrites au traité de paix, s’ils avaient accepté une fixation des frontières constituant une garantie contre les futures agressions, si la Société des Nations, les groupant tous dans son sein, avait été munie par eux d’un pouvoir de contrainte, si, en un mot, dans tous ces domaines où s’inscrivait pour le lendemain la paix ou la guerre suivant les solutions adoptées, ils avaient fait preuve du réalisme où les poussait la France mieux placée que quiconque pour connaître et juger les événements d’outre-Rhin, peut-être eussent-ils empêché le nouveau cataclysme de s’abattre sur le monde.

Cette constatation donne à la France le droit de réclamer sa place, toute sa place, dans le concert des nations pour l’établissement de la paix future. Sans doute le nombre des bataillons et le poids des matériels engagés par elle dans la bataille que couronne la victoire la qualifient-ils moins que d’autres pour s’asseoir autour du tapis vert ; mais elle peut se réclamer d’autres qualités qui ne sont pas d’un moindre prix.

Au moment où la France voit s’ouvrir devant elle cette espérance qui lui restitue un des aspects de sa grandeur perdue, retentit dans le ciel d’Europe un propos pour le moins inattendu du Premier ministre de l’Union sud-africaine qui jette dans son âme un trouble profond.

Le maréchal Smuts, au cours d’un discours prononcé devant l’assemblée parlementaire de l’Empire aurait dit, d’après ce qui vient d’être publié, que la France a cessé de compter pour longtemps comme grande puissance au même titre que l’Allemagne et l’Italie et qu’elle ne reviendra sur la scène qu’après une longue et pénible ascension, si jamais elle y parvient.

Au moment où les anciens Alliés de la France devraient avoir à cœur de la soutenir et de l’aider matériellement et moralement dans sa détresse, c’est une véritable faute, pour un membre du Commonwealth, de se laisser aller à des propos aussi inconsidérés, surtout quand on occupe la haute situation du maréchal. Il convient toutefois, dans l’appréciation de cet événement, de ne pas se laisser trop impressionner et de garder son sang-froid, surtout après les multiples mises au point qui ont suivi.

Sans parler de l’espèce de désaveu qu’une partie importante de la presse britannique a infligé aux propos du maréchal, il faut rappeler que M. Attlee, vice-premier ministre, interpellé à la Chambre des Communes, a dit que le maréchal avait parlé en son nom personnel et que, pour connaître l’opinion du gouvernement en cette matière, on ne pouvait que s’en référer au discours du trône. Or, le roi Georges VI avait dit que le désir le plus cher de la Grande-Bretagne était de voir la France libérée reprendre son rang de grande puissance parmi les nations.

M. Cordel Hull, puis le Premier ministre du Canada et l’ancien gouverneur général du Canada ont fait des déclarations semblables. Les affirmations produites par le président Roosevelt et M. Churchill dans plusieurs déclarations antérieures étaient aussi nettes. Enfin M. Eden, rendant compte, le 14 décembre 1943, à la Chambre des Communes, des conférences de Téhéran et du Caire, a dit qu’il avait la plus grande confiance dans les ressources morales et intellectuelles de la France où notre pays saurait puiser l’élan et la vigueur nécessaires à son relèvement et qu’ainsi il reprendrait la place qui lui revient parmi les nations.

On pourrait donc négliger les propos du maréchal. Mais il n’est pas indifférent d’examiner d’un peu près ses théories sur l’après-guerre, surtout après les gloses qu’en a données la presse française « de collaboration », heureuse bien entendu de profiter de l’occasion pour saper le moral de la nation et reprendre ses attaques contre nos anciens Alliés.

Les prévisions du maréchal sur l’avenir français sont à la fois injustes et fausses. Elles sont injustes. Même si elles devaient se réaliser un jour, elles n’auraient pas dû être proférées.

Oui certes, la France a reçu en 1940 un coup si brutal, son organisme a été atteint si profondément, son économie si troublée qu’il lui faudra tenter et poursuivre de longs efforts pour se redresser : reconstituer son armée et sa flotte, restaurer son activité agricole et industrielle, rénover son régime politique, raffermir sa diplomatie. Mais, si elle en est là, n’est-ce pas parce qu’en 1940 elle a été seule à supporter le choc d’un ennemi puissant ? Si la Russie n’avait pas alors conclu une alliance inattendue qui changeait brutalement l’échiquier stratégique, si l’Angleterre, avec une population supérieure à celle de la France, avait eu sur le continent, je ne dis pas une armée égale à la nôtre, mais plus en rapport avec ses devoirs internationaux que les dix malheureuses divisions qui s’y trouvaient en mai 1940, si même, au cours de la bataille de France, elle avait bien voulu envoyer pour lutter avec nos armées ses mille avions de combat qui, quelques semaines plus tard, devaient gagner si glorieusement la bataille d’Angleterre contre la Luftwaffe, la France aurait pu tenir une place honorable dans la lutte mondiale qui s’engageait. Comme en 1914-18, son sol eût connu l’invasion ; il aurait, une fois de plus, servi de champ de bataille aux forces de liberté en lutte avec celles de l’oppression, mais, comme en 1914-18, elle n’aurait pas eu à supporter un choc auquel, seule, elle ne pouvait résister ; elle aurait tenu son rang dans la victoire commune.

Aussi bien, si le maréchal avait fait appel à ses souvenirs de l’autre guerre, il se serait évité de commettre une injustice. Le rôle de la France a été alors assez prédominant, son héroïsme assez reconnu de tous pour que, même après l’échec de 1940, elle ait toujours le droit de se parer de la gloire qu’elle sut alors gagner sur les champs de bataille. Que serait-il advenu, lorsqu’aux tristes journées du printemps de 1918 le front britannique s’effondrait devant Amiens, si nos petits soldats ne s’étaient jetés dans la fournaise avec une furia toute française, s’il ne s’était trouvé un Clemenceau et un Foch pour ranimer les courages et parer aux mouvements de retraite qui eussent occasionné un Dunkerque vingt-deux ans avant celui de 1940 ?

Sans doute, ce sont là des souvenirs d’un autre temps. Mais il est tout naturel de les évoquer. Quand, plus tard, l’Histoire voudra juger sainement notre époque, il lui faudra faire un tout des deux guerres et de l’entre-deux guerres, rapprocher les efforts, les mérites, les fautes, les abandons des uns et des autres. Quand on voudra bien mettre le tout en balance, la part réservée à la France ne sera pas la moindre.

Aussi bien, son armée a déjà en partie réparé le désastre essuyé sur la Meuse. Sa part prise aux victoires d’Abyssinie, de Lybie, de Tunisie et d’Italie efface la tache qui souillait son drapeau. Il a maintenant le droit de flotter librement et fièrement sur les champs de bataille à côté des étendards alliés.

Les prévisions pessimistes du maréchal ne sont pas seulement empreintes d’injustice. L’avenir montrera qu’elles sont fausses et je souhaite à l’orateur sud-africain de vivre assez longtemps, malgré son grand âge, pour assister à l’effondrement de son système d’après-guerre.

Ce système semble basé avant tout sur la force. Quand les trois grandes nations : États-Unis, Grande-Bretagne et Russie auront gagné la guerre, dit-il, il leur appartiendra d’ordonner la vie internationale. Le régime de la force continuera donc dans la paix comme dans la guerre.

En vérité, si ce sont là les perspectives que nous ouvre la vision smutsienne, il n’y a pas lieu de s’en réjouir. Ce ne serait pas la peine d’échapper à l’oppression de l’axe pour retomber à la merci de celle d’une autre coalition. La victoire des Alliés n’aura de sens et de valeur que dans la mesure où elle rendra la liberté et l’indépendance à toutes les nations, grandes, moyennes et petites, leur permettant de tenir leur place et de jouer leur rôle dans la vie internationale de demain, chacune d’elles y participant dans la mesure de ses capacités matérielles et morales. Ce sont d’ailleurs là les principes qui ont été nettement affirmés dans la Charte de l’Atlantique et réaffirmés depuis dans diverses circonstances par MM. Churchill et Roosevelt. Rien ne permet de douter de la parole de ces éminents hommes d’État.

Dans ce concert des nations, la France réclame sa place, sa juste place. Elle ne sera pas longue à la reconquérir, le jour où elle aura été libérée et où elle aura retrouvé l’exercice normal de ses activités dans tous les domaines. Au cours de son Histoire, elle a connu à diverses reprises des périodes douloureuses, elle s’en est toujours relevée avec une rapidité qui a fait l’admiration de ses amis et l’étonnement de ses adversaires. Voici longtemps déjà que le cardinal de Richelieu disait dans son testament politique : « Si notre inconstance naturelle nous jette souvent en des précipices effroyables, notre légèreté même ne nous permet pas d’y rester et elle nous en tire avec une telle promptitude que nos ennemis, ne pouvant prendre une juste mesure de variétés si fréquentes, n’ont pas le loisir de les mettre à profit. »

Pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ? Une fois libérée de l’oppression ennemie et maîtresse de sa destinée, la France se redonnera un régime politique en mettant à profit les leçons et les enseignements d’un passé récent ; elle rejettera tout ce qui avait faussé le jeu normal de ses institutions libres, elle reviendra aux vrais principes de la République démocratique. Ce serait méconnaître le tempérament français que de ne pas garder dans les domaines de l’armée et de la marine les plus grands espoirs. Les officiers de l’ancienne armée conservent au cœur le souvenir du passé, ils sont tout prêts à reprendre leurs armes et à redonner à la France une armature comme l’ont fait leurs pères au lendemain de la guerre de 1870. Quant à sa jeunesse, elle brûle de réapprendre le métier des armes : les exploits de Bir Hakeim et de Tunisie l’ont enflammée, elle n’aspire qu’à suivre de tels exemples.

Faut-il parler du relèvement économique du pays ? Quelques années y suffiront. Qu’on veuille bien se rappeler qu’avant la guerre les principales productions agricoles : céréales, vin, sucre, etc., étaient plus que suffisantes pour couvrir les besoins normaux ; la préoccupation des pouvoirs publics n’était pas d’accroître la production, mais de trouver les moyens de l’utiliser et même de la réduire : dénaturation du blé, arrachage des vignes, etc… À qui fera-t-on croire que le paysan français, redevenu maître de sa ferme, libéré des contrôles qui l’accablent aujourd’hui, ne saura pas donner l’effort nécessaire pour remettre, dans les moindres délais, les choses en l’état où elles se trouvaient à la veille des hostilités ? Et que dire encore des possibilités qui s’ouvrent à la France du fait de son empire colonial qui aura fait preuve au cours de la guerre de tant de courage et de vitalité ? Les loyales et fidèles populations qui l’habitent, les immenses ressources qu’il renferme et qui naguère alimentaient déjà une activité considérable, sont à pied d’œuvre pour reprendre contact avec la vie métropolitaine et lui infuser un sang nouveau.

Mais ce n’est pas seulement dans les divers domaines de l’activité matérielle que la France entend reprendre bientôt la place que lui assignent dans le monde sa population de plus de 100 millions d’habitants et les immenses ressources de son sol métropolitain et colonial. La primauté de la France dans tous les temps lui est venue surtout de ses activités intellectuelles et morales. Ce sont ses savants, ses lettrés, ses poètes, ses artistes qui l’ont placée à la tête des nations.

A-t-elle démérité à cet égard ? N’est-elle pas prête à poursuivre sa voie glorieuse et, par exemple, à refaire demain s’il le fallait un Normandie capable de susciter les regards admiratifs du monde entier ? C’est le cas de rappeler ce que disait un jour l’empereur Guillaume II à la princesse Radziwill :

« Je regarde l’existence de la France comme grande puissance comme absolument nécessaire à l’équilibre de l’Europe, non seulement au point de vue de sa force plus ou moins grande, mais au point de vue des qualités qui distinguent ce pays, de sa culture, de son génie, de son mouvement intellectuel surtout dont nous avons tous besoin ; aucun pays ne le vaut sous ce rapport et les lumières qui nous arrivent de ce côté-là nous sont indispensables. »

Un tel propos qui n’est pas suspect suffirait à effacer dans notre esprit les traces douloureuses laissées par le discours de Londres. Aussi bien, le maréchal Smuts a-t-il pris soin lui-même d’en réduire l’importance à ses justes limites lorsqu’à son retour à Prétoria, ému sans doute des conséquences inattendues du discours, il a dit qu’il n’avait aucun caractère officiel ou politique ; il avait voulu seulement lancer dans la circulation quelques idées originales sur lesquelles il lui paraissait intéressant d’ouvrir une discussion.

Comme l’écrivait un journal anglais non sans humour, le cadeau de Noël à offrir à M. Smuts serait une Histoire de France, pour qu’il puisse la connaître, mais c’est là sans doute le moindre de ses soucis dans sa lointaine Afrique du Sud. Il est en tout cas curieux de rappeler que Clemenceau parlant des hommes d’État assemblés à la conférence de la Paix, notait que « Smuts avait le tort de laisser traîner des papiers où il s’était déchargé d’un excès de bile contre la France ».

Le mot de la fin dans cet incident appartient à Michelet qui a écrit dans Notre France : « Si l’on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang, d’or, et d’efforts de toute sorte pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu’au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu’au ciel. »

Pensée que Charles Péguy a traduite dans deux beaux vers :

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.

Que convient-il de conclure au terme de ces brèves observations ? Quels principes poser, quels écueils éviter, quelles précautions prendre pour ne pas retomber dans les erreurs passées ?

Deux aspects du problème : la rédaction du traité de paix, sa mise en application.

Dans quelques mois, les négociateurs seront assis autour du tapis vert pour dicter la loi à l’Allemagne vaincue. La question est de savoir s’ils voudront et sauront faire ce qu’il faut pour la réduire à merci et la mettre dans l’impossibilité de recommencer son agression. Ce serait vraiment à désespérer de tout si, après avoir connu cinq années de souffrances et d’horreurs dépassant ce que pouvait concevoir l’imagination la plus dévergondée, le monde ne parvenait pas à maîtriser ce peuple infernal, éternel obstacle à sa tranquillité, et à le contraindre enfin à vivre suivant le régime normal d’un pays civilisé.

Il ne faut pas hésiter à imposer à l’Allemagne une paix faite de sévérité et de justice.

Les Alliés de 1945 pourront méditer utilement la réponse que leurs aînés de 1919 adressaient au comte de Brockdorff-Rantzau à la suite des protestations élevées par ce diplomate à l’encontre des dispositions du futur traité de paix : « Dans l’opinion des puissances alliées et associées, la guerre qui a éclaté le Ier août 1914 a été le plus grand crime contre l’humanité et la liberté des peuples qu’ait jamais commis consciemment une nation se prétendant civilisée.

« Cependant la responsabilité de l’Allemagne n’est pas limitée au fait d’avoir voulu et déchaîné la guerre. L’Allemagne est également responsable pour la manière sauvage et inhumaine dont elle l’a menée. La conduite de l’Allemagne est à peu près sans exemple dans l’histoire de l’humanité. La terrible responsabilité qui pèse sur elle se résume dans le fait qu’au moins 7 millions de morts gisent enterrés en Europe, tandis que plus de 20 millions de vivants témoignent, par leurs blessures et leurs souffrances, du fait que l’Allemagne a voulu, par la guerre, satisfaire sa passion pour la tyrannie.

« Les puissances alliées et associées pensent qu’elles manqueraient à ceux qui ont tout donné pour sauver la liberté du monde si elles consentaient à ne pas voir dans cette guerre un crime contre l’humanité et contre le droit.

« Donc, la justice est la seule base possible pour le règlement des comptes de cette terrible guerre. La justice est ce que la délégation allemande demande et ce que cette délégation déclare qu’on a promis à l’Allemagne. La justice, l’Allemagne l’aura. Mais il faut que ce soit la justice pour tous. Il faut que ce soit la justice pour les morts, pour les blessés, pour les orphelins, pour tous ceux qui sont en deuil, afin que l’Europe soit affranchie du despotisme prussien. Il faut que justice soit rendue aux peuples qui chancellent aujourd’hui sous un fardeau de dettes de guerre s’élevant à plus de 30 milliards de livres sterling, et qu’ils ont accepté pour sauver la liberté. Il faut que justice soit rendue aux millions d’êtres humains dont la sauvagerie allemande a pillé et détruit les foyers, la terre, les vaisseaux, les biens.

« Ne pas rendre justice à tous ceux qui ont droit à la justice, ce serait le monde exposé à de nouveaux désastres. » Sans doute, des voix doucereuses se feront-elles entendre comme en 1919 pour éloigner de l’Allemagne un calice trop amer.

Si on parle d’amputer une partie de son territoire pour assurer à certains de ses voisins qu’elle menace des frontières stratégiques convenables, prenez garde, dira-t-on, de ne pas créer une nouvelle Alsace-Lorraine, ferment de discorde pour l’avenir. Si on met à sa charge, ce qui est bien naturel, le payement d’une part importante des réparations, on rééditera les théories fallacieuses de MM. Keynes et consorts sur la capacité de payement et l’impossibilité pour l’Allemagne de payer tant qu’on n’a pas rétabli d’abord sa puissance économique. Si on pousse assez avant le désarmement, on dira qu’un grand peuple fier et indépendant ne peut vivre exposé aux coups de ses voisins et qu’il faut lui laisser une armature suffisante. Si on prétend punir ses criminels de guerre, on invoquera les haines prolongées qui en résulteront et l’obstacle ainsi mis au rapprochement nécessaire des peuples.

Il faudra fermer obstinément l’oreille à ces récriminations et imposer à l’ennemi vaincu toutes les mesures, si rigoureuses soient-elles, de nature à atteindre coûte que coûte le but cherché : l’empêcher à jamais de recommencer sa criminelle agression.

Chapitre des frontières. — Il ne s’agit pas de dépecer l’Allemagne comme certains l’ont proposé. C’est poursuivre une chimère que de tenter d’empêcher de se réunir des peuples qui veulent vivre sous la même loi. Mais il faut lui imposer des frontières qui la gênent dans ses volontés d’agression et soient autant de garanties pour ses voisins.

La question du Rhin doit notamment recevoir cette fois la solution envisagée mais non admise en 1919.

La Grande-Bretagne, sous les attaques des V 1, V 2, etc…, lancés de Belgique, de Hollande et du nord de la France, a pu se convaincre que sa propre frontière est sur le Rhin. Les États-Unis eux-mêmes ont connu la menace des submersibles basés dans les ports de l’Atlantique. Les Anglo-Saxons doivent donc être d’accord avec la France pour installer une force internationale dans la vallée du Rhin et assurer l’occupation des ponts du grand fleuve.

À ceux qui trouveraient cette mesure excessive, on peut recommander de lire les prévisions que faisait Daniel Freymann en cas de victoire allemande dans l’autre guerre :

« Le traité de Francfort a été d’une modération inexcusable ; il faut réparer la faute que nous avons alors commise. Le nouveau règlement que nous comptons imposer à la France sera implacable. Elle doit être mise hors d’état de nous menacer ; nous exigerons d’elle qu’elle nous cède autant de terrain qu’il nous en faudra pour être toujours en sûreté. Il ne faudra pas craindre de prendre hardiment sur le territoire de la Champagne et aussi de la Bourgogne et de la Franche-Comté toute l’étendue que nous jugerons nécessaire pour constituer des marches, comme l’Europe le faisait au moyen âge. C’est à nous seuls qu’il appartient de déterminer ce dont nous avons besoin. Les droits d’une race dérivent de ses besoins. C’est pourquoi nous avons le droit d’arracher à un autre peuple (la France) le superflu dont il se gorge. Nous n’hésitons pas à déclarer que, pour conserver ses jours, un peuple a le droit d’attenter à la liberté ou à la propriété de ses voisins. »

Et plus loin :

« Nous ne pouvons, au surplus, abandonner l’embouchure du Rhin à l’influence anglo-française. Nous ne pouvons tolérer à notre frontière du nord-ouest de petits États qui ne nous donnent pas de garanties suffisantes contre une violation possible de leur neutralité. »

Philosophie politique abominable où se révèle l’esprit de la Germanie. Si on la rappelle ici, ce n’est certes pas pour l’imiter, mais pour montrer que les revendications des Alliés dans ce domaine des frontières, si osées soient-elles, seront toujours très modestes à côté de celles auxquelles ils auraient dû satisfaire en cas de victoire allemande.

Chapitre du désarmement. — À Versailles, les Alliés avaient laissé à l’Allemagne une armée dont l’importance en hommes, en armes et en munitions avait été fixée avec soin. Maintenue dans cet état, elle n’offrait aucun danger. Mais quelques années après, elle voyait ses effectifs et son matériel prendre des développements inattendus.

La vérité est que si petit que soit l’embryon d’armée laissé au Reich, il servira toujours de base à la reconstitution de forces plus importantes. Il n’est qu’un moyen d’y mettre un terme : supprimer les forces armées, dissoudre l’état-major, interdire l’existence de tout matériel lourd : canons, tanks, avions. Les forces de police recevront des armes portatives ; cela suffit à leur activité.

En même temps que la livraison du matériel existant, il faudra organiser le contrôle de l’industrie lourde, et s’assurer qu’elle se consacre aux besoins de la paix, à l’exclusion de toute fourniture de guerre.

Ce sont là exigences faciles à formuler dans une convention de désarmement, mais moins aisées à réaliser dans la pratique.

Un grand pays a mille moyens de camoufler son réarmement. Sans remonter à ceux auxquels recourut il y a plus d’un siècle la Prusse sous l’inspiration des Stein, des Hardenberg, des Scharnhorst et qui la conduisirent d’Iéna à Leipzig, il suffit, pour s’en convaincre, de relire le livre publié en 1931 par le général Nollet, président de la Commission militaire de contrôle interallié en Allemagne : Une expérience de désarmement.

Il fait observer d’abord qu’il est impossible de limiter certains éléments qui sont à la base même de la puissance militaire d’un pays : son matériel humain (« Ce sont les mères allemandes, disait au général un président de syndicat ouvrier, qui fabriquent le matériel de guerre le plus redoutable et le plus nécessaire ») ; puis son outillage national destiné aux fabrications de paix et dont une bonne partie peut se transformer instantanément en outils de guerre ; enfin ses laboratoires où se poursuivent, dans le secret, des recherches scientifiques susceptibles d’application à l’art de la guerre.

Au moment où la Commission de contrôle voulait détruire ou transformer telle ou telle machine qui avait servi pendant la guerre et qui pouvait recevoir une autre utilisation, l’Allemagne se plaignait qu’on portât atteinte à sa capacité industrielle et qu’ainsi on la mît dans l’impossibilité de payer les annuités mises à sa charge au titre des réparations. À diverses reprises, la Conférence des ambassadeurs lui donna raison.

Il est, en effet, des cas où les activités militaires et civiles se rejoignent au point de se confondre. Des fabriques d’armes et de munitions de chasse et de sport deviennent instantanément des usines d’armes portatives ; des machines-outils, des presses, etc., en usage dans l’industrie mécanique (automobiles, matériel de chemins de fer, chaudronnerie, etc…) peuvent servir à l’usinage des obus, des canons, des tanks ; des laminoirs sont à double fin : grosses tôles et plaques de blindage ; l’azotate d’ammoniaque est à la fois un engrais et une matière première pour explosifs ; les fabrications du celluloïd et de la poudre B sont identiques ; le phosgène et le chlore servent dans diverses industries (matières colorantes, etc.) et dans la préparation des gaz toxiques.

Ainsi apparaît la complexité du problème. Est-il possible de désarmer une nation qui ne veut pas désarmer ? se demande en guise de conclusion le général Nollet. Non, répond-il, pour peu que cette nation garde son sens national, sa force morale et soit bien décidée à reprendre sa place dans le monde.

Il faut noter cependant que si, comme les Alliés l’ont annoncé à diverses reprises, ils occupent militairement l’Allemagne au lendemain de la guerre, les opérations de réarmement seront bien difficiles pour cette dernière. L’entraînement des hommes dans des formations paramilitaires, l’ouverture d’écoles d’instruction pour les cadres, la fabrication de matériel de guerre, toutes ces activités tournées vers la remilitarisation du pays seront impossibles si les autorités d’occupation ouvrent l’œil et sont décidées à faire respecter les clauses du traité de paix. On peut espérer cette fois obtenir le résultat souhaité.

Le désarmement moral ne sera pas moins indispensable que le désarmement matériel. Si l’Allemagne s’abandonne sans cesse à ses désirs d’agression, c’est qu’elle est convaincue de sa supériorité, qu’elle se croit le peuple élu par la Providence pour diriger le monde. Ses philosophes, ses historiens, ses intellectuels, ses chefs militaires, ses hommes d’État ne cessent de le lui répéter. Ses générations successives se sont nourries de ces doctrines ; elles ont subi une sorte d’empoisonnement ; il est nécessaire de les désintoxiquer.

Faut-il rappeler quelques-unes des déclarations où s’affirme orgueilleusement la supériorité allemande :

« Il ne convient pas à des Allemands de répéter les lieux communs des apôtres de la paix, ni de fermer les yeux aux rudes nécessités de notre temps. Oui, notre époque est une époque de guerre, un âge de fer. Que les forts l’emportent sur les faibles ; c’est la loi inexorable de la vie. » (Treitschke).

« L’Allemagne concentre en elle, conformément aux allégations de l’historien Treitschke, le plus haut essor de la suprématie humaine, et se voit condamnée par sa grandeur même à absorber tous les peuples en elle ou à retourner au néant… Il suffit de regarder avec des yeux virils la fonction du glaive et son action terrible pour voir que la guerre est une tâche divine en soi, aussi utile et nécessaire que de manger et de boire… La guerre est l’expression la plus haute de la volonté de civilisation et l’idéalisme même en fait une nécessité. » (Bernhardi).

« La destinée des grandes nations est chose très importante et placée trop haut pour que celles-ci ne soient pas obligées de fouler aux pieds l’autonomie des petits peuples qui ne sont pas de taille à se protéger eux-mêmes. Les petits peuples, lorsqu’on considère l’évolution actuelle du monde, apparaissent comme des parasites qui sont d’autant moins intéressants qu’ils se nourrissent en réalité des conflits des grands. » (Oncken).

« Nous sommes arrivés à une heure historique qui a pour nous une importance capitale : l’enjeu de la lutte engagée, c’est la direction qu’il convient de donner à l’humanité. Il s’agit pour nous d’arriver à la centralisation de la maîtrise du monde. La tâche que nous avons à accomplir est tellement importante pour la race germanique que, devant cette considération, toutes les considérations morales doivent s’effacer. La race allemande, race supérieure, doit devenir la race maîtresse dans le monde… Il faut nous dire que la lutte dans laquelle nous sommes engagés est un conflit entre les conceptions des peuples occidentaux et de l’humanité telle que la comprend l’Allemagne inspirée par les doctrines de Kant, de Fichte, de Hegel, humanité toute différente de l’humanité latine ou anglaise. » (Friedrich Naumann).

« Nous poursuivons une œuvre civilisatrice, nous n’avons à nous excuser de rien. Dieu est avec nous. Le germanisme est l’aboutissement le plus parfait des phases antérieures de l’histoire. Nous sommes une race supérieure. Or les races supérieures sont destinées à dominer les races inférieures qui sont condamnées à servir les autres… Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous les hommes. Nous sommes sans pairs. L’Allemagne est la plus parfaite création connue de l’histoire. » (Adolf Lasson).

« Pas de grâce, pas de prisonniers. Il y a mille ans, les Huns du roi Attila se sont fait un nom encore formidable dans la tradition et dans les légendes. Ainsi puissiez-vous imposer en Chine et pour mille ans le nom allemand de telle façon que jamais plus un Chinois n’ose même regarder un Allemand de travers. » (Guillaume II. Discours de Bremerhaven, 27 juin 1900).

« Il appartient à l’Allemagne de prendre possession du monde entier. » (Schleiermacher).

« Nous sommes résignés à ce que cette guerre soit suivie d’une autre série de guerres ultérieures jusqu’à la décision suprême ; il faut envisager la situation qui nous est imposée sans reculer devant les conséquences qu’elle entraîne. Ceux-là sont des gens à courte vue qui croient que l’Allemagne agirait noblement en renonçant à toute volonté de conquête. » (Professeur Meyer).

« Et ce peuple de 70 millions d’habitants a conscience de ne pas mener cette lutte pour lui seul, mais dans l’intérêt de l’humanité, parce qu’il faut sauver l’esprit allemand qui seul donne la garantie du progrès spirituel de l’humanité. » (De Moltke).

« Dans cette lutte qui s’engage, il nous faut la force ; créer cette force est notre devoir le plus pressant. » (Général von Seeckt).

« Nécessité ne connaît pas de loi. » (Chancelier de Bethmann-Hollweg).

Comment ne pas évoquer aussi le fameux manifeste lancé en 1914 par 93 intellectuels de Germanie ? Ils s’efforçaient d’y justifier l’agression la plus odieuse qui ait jamais été tentée ; ils s’élevaient contre la notion élémentaire du respect des traités.

Enfin, il n’est pas sans intérêt de faire écho au discours prononcé par le maréchal Hindenburg à l’inauguration du monument élevé à Tannenberg à la gloire de l’armée allemande.

S’il est un point sur lequel ne plane plus aucun doute, c’est le fait que toute la responsabilité de la guerre de 1914 incombe à l’Allemagne. De multiples documents allemands et austro-hongrois l’établissent sans conteste, notamment la note du 18 juillet du ministre de Bavière à Berlin où sont esquissées par avance les lignes du plan qui va se dérouler, les exposés des 25 et 27 juillet du comte Szoeggenyi, ambassadeur d’Autriche à Berlin, la lettre du 28 juillet de Guillaume II au chancelier, la note historique du comte de Brockdorff-Rantzau du 2 août, son exposé du 29 mai 1916, les Mémoires du prince Lichnowsky, ambassadeur d’Allemagne à Londres.

Malgré ces multiples témoignages, le chef du Reich n’a pas hésité à dire :

« L’accusation suivant laquelle l’Allemagne serait coupable d’avoir déclenché la plus terrible de toutes les guerres, nous la repoussons et avec nous l’opinion unanime de toutes les classes du peuple allemand la rejette… La guerre n’a été pour nous qu’un suprême moyen de défense imposé à la nation entourée d’ennemis par la dure nécessité de maintenir son existence au prix des sacrifices les plus lourds. »

Comment une jeunesse constamment soumise dans ses écoles, dans ses universités, dans ses casernes à cet enseignement ignominieux de la philosophie de la puissance garderait-elle son libre arbitre ? Comment pourrait-elle se dégager des voies de l’agression où l’orientent ses maîtres ?

C’est à cela qu’il faut mettre un terme. Œuvre difficile sans doute ; entreprise redoutable.

Il faut d’abord, imitant le geste des dirigeants du national-socialisme à l’aurore de ce régime, brûler sur la place publique tous les ouvrages où s’étale la philosophie odieuse du pangermanisme, comme on brûla alors les livres consacrés à l’histoire basée sur la vérité, à la philosophie inspirée respect de la dignité humaine, au libéralisme dans les lettres, les sciences et les arts.

Puis, après avoir fait place nette, il conviendra de rédiger à l’usage des jeunes Allemands des manuels inspirés des principes de vérité et de droit.

L’Allemagne, y sera-t-il dit, est un grand pays qui a droit à l’amour de ses fils. Par ses qualités de travail et de discipline, elle a fait et peut accomplir encore de grandes choses. Mais elle a aussi ses faiblesses. Elle n’a aucun droit à la maîtrise du monde. Rien ne justifie cet orgueil malsain qu’on essayait naguère de lui insuffler. La preuve en est que, dans deux grandes guerres où elle s’était engagée pour soumettre à sa loi d’autres peuples, elle a été battue. Ses armées, pourtant portées au plus haut point de puissance, ont dû déposer les armes à la suite de défaites retentissantes. Ses généraux ont été contraints de s’avouer vaincus. L’Allemagne doit à ses chefs d’avoir été précipitée au fond de l’abîme où elle gît en ce moment. Il n’est pour elle qu’un moyen de redressement : accepter les règles de vie internationale communes à tous les peuples, reprendre au milieu d’eux sa place, sa juste place, sans autre ambition que celle de réaliser dans la paix son idéal de bon Allemand.

Il conviendra également de présenter dans une brochure spéciale le tableau des crimes abominables accomplis par l’Allemagne pendant les cinq années de guerre, l’histoire des millions d’habitants des pays occupés assassinés dans des conditions de sadisme et de cruauté dépassant toute imagination. Les professeurs dans les universités, les maîtres dans les écoles devront chaque année lire à leurs élèves un tel document. Peut-être prendront-ils ainsi le dégoût du régime qui n’a pas hésité à mettre leur pays au ban de l’humanité.

Quand, pendant quelque vingt années, la jeunesse aura été soumise à cet enseignement, quand des générations auront subi ce drill spirituel, sans doute se trouvera-t-on en présence d’une Allemagne guérie de ses aspirations diaboliques. Elle reprendra tout naturellement à la Société des Nations la place qui lui aura été réservée. Le monde connaîtra enfin une vie calme et paisible.

N’est-ce là qu’un beau rêve ? Ce rêve peut-il devenir réalité ? En tout cas, une chose est certaine. Si l’Allemagne est laissée libre, comme par le passé, d’enseigner à ses fils l’abominable doctrine qui fait de la force la loi suprême, on peut être assuré que dans un tiers de siècle elle se retrouvera à pied d’œuvre pour tenter à nouveau la conquête du monde, à moins que, par ailleurs, ne lui soit opposée une force manifestement supérieure à la sienne.

Chapitre des réparations. — Le traité du 28 juin 1919 avait été rédigé en ce qui concerne ce chapitre après des études approfondies. On pourra s’en inspirer utilement.

Il posait le principe général dans l’article 213 : « Les gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses Alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses Alliés. »

À la fin de l’autre guerre on estimait à 1 000 milliards de francs environ les charges devant résulter pour les budgets des Alliés du fait de la guerre. Sept cents milliards représentaient les dépenses directes de guerre ; on était d’accord pour n’en pas demander la restitution, chacun gardant sa part à sa charge. On estimait à 350 milliards les dommages aux personnes (pensions) et aux biens qu’on mettait à la charge de l’Allemagne.

Ces chiffres paraissaient alors fort élevés. Que dire de ceux qui apparaîtront demain dans les mémoires des experts chargés des évaluations ? On en frémit d’avance. Le calcul sera délicat de la part qui en doit être laissée à la charge du Reich, obligé lui-même de réparer les dommages causés à ses villes et à ses usines par les bombardements aériens. Mais il conviendra de ne pas subir les entraînements néfastes des lendemains de la guerre 1914-18. Au besoin on contrôlera annuellement la situation générale de l’Allemagne, ses opérations financières et commerciales, ses biens, ses approvisionnements, sa capacité de production.

Traitement sévère sans doute, mais traitement juste. Comment admettre qu’un peuple qui a semé tant de ruines de par le monde, aggravant encore sa responsabilité par des actes de brutalité et de sauvagerie indignes d’une nation civilisée, puisse reprendre au lendemain du cataclysme sa bonne et douce existence sans supporter sa part, sa large part, des sacrifices imposés aux autres peuples victimes de son agression ?

Une première mesure devra être prise d’urgence : la restitution des objets volés. L’Allemagne a accumulé chez elle des richesses multiples prélevées dans les pays occupés : or, bijoux, objets d’art, tableaux, bétail, locomotives et wagons, machines-outils, outillages divers, installations et canalisations électriques, etc. Rien de plus juste que de la contraindre à rendre en identique ou en équivalent ce qu’elle a emporté.

Pareille mesure a été appliquée en 1919 non sans profit. Nos forges du Nord et de l’Est avaient été dépouillées au profit des usines de la Sarre et de la Ruhr. Les mêmes ouvriers allemands qui, en 1915 et 1916, avaient démonté nos laminoirs, nos presses, nos fours électriques, furent condamnés à les remonter à la même place en 1919. Un jour qu’avec mon collègue Loucheur, ministre de l’Armement, j’assistais à la remise en marche d’une aciérie de la région de Longwy, nous fûmes très intéressés par l’application apportée par les ouvriers spécialistes d’outre-Rhin à leur travail de remise en place.

Il en fut de même pour les animaux, notamment pour notre magnifique cheptel chevalin de race ardennaise que les Allemands avaient transféré dans leurs écuries. Un incident assez curieux à cet égard se produisit que j’aime à rappeler.

Quand je me rendis en novembre 1918 dans nos villages lorrains, je fus frappé de leur grande détresse : plus un cheval, plus une vache, plus un mouton, plus un porc, plus une volaille. En se repliant, l’armée allemande avait, contrairement d’ailleurs aux termes de l’armistice, emporté le peu qui restait encore après les quatre années d’occupation. Il suffisait de parcourir quelques kilomètres, de franchir la frontière allemande pour trouver des campagnes florissantes. Ici, chez le vainqueur, plus rien : pas de lait, pas d’œufs, pas de viande ; là-bas, chez le vaincu, tout en abondance. Ministre des Régions libérées, je ne pouvais accepter pareille injustice.

Aussi, à la veille du renouvellement de l’armistice du 11 novembre parvenu à son terme de trois mois, je vins trouver Clemenceau et le priai d’obtenir l’introduction dans le nouveau texte d’une clause comportant la restitution immédiate d’un certain cheptel. Il acquiesça aussitôt et s’en ouvrit au président Wilson. Mais celui-ci s’opposa à cette mesure ; c’est là, disait-il, une question à insérer dans le traité de paix et non dans un texte d’armistice. Je priai mon président du Conseil d’insister à nouveau, lui disant qu’en cas d’échec je ne pourrais pas garder la responsabilité de l’administration des régions libérées et que je remettrais mon portefeuille à sa disposition.

Clemenceau avait à ce moment des raisons spéciales de ne pas désorganiser son Cabinet ; il montra à Wilson le danger où le mettait son obstination. Finalement le président américain céda et le texte renouvelé du traité d’armistice comporta la restitution d’un nombre imposant de milliers de chevaux et de bovins.

Je constituai des commissions d’agriculteurs qui s’en allèrent jusqu’en Poméranie présider aux opérations de reprise. Ces dernières se poursuivirent d’ailleurs dans les meilleures conditions. Les animaux étaient chargés aussitôt en wagons qui prenaient le chemin de la France. La distribution s’opérait ensuite et nos écuries retrouvaient un embryon de vie.

Clemenceau, très satisfait des résultats de mon insistance, m’appela désormais, dans cette manière agressive qui ne lui déplaisait pas, « l’homme aux vaches. » Ce dont d’ailleurs je me faisais un titre de gloire.

Première mesure à appliquer sans retard pour empêcher les destructions et les camouflages : restitution intégrale.

Puis livraisons en nature. Avec ses mines de houille et de lignite produisant annuellement près de 300 millions de tonnes (le professeur docteur Karl Lehmann a évalué récemment à 456 milliards de tonnes les réserves de houille du Reich jusqu’à une profondeur de 2 000 mètres), ses riches gisements de potasse, ses grandes usines de carburant synthétique, ses immenses aciéries capables de suffire aux besoins civils des pays qui l’entourent, ses fabriques de matières colorantes, de produits chimiques, de machines-outils et autres outillages, l’Allemagne est à même de couvrir une bonne part de l’annuité qui sera mise à sa charge.

Les livraisons en nature pourront aussi se faire sous forme de travail. Il faudra bien que les mêmes mains allemandes qui ont souillé les pays occupés en les hérissant de forteresses, de blockhaus, de barbelés notamment le long des côtes atlantique et méditerranéenne, remettent les lieux en état et restituent à ces régions leur visage d’avant-guerre. Et pourquoi n’imposerait-on pas aussi à des mains allemandes le travail pénible et dangereux à accomplir pour débarrasser nos campagnes des mines que l’ennemi y a semées pour protéger sa retraite ?

Quant à l’annuité en devises, ce sera l’œuvre de la future commission des Réparations de la fixer annuellement en fonction des possibilités allemandes. Elle devra prendre garde de ne pas se laisser circonvenir comme sa devancière de 1919 qui n’a pas su organiser le payement par l’Allemagne de 350 milliards en trente ou quarante ans. Quand on pense que cette même Allemagne vient de soutirer à la France plus de 800 milliards de francs en quatre ans, on comprend avec quelle habileté elle a su mener son jeu au lendemain de l’autre guerre et jouer de sa pauvreté à l’heure même où elle reconstituait sa puissance économique et faisait ses préparatifs en vue d’une nouvelle guerre. Les événements survenus depuis 1919 l’ont établi d’une manière péremptoire. Personne, même pas lord Keynes, n’en peut douter.

Chapitre de l’organisation de la paix. — Dans ce domaine encore, les négociateurs du futur traité trouveront un terrain très déblayé. Il leur suffira de reprendre les textes de 1919 en y ajoutant toutefois la création d’une force armée à la disposition du Conseil de la Ligue.

J’ai entendu depuis plusieurs mois, à diverses radios étrangères, des exposés relatifs à l’organisation future de la sécurité internationale. Des hommes d’État dans les gouvernements, dans les assemblées parlementaires, s’efforcent de poser les principes auxquels doit satisfaire la nouvelle organisation.

Je serais tenté de leur dire : ne prenez pas tant de peine. Veuillez seulement ouvrir les dossiers de vos aînés, notamment celui préparé en 1919 par Léon Bourgeois, ce sage de la politique et de la diplomatie. Vous y trouverez tout ce que vous cherchez, jusqu’à l’organisation du pouvoir de contrainte mis à la disposition du Conseil de la Ligue pour assurer le respect de ses décisions.

Une question encore se pose ici : Comment accommoder avec l’ensemble du covenant les traités particuliers bilatéraux ou régionaux signés entre divers États membres de la Ligue, tels que les traités anglo-russe, franco-russe, russo-tchécoslovaque ? Déjà des objections ont été formulées par des hommes poussant au suprême degré l’esprit sociétaire ; ils voient dans ces organisations parallèles des germes de contradictions et d’obstacles au fonctionnement régulier de la Société des Nations.

Il me paraît qu’on peut leur répondre ceci. Vraisemblablement un temps viendra, dans un demi-siècle par exemple, où la Ligue avec ses organismes bien au point suffira pour assurer la paix dans le vaste monde et trouver une solution équitable aux conflits politiques et économiques dont sera toujours faite la vie internationale. Mais, d’ici là, il n’est pas mauvais que les États particulièrement menacés sur leurs frontières s’assurent des garanties supplémentaires. Ce serait se faire illusion de croire que l’Allemagne vaincue acceptera de bon cœur les conséquences de sa défaite ; elle cherchera encore une fois à tenter sa chance. N’avons-nous pas entendu raconter autour de nous ces temps derniers qu’au moment de se retirer des officiers allemands disaient : « Nous partons, c’est vrai, mais nous reviendrons dans vingt ans. » Vantardise, sans doute. Avec les Allemands, il faut tout prendre au sérieux.

Il n’est donc pas vain de forger dès maintenant, pour la période encore chaotique que va vivre l’Europe, un instrument d’action plus rapide et plus efficace que celui que pourrait mettre en œuvre un organisme international. Il est certain, surtout après l’expérience de cette guerre, que si l’Allemagne se sent prise entre les deux bras de l’étau franco-russe en même temps que la flotte et l’aviation britanniques dominent ses côtes, elle hésitera à se lancer dans une nouvelle agression. La sagesse sera sa loi.

Donc, acceptation des traités particuliers à la condition, bien entendu, qu’ils cadrent avec le covenant du Pacte et ne comportent aucune clause portant atteinte au fonctionnement régulier de l’organisme général.

Voilà pour la rédaction du futur traité de paix. Sans doute, comme en 1919, ce travail comportera-t-il bien des débats. C’est dans l’ordre des choses. Il est fatal que dans le choc de tant d’intérêts contradictoires qui vont vouloir s’affirmer, des heurts se produisent. Il n’est pas moins certain qu’il faut leur trouver un ajustement réalisant le maximum de justice.

Il faut prendre garde notamment de n’inscrire dans le traité que des clauses applicables. Rien ne serait plus néfaste que de renouveler l’erreur de 1919 où certains articles étaient abandonnés alors que l’encre en était à peine sèche. Le jour où une brèche est ouverte dans un instrument de cette nature, l’ensemble est menacé.

C’est ce qui advint notamment pour la livraison des coupables. Dans les séances de la Commission des responsabilités, puis dans celles du Conseil des Quatre, la Grande-Bretagne s’était montrée particulièrement ferme. Lloyd George avait lancé comme signe de ralliement son cri de :

Hang the Kaiser, et son principal secrétaire avait notifié au comte de Brockdorff-Rantzau, en réponse à ses protestations contre le traité de paix, que les Alliés ne pouvaient accepter l’idée de faire juger les coupables par les complices de leur crime. Ce qui n’empêcha pas que quelques mois après s’ouvrait la comédie du procès de Leipzig qui, naturellement, n’aboutissait à rien.

Mais ce qui importe avant tout pour assurer la pleine application du traité de paix, c’est que les Alliés soient bien déterminés à rester unis, quoiqu’il advienne, même si leurs intérêts particuliers n’y trouvaient pas toujours leur compte.

Quel encouragement aux Allemands, dans les années 1920 et suivantes, pour ne pas se hâter de désarmer, pour mettre tous les retards possibles dans le payement des réparations et, d’une manière générale, pour éluder les clauses essentielles du traité, quand ils voyaient les Alliés en désaccord sur la mise en œuvre des moyens de pression, quand ils notaient la disparition du ciel de Rhénanie des drapeaux américain et anglais ou quand leur parvenaient les échos des conférences successives où on remettait sans cesse en cause les clauses financières ! Soyons sans illusion. Ce sera la même chose cette fois. L’Allemagne ne sera pas moins habile à susciter et à exploiter des sujets de division entre les Alliés. Les successeurs de Stresemann ne manqueront pas de relire les fameux « Papiers » et d’y puiser de nouvelles finasseries.

Là réside un grand danger. Il est à craindre que, les hostilités terminées et malgré les engagements pris, les peuples n’aient tendance à se renfermer dans leurs frontières et à accorder tous leurs soins à leurs intérêts particuliers.

Que des crises économiques comme celle qui a secoué le monde après l’autre guerre sévissent à nouveau, les opinions publiques s’énervent, elles exigent de leurs gouvernements des mesures appropriées, dans l’oubli des obligations internationales antérieurement souscrites. Si les gouvernements n’ont pas l’énergie de résister à ces poussées, s’ils ne savent pas consentir les sacrifices nécessaires au maintien d’une vie internationale saine et bien réglée, on peut s’attendre à toutes les surprises dans l’application du traité de paix.

L’obligation de concourir à la victoire a été le ciment qui a maintenu l’union étroite des Alliés dans la guerre. L’application rigoureuse du traité doit être dans la paix le ciment qui les lie.

Il y a quelques jours était réunie à Chicago une conférence internationale en vue de fixer les principes généraux des aviations commerciales des divers pays après la guerre. C’est là assurément une matière importante vu le rôle primordial que jouera demain l’aviation civile dans les relations internationales. Il ne semble pas cependant qu’il soit tellement compliqué de fixer ces principes. Cependant les délégations ont discuté, semble-t-il, plusieurs semaines sans arriver à un accord total, d’après les communications faites à la presse.

Chaque nation a son système préféré. Elle s’y tient, convaincue que ses intérêts l’exigent. Il semble pourtant qu’il soit possible de trouver un point de rencontre où chacun a consenti certains sacrifices, si du moins on est bien décidé à instaurer un régime international viable.

Je relisais récemment le livre si attachant où M. André Tardieu a résumé en 1921, dans une forme toute de lumière et de précision, les travaux préparatoires de la paix. Déjà s’étaient affirmées entre Alliés des divisions funestes à la mise en œuvre du traité. Les Américains, voués à l’isolationnisme, étaient rentrés chez eux, se désintéressant de l’Europe. La Grande-Bretagne semblait aussi préoccupée d’aider au relèvement de l’Allemagne que de la contraindre à l’exécution de ses obligations.

M. André Tardieu écrivait alors ces lignes prophétiques qu’on ne peut relire sans profit à cette heure :

« Si les Américains souhaitent ne pas revivre les circonstances qui ont amené deux millions des leurs sur la Marne et sur la Meuse, une seule politique, celle qui empêchera ces circonstances de renaître. Or, d’où vient le danger ? Non de la France, certes, qui a trop souffert de la guerre pour ne pas vouloir ardemment la paix, mais de l’Allemagne qui ne rêve que revanche, du pangermanisme qui n’est pas mort. Pour se garer de lui et de ses conséquences, on a fait la guerre, on a fait la paix. Si l’on veut que la paix dure, il faut que l’Allemagne comprenne que la paix est chose sérieuse ; si l’Allemagne ne le comprend pas, si on ne l’oblige pas à le comprendre, tôt ou tard les mêmes causes produiront les mêmes effets, de nouveau les boys devront passer la mer. Pour éviter cela, les États-Unis, maintenant et non plus tard, doivent prendre en face de l’Allemagne leur position. Tout encouragement de faiblesse aux impérialistes allemands est une prime aux complications ; toute division des vainqueurs un germe de guerre. Puisque comme nous l’Amérique veut la paix, qu’elle nous aide à l’exécuter ; c’est la seule façon de la fortifier. Tant qu’elle restera à l’écart, sa puissance fera le jeu de l’ennemi qu’elle combattait hier. Si les Américains n’en sont pas convaincus, menons-les dans cette vallée d’Argonne où 30 000 croix blanches témoignent de ce que l’Amérique a voulu dans le péril. Elle veut la même chose. Il lui reste à vouloir, en les choisissant, les moyens de ce qu’elle veut. C’est le problème présent. S’il n’était pas résolu, toute paix serait précaire ; les morts seraient morts pour rien. »

Eh bien ! oui, les boys ont dû repasser la mer parce que leurs hommes d’État n’ont pas compris leur devoir au lendemain de l’autre guerre. Les citoyens de la libre Amérique viendront à nouveau en pèlerinage dans les prairies normandes, dans les fagnes belges, dans les rochers des Apennins où se profileront des milliers de petites croix blanches sœurs de celles de l’Argonne.

« Toute division des vainqueurs est un germe de guerre. » La criante vérité de cet aphorisme ressort des événements d’hier. Puisse demain n’en pas apporter une nouvelle démonstration !


Juillet 1944.