Plon (p. 138-164).


chapitre iv

MA DÉPORTATION EN ALLEMAGNE


Au printemps de 1941, le chef de cabinet du préfet de l’Isère me téléphona pour m’annoncer la visite prochaine d’un inspecteur de police. Je le reçus le lendemain. Il me présenta ses pièces d’identité. Il venait pour veiller sur ma sécurité. Je lui fis observer qu’un tel soin me paraissait superflu. Depuis mon arrivée à Vizille, rien ne s’était passé qui pût justifier cette mesure. Le gouvernement ferait mieux, ajoutai-je, pour éviter les incidents qu’il paraît redouter, d’inviter la presse soumise à sa censure à ne pas critiquer aussi injustement qu’elle le fait certains hommes politiques, ce qui peut déterminer chez les esprits faibles des pensées d’agression.

L’inspecteur s’installa dans un hôtel de Vizille. Trois mois plus tard il vint me saluer à la veille de son départ et me présenta un de ses collègues, son remplaçant. Je le remerciai de ses bons offices ; je lui demandai s’il avait eu à intervenir pendant son séjour et s’il avait remarqué quelque chose d’insolite. Il me répondit que non. Le second inspecteur quittait Vizille après quelques semaines. Je ne l’avais pas revu.

En janvier 1943, le préfet de l’Isère convoqua mon gendre à Grenoble. Il lui fit connaître que l’autorité italienne allait placer des postes de garde sur les routes aboutissant à Vizille, en vue de surveiller la circulation. Effectivement cinq postes composés de deux hommes, un soldat et un gendarme, gardèrent en permanence les routes Vizille-Grenoble par Pont-de-Claix, Vizille-Grenoble par la route Napoléon, Vizille-Grenoble par Uriage, Vizille-Bourg-d’Oisans et Vizille-Gap.

Ce fut une grande gêne pour la circulation sans profit apparent. Les voitures étaient arrêtées et contrôlées ; ou notait les noms et qualités des voyageurs. En fait, si cette manœuvre avait pour but de surveiller mes déplacements, elle s’avéra inutile, car je restai quatre mois sans quitter Vizille.

En février, la surveillance se fit plus stricte. Deux ou trois soldats en armes se promenaient sur les routes voisines de ma villa. Ils ne me connaissaient pas d’ailleurs. J’entrais et je sortais à mon gré sans qu’ils y prêtassent la moindre attention.

Dans la première quinzaine d’avril, je m’en fus à Nice aux obsèques d’un parent, haut fonctionnaire retraité du ministère de la Justice. À mon retour, je fus accueilli à la gare de Grenoble par un inspecteur de la police spéciale. Pendant mon absence, le capitaine italien Mascheroni était venu à Vizille pour me voir. Il demandait à être reçu à mon retour pour m’entretenir de questions relatives à ma sécurité.

Le 10 avril, je reçus la visite du colonel chef d’état-major du général Maurizio Lazzaro di Castiglioni, commandant de la division italienne de Grenoble, accompagné d’un officier interprète.

Il me dit que les gouvernements italien et français avaient souci de ma sécurité (toujours le même slogan), et que je veuille bien ne plus quitter à l’avenir ma résidence sans en avertir l’autorité. Je lui fis observer que je n’étais pas dupe de telles attentions ; ma sécurité n’était pas en cause.

— Je ne suis plus rien, disais-je ; pourquoi s’obstiner à s’occuper de moi ?

— Oui, dit le colonel, vous n’êtes plus en fonction officielle, mais votre peuple vous aime toujours (sic).

Que s’était-il passé ? Avant de partir pour Nice tout à fait à l’improviste, puisque j’y étais appelé par télégramme, j’avais téléphoné au préfet des Alpes-Maritimes, ancien collaborateur de Poincaré que je connaissais bien. Je lui demandai de me faire retenir une chambre à l’hôtel où je devais arriver au milieu de la nuit. Pendant mon séjour à Nice, je lui rendis visite, mais je fus frappé du ton de sa conversation (il devait quitter son poste quelques jours plus tard).

J’ai pensé que c’était lui qui, bien inutilement d’ailleurs puisque j’avais pris moi-même l’initiative de l’avertir de ma présence, avait alerté le gouvernement français et celui-ci avait fait grief au préfet de l’Isère de ne pas l’avoir tenu au courant de mon déplacement ; il devait à l’avenir se montrer plus attentif.

Quelques jours après, le préfet et le capitaine Mascheroni me rendirent aimablement visite. Je ne leur laissai aucun doute sur la façon dont j’envisageais les soins dont j’étais entouré. À mes yeux, ma sécurité n’était pas en cause. On voulait exercer une surveillance sur mes déplacements. Le préfet m’avait remis antérieurement, lors d’une visite à la préfecture, une note radiodiffusée à Washington disant : « On annonce ici qu’Albert Lebrun s’est échappé de France et qu’il se trouve maintenant dans un pays neutre, à l’abri de la Gestapo. Les milieux officiels de Washington sont très intéressés par cette nouvelle (non confirmée). M. Lebrun pourrait concilier les difficultés qui existent entre de Gaulle et Darlan. Son titre de président n’est pas mis en question, car il n’a jamais démissionné. Mais il est tenu à l’écart sous la pression allemande. La légalité de son titre, en Afrique du Nord ou ailleurs, ne peut être mise en question d’aucun de ces deux côtés, d’après les milieux officiels s’exprimant officiellement. » Il paraissait y avoir un certain rapport entre ces fausses nouvelles lancées par la radio et les mesures de surveillance dont Vizille était l’objet.

Le 9 juin, je dînais tranquillement quand, soudain, la villa fut entourée par une quinzaine de soldats italiens en armes. En même temps un officier demanda à me parler. Je le reçus aussitôt. C’était le même colonel, chef d’état-major de la division. Il m’avisa que, d’ordre de l’autorité, je ne devais pas quitter l’immeuble où je me trouvais. Moment de surprise et d’émoi.

— Que signifie tout cela ? dis-je.

— J’exécute un ordre.

Emporté par un mouvement d’humeur, je répliquai :

— Je ne le respecterai pas. Rien ne m’empêchera de sortir et de me promener dans le jardin.

— En tout cas, pas jusqu’à demain matin.

— Soit ! dis-je, cela ne me gêne pas d’attendre jusqu’à demain matin.

Et l’officier se retira. En même temps, une dizaine de soldats montaient la garde aux portes mêmes de la villa, devant les fenêtres de la salle à manger et du salon, d’autres surveillaient les abords.

La soirée fut fiévreuse ; cette expression « pas jusqu’à demain matin » avait pu faire allusion à un départ prochain. Mais la nuit fut calme. Rien ne vint la troubler que le bruit des conversations des sentinelles postées autour de la villa. Le lendemain matin, l’officier italien revint et m’annonça que j’étais autorisé à circuler librement dans le jardin.

Commença alors un régime où je pus me promener à loisir mais seulement sur la plate-forme élevée où est bâtie la villa, non dans le jardin plus vaste qui l’entoure et qui comprend trois autres villas, une petite ferme et un jardin potager. Quatre groupes de deux soldats gardaient les quatre escaliers conduisant à la plate-forme. Six autres étaient aux deux portes de la propriété avenue Aristide-Briand et avenue Victor-Hugo.

Ces soldats avaient d’ailleurs une tenue déplorable. À l’aller et au retour de leur poste situé à la Caisse d’épargne, ils marchaient à la débandade au lieu d’être alignés dans le rang. En faction, ils déposaient leur fusil sur le sol et se couchaient dans l’herbe à l’ombre des platanes. La direction de l’usine dut même placer des écriteaux interdisant l’accès des pelouses. Les soldats avaient plus souci de s’amuser avec les enfants jouant dans le jardin et de faire des échanges avec eux (chocolat contre tabac, etc…) que d’accomplir strictement leur service.

Dans ma pensée, l’autorisation m’avait été donnée de me promener dans tout le jardin et non seulement sur la plate-forme entourant la villa. Je priai le préfet de faire reconnaître le fait par l’autorité italienne. Un officier vint examiner les lieux. Quelques jours après, on me fit connaître que je pouvais effectivement circuler dans tout le jardin. À partir de ce jour, je me promenai dans l’ensemble de la propriété, sauf dans la partie voisine de l’usine où se trouve un dépôt de matériaux.

En fait, ces mesures étaient prises — le préfet m’en a fait l’aveu — par les Italiens à la demande des autorités allemandes. D’ailleurs j’avais appris entre temps qu’un gendarme allemand était allé à Mercy-le-Haut, mon village lorrain, pour savoir si je m’y trouvais.

La plus grande partie de l’été se passa sans incidents. Je me disposais à entrer en rapport avec l’autorité d’occupation pour pouvoir me promener sur le territoire de Vizille, quand, au soir du 13 août, le colonel chef d’état-major se présenta à nouveau à la villa et m’annonça que le gouvernement italien avait décidé mon transfert à Florence.

J’avoue que, sur le moment, je ne pus maîtriser un mouvement de colère :

— Qu’est-ce encore ? dis-je. Il ne vous suffit pas de me faire souffrir et de m’atteindre dans ma santé en m’empêchant de sortir. Eh bien ! non, je n’accepte pas. Vous ne m’aurez que par la force. Il vous faudra me faire violence.

Le colonel, je dois le dire, me parut surpris et affecté. J’ajoutai :

— L’ordre me concernant a été donné par l’odieux régime mussolinien que l’Italie vient heureusement de répudier. Je désire savoir si le maréchal Badoglio prend la responsabilité de cette mesure.

Et je rappelai qu’en 1935, j’avais accueilli aux grandes manœuvres françaises en Champagne le général Badoglio, alors chef d’état-major général de l’armée italienne, que je l’avais accompagné pendant son séjour, lui prodiguant attentions et marques de sympathie. Donnait-il son assentiment à la mesure rigoureuse prise contre moi ? Je désirais le savoir.

Le colonel, toujours fort ému de ma réaction, se retira en promettant que le nécessaire allait être fait.

Le 16 août, un officier me confirma que le gouvernement italien avait été saisi de ma requête. Il n’y avait qu’à attendre le résultat. Rien ne pressait.

Le 20 août, ce même officier m’annonça que l’autorité renonçait à mon transfert à Florence. J’en pris acte tout en remerciant.

Depuis, j’ai réfléchi à tous ces événements. J’ai parfois regretté d’avoir résisté au projet florentin. Avec M. François-Poncet, nous avons pensé que c’était une façon de nous soustraire à l’emprise allemande. On devait nous garder avec les membres de notre famille dont nous aurions désiré être accompagnés. C’eût été assurément un régime plus doux que celui de l’internement en Allemagne. Il est vrai qu’un doute demeure sur ce que nous fussions devenus plus tard au moment des événements dramatiques d’Italie, et de la prise de possession de l’Italie du Nord par les Allemands. Sans doute, on nous eût transférés dans la zone sud. En aurait-on eu le temps et les moyens ? autant de mystères auxquels on ne peut répondre avec certitude.

Le 27 août, vers 10 h. 30, le colonel apparut une fois de plus. Je dois dire que je lui trouvai un air étrange, gêné. Il m’annonça que son gouvernement avait décidé de supprimer la surveillance de mon domicile ; j’étais désormais libre d’aller où il me plaisait. Il ajouta :

— Je dois vous prévenir que si un jour plus ou moins prochain les Italiens sont amenés à quitter l’Isère, ils seront remplacés par les Allemands.

Et il se retira.

Je ne fus pas long à réaliser la situation. Certes, l’annonce de ma liberté recouvrée m’avait très agréablement impressionné. Mais la perspective dessinée au même instant des Allemands à l’horizon m’avait troublé. Comme si je devinais ce qui allait arriver, je montai à l’étage où se trouvait ma femme. Je lui racontai ce qui venait de se passer et j’ajoutai :

— Je devrais être bien heureux. Pourtant, je ne suis pas rassuré. Cette évocation des Allemands par les Italiens au moment où ils se retirent me semble de mauvais augure.

Après avoir fait le tour du jardin pour m’assurer que les sentinelles avaient bien été relevées, je rentrai à mon cabinet et me remis au travail. Quand soudain, vers midi, un officier allemand armé d’un revolver, accompagné d’un soldat muni d’une mitraillette, entra dans mon bureau en coup de vent. D’une voix méchante et brutale, il me dit :

— Vous êtes monsieur Lebrun ?

— Oui, répondis-je.

— J’ai ordre de vous arrêter, suivez-moi !

En même temps un autre soldat, la mitraillette au bras, se tenait au jardin, devant la fenêtre, l’arme braquée vers moi.

J’ai peine à retrouver mes sentiments d’alors. Qui ne les eût éprouvés ? J’étais l’objet d’une agression inqualifiable, sans motif avouable, quelques instants après une mesure bienveillante de l’autorité italienne. Un criminel pris en flagrant délit n’eût pas été traité avec plus de rigueur, de brutalité, j’allais dire de bestialité.

— De quoi s’agit-il ? dis-je. Je ne comprends rien à ce qui se passe.

— Pas de discours ; suivez-moi. Vous avez deux minutes pour partir.

— Mais encore ! au moins dois-je emporter ce qui m’est nécessaire pour le voyage !

— Non, on vous le fera parvenir plus tard.

— Eh bien ! non, dis-je avec force, je prendrai ce qui me plaît.

Et je me dirigeai vers l’étage pour alerter ma famille.

Je pris une valise et me mis en demeure d’y placer divers objets. Le soudard (je ne puis employer d’autre mot) et l’agent du S. D. (Sicherheits Dienst) prenaient des objets au hasard et les jetaient dans ma valise d’un geste de colère. D’un geste non moins pressé, je les enlevais pour les remplacer par d’autres. Et toujours la même observation : « Allons ! hâtons-nous. » Et il appuyait son propos d’un geste de menace en portant la main vers son revolver. Pour un peu, je me serais laissé aller à un mouvement de violence. À un moment donné, je dis :

— C’est une indignité de traiter ainsi un ancien chef d’État !

— Vous n’êtes plus rien, reprit-il, nous ne connaissons que le maréchal Pétain.

Quelle dérision et quelle tristesse de s’entendre jeter à la face un tel nom par un gangster d’outre-Rhin !

Enfin la scène prit fin. Au moment de partir, je voulais embrasser mes petits-enfants.

— Non, pas d’enfants, cria-t-il.

— Si ! protesta ma femme, le président ne partira pas sans les embrasser.

Et elle courut les chercher dans la chambre voisine où, inconscients du drame qui se jouait à côté d’eux, ils riaient à gorge déployée. Encadré de mitraillettes, je gagnai l’avenue où stationnait l’auto allemande.

La voiture démarra à toute allure. À peine avions-nous parcouru quelques centaines de mètres que nous croisions une autre auto venant à toute vitesse en sens inverse. Un gendarme français était debout sur le marche-pied et nous faisait le signal d’arrêt.

Franzosen ! s’écria le chef du S. D. tout surpris de cette rencontre.

Il donna l’ordre au conducteur d’accélérer la marche. Nous passâmes devant la Caisse d’épargne où était cantonné le poste de garde italien. Le soldat qui avait été pris au passage pour guider l’auto vers la villa de ma résidence fut invité à descendre, et la voiture s’engagea rapidement dans la grande rue de Vizille.

À un moment donné, l’agent qui était assis à ma gauche tendit au-dessus de ma tête le pardessus que j’avais sur le bras pour me cacher aux regards des passants qui auraient pu me reconnaître. D’un coup de poing bien assené, je lui fis lâcher prise. Il réitéra son geste ; je lui appliquai un nouveau coup de poing encore plus violent, ce que voyant le chef des S. D. l’invita à ne pas insister et la voiture roula à toute allure vers Pont-de-Claix et Grenoble.

Après la traversée de l’Isère au pont de la Bastille, la voiture tourna à droite sur les quais ; je compris que nous allions vers la Tronche pour prendre M. François-Poncet. De fait, l’auto suivit la voie du tramway, mais à un moment donné, à ma grande satisfaction, elle se trompa de chemin, se dirigeant vers Montfleuri. Le chef des S. D. se tourna vers moi, me demandant si nous étions dans la bonne voie pour aller à la Condamine, propriété où habitait l’ambassadeur.

— Je suis venu très peu par ici, dis-je, j’ignore la route précise à suivre.

Il donna l’ordre de s’arrêter, interrogea un passant qui nous remit dans le bon chemin et, quelques minutes après, la voiture s’arrêtait devant la villa.

La même scène, que je devinai plus que je ne la vis, étant resté dans la voiture sous la garde d’un des agents, se reproduisit et aussitôt M. François-Poncet, très calme et très digne, suivi de sa femme et de ses enfants, atterrés comme l’avaient été les miens à Vizille, venait me rejoindre, et nous prenions à toute vitesse la direction de Lyon.

Il y avait dans la voiture, au premier rang le conducteur et le chef de l’expédition ; sur les strapontins au deuxième rang, M. François-Poncet et un soldat armé d’une mitraillette ; au troisième rang moi-même, entre deux agents également armés. Les ravisseurs jetaient parfois un coup d’œil inquiet en arrière. Ils ne furent rassurés qu’après la sortie de Voreppe. Alors, un sourire s’épanouit sur leurs visages ; les mitraillettes dressées vers les fenêtres de la voiture furent abaissées, les cigares et cigarettes allumés. Le coup avait réussi, on pouvait rire maintenant.

Je compris alors la hâte qu’on avait mise à l’exécuter. Il s’agissait de nous enlever avant que les polices française ou italienne fussent alertées, car la Gestapo n’avait pas théoriquement le droit d’opérer en territoire occupé par les italiens ; en fait, elle ne s’en privait pas. Cela avait déjà donné lieu à maintes discussions entre les autorités allemandes et italiennes.

Il convient d’ouvrir ici deux parenthèses avant de poursuivre le récit :

a) Au moment où la question du transfert à Florence s’était posée, le chef de la brigade de gendarmerie de Vizille était venu trouver mon gendre. Il lui avait dit qu’il avait été chargé de veiller sur moi et d’empêcher éventuellement mon enlèvement de Vizille. Il demandait s’il ne pourrait pas placer un poste de surveillance secrète dans l’usine. Mon gendre lui avait répondu que cela ne pourrait se faire dans le secret ; les ouvriers circulaient en effet dans l’usine. Il suggérait de placer le poste dans le parc du château, par delà le mur de clôture, vis-à-vis la porte d’entrée de l’usine, car de là on pouvait voir tout ce qui se passait aux environs de la villa. C’est ce qui fut fait. Qu’arriva-t-il au juste le jour de l’agression ? Sans doute, les gendarmes en faction alertèrent la brigade qui envoya le gendarme dont il a été parlé plus haut ; mais il arriva trop tard. Je m’en félicitai d’ailleurs, car s’il était venu plus tôt et avait esquissé une résistance, les agents de la Gestapo n’eussent pas manqué de faire usage de leurs armes et des victimes fussent restées sur le terrain.

b) Je me suis demandé, depuis ces événements, quel avait été le rôle des Italiens en tout cela. Notre enlèvement avait-il été réalisé d’accord avec eux ou à leur insu ? Au début, j’avais pensé qu’une entente avait existé entre eux : le colonel d’état-major me prévenant qu’en cas de départ des Italiens, les Allemands les remplaceraient, l’arrivée de ces derniers à Vizille, venant de Lyon, peu de temps après la relève de la garde italienne, un soldat du poste italien guidant l’auto allemande vers mon domicile, tout cela semblait bien indiquer un accord au moins tacite entre eux. Mais, d’autre part, j’ai recueilli l’avis contraire de M. François-Poncet. Celui-ci en effet, en même temps que le colonel m’apportait la nouvelle de ma libération, avait été convoqué à Grenoble par le général di Castiglioni qui avait désiré lui communiquer lui-même la décision du gouvernement italien. Il l’avait fait dans les termes les plus aimables, en ami plutôt qu’en adversaire. Il avait ajouté que, si les troupes italiennes quittaient un jour leur zone d’occupation en Dauphiné, il ne manquerait pas de l’en prévenir pour lui permettre de se retirer avec elles. Il était prudent, d’après lui, d’échapper à l’emprise allemande.

Après réflexion, je me dis que la thèse de l’ambassadeur était probablement conforme à la vérité. On a lu dans la presse qu’une entrevue avait eu lieu à Vichy entre le chef du gouvernement français et les représentants accrédités de l’Allemagne et de l’Italie. Sans doute, on y discuta du retrait de la garde italienne. Le représentant allemand ainsi averti de la mesure qui se préparait aurait avisé les services de la Gestapo à Lyon qui auraient aussitôt pris les mesures nécessaires pour préparer l’expédition de Vizille-la Tronche. Ainsi s’expliqueraient les événements du 27 août sans collusion entre les autorités d’occupation.

Nous arrivâmes à Lyon vers 16 heures. On nous conduisit au siège de la Gestapo, à l’école de Santé militaire. Après une attente d’une heure dans le cabinet du chef de la police, introduit auprès du chef de la Gestapo.

Il me demanda si j’avais quelque vœu à formuler. Je protestai avec amertume contre mon arrestation que rien ne justifiait. Je lui fis un petit cours sur la Constitution de 1875 et le rôle du président de la République dans le gouvernement de la France. Il parut n’y rien comprendre. À ses yeux, j’avais été le Führer français ; il ne concevait pas pour moi d’autre rôle que celui joué par Hitler en Allemagne.

Je m’élevai ensuite contre la violence dont j’avais été l’objet ; ce à quoi il ne répondit rien, apparemment surpris par mes propos.

M. François-Poncet fut reçu à son tour par le même chef, qui l’entretint assez longuement de ses deux fils, réfugiés en Suisse pour échapper au S. T. O.

On nous conduisit ensuite dans une chambre où se trouvaient deux lits et un canapé. Un agent du S. D. nous tenait compagnie car, à partir de ce moment, nous ne devions plus jamais être laissés seuls.

La fin de la soirée se passa en conversations banales. L’ambassadeur qui parle admirablement l’allemand et qui a l’humour qui convient pour s’entretenir avec des gardiens flattés de tenir compagnie à de hautes personnalités, interrogeait habilement notre agent. Un appareil de T. S. F. était posé sur la cheminée. Nous apprîmes, grâce aux radios française, allemande et anglaise, les nouvelles du jour.

Après une très légère collation, nous nous couchâmes. Mauvaise nuit : les événements de la journée nous avaient secoués. Par ailleurs, il faisait à Lyon une chaleur orageuse, des moustiques s’acharnaient contre nous, la literie était mauvaise, notre gardien avait laissé sa lampe allumée, il fumait sans arrêt et sans avoir sollicité notre agrément, de mauvais cigares. Enfin, chaque heure, une ronde frappait à notre porte, sans doute pour empêcher le S. D. de s’endormir.

Le lendemain, vers midi, on nous avertit de nous préparer à partir pour Paris. Le voyage s’effectua sans incident.

À l’arrivée, vers 22 heures, deux voitures nous attendaient dans la cour de la gare. Nous traversâmes Paris, un Paris noir et désert, tel que nous ne le soupçonnions pas. Nous suivions la rive gauche de la Seine jusqu’au pont de l’Alma, puis, par le faubourg Saint-Honoré, nous arrivions à Neuilly, dans une villa avec jardin d’agrément devant et potager derrière. On m’affecta une chambre au premier étage, convenablement meublée ; mon compagnon en eut une au deuxième étage, hélas ! moins confortable. Nous devions rester là en attente jusqu’au jeudi 2 septembre.

Nous étions au croisement de l’avenue Victor-Hugo et de l’avenue Bineau. On nous permettait d’être réunis tout le jour et cela valait mieux que tout le reste, car nous pouvions ainsi tuer le temps à deux. Ma chambre était fermée à clé. Quand l’un de nous voulait sortir, il devait frapper à la porte. Le gardien alerté venait ouvrir. Par ailleurs nous pouvions nous promener dans le jardin une demi-heure matin et soir.

Ce séjour ne nous parut pas trop ennuyeux. D’abord, nous essayions de définir notre position. Où étions-nous ? Quelle était la nature de la villa qui nous abritait ? Nous n’y étions pas seuls. Trois autres hommes au moins partageaient notre sort ; ils faisaient après nous leur demi-heure de promenade : le « sportif », ainsi dénommé par nous à raison de son allure et de son vêtement ; le « triste », pauvre jeune homme, marchant courbé, les yeux au sol ; le « tiers » personnage énigmatique, sans caractère spécial. Par ailleurs, une femme blonde, parlant français et allemand, passait une partie de la journée au potager. Qui était-elle au juste ? une recluse comme nous ou la femme du fonctionnaire de la Gestapo qui logeait, lui aussi, à la villa, et la quittait matin et soir dans une superbe auto américaine ?

Ces journées passèrent sans incident. Nous devisions de toutes choses, de nos familles, de nos souvenirs lointains de lycée et d’école, de la politique et de la diplomatie des dernières années et des événements des deux guerres. Nous avions des idées à peu près conformes en toutes ces matières. Je dois dire tout de suite que pendant notre vie commune jamais une controverse ne nous mit aux prises. J’ajoute que M. François-Poncet est doué d’un caractère très agréable ; il est plein de bonne humeur. Il prenait de la meilleure façon l’aventure désastreuse qui nous était arrivée. Alors que moi, je le confesse, j’eus quelques instants de cafard, notamment le dimanche 29 août ; c’était mon soixante-douzième anniversaire que j’aurais dû fêter en famille à Vizille. Penser que nous étions à quelques minutes, lui, de son frère, et moi, de mon fils, et que nous ne pouvions les voir, quelle dérision ! Pour l’acquit de notre conscience, nous demandâmes la permission de les embrasser avant de quitter Paris. Bien entendu, notre demande resta sans réponse.

Le soir, accoudés à la fenêtre, nous devisions très tard, jusqu’à la nuit tombée, regardant passer les voitures plus ou moins étranges qui circulaient avenue Victor-Hugo, et essayant de nous représenter la vie parisienne à travers l’activité très réduite du quartier qui nous abritait. Vers 23 heures, M. François-Poncet remontait dans sa chambre dont la fenêtre était d’ailleurs grillagée parce que voisine du toit. La mienne n’avait pas ce vilain aspect.

Le dernier jour, nous apprîmes qu’une bibliothèque assez bien fournie se trouvait dans l’immeuble. Nous y choisîmes aussitôt une dizaine de volumes : Balzac, Stendhal, Giraudoux, etc… Nous nous disposions à distraire nos loisirs par une certaine activité intellectuelle, quand on nous prévint d’avoir à préparer nos bagages. Nous devions quitter Paris le soir même.

Bien entendu, chaque fois que nous demandions : « Où allons-nous ? » la réponse était toujours la même : « Nous l’ignorons. » Nous pouvons témoigner de la discrétion et de la discipline de tous les agents du S. D. auxquels nous avons eu affaire.

Le jeudi 2 septembre, vers 18 heures, le chef nous emmena dans son auto. Nous comprîmes bientôt que nous allions vers la gare de l’Est. Un compartiment nous était réservé dans le train de Paris-Nancy-Strasbourg-Munich. Deux nouveaux agents du S. D. en civil nous y attendaient. Tous ces déplacements s’accomplissaient avec toute la discrétion possible ; personne ne s’apercevait de notre présence.

Le voyage fut sans histoire. Nous arrivâmes le lendemain à Munich vers 15 heures. Cette fois encore, M. François-Poncet conversa longuement avec les deux agents du S. D. Il obtint d’eux un certain nombre de renseignements intéressants sur l’organisation des diverses polices en Allemagne et sur l’état d’esprit de la population civile. Eux-mêmes essayaient de savoir de lui ce qu’on pensait en France de la durée de la guerre, de sa terminaison, etc… Bien entendu, il se montrait très réservé, car on pouvait penser que tout ce que nous disions serait consigné dans un rapport et communiqué au siège central du S. D.

Je dormis peu cette nuit-là. Me retrouver après quatre années d’absence sur cette voie ferrée que j’avais parcourue si souvent jadis et m’y retrouver entre deux gardes comme un malfaiteur ; revoir ces gares de Meaux, Château-Thierry, Épernay, Châlons-sur-Marne, Bar-le-Duc, dont je connaissais par le menu toutes les installations ; traverser au cœur de la nuit ma chère ville de Nancy, noire et silencieuse ; retrouver au petit matin dans la brume Strasbourg où j’étais venu souvent depuis 1918, et notamment deux fois comme président de la République, franchir le Rhin sur le fameux pont qui se trouvait jadis à la limite du pays de la liberté, traverser ensuite les villes et les campagnes allemandes du duché de Bade, du Wurtemberg et de la Bavière, Carlsruhe, Stuttgart, Ulm, Augsbourg et Munich, quels sujets de méditation et de tristesse ! Une seule consolation me soutenait : la souffrance bien imméritée qui m’était imposée viendrait s’ajouter à toutes celles que supportaient nos compatriotes, elle jouerait son petit rôle dans le redressement espéré de la patrie.

Rien, à vrai dire, ne décelait la guerre dans les campagnes allemandes, sinon le grand nombre de soldats permissionnaires aperçus dans les trains, dans les gares et sur les routes. Les voyageurs étaient calmes, plutôt résignés. Pas de morgue, pas de chants. Dans les gares, des femmes en uniforme distribuaient l’ersatz de café aux soldats et aux enfants. Sur les voies ferrées, des équipes nombreuses d’ouvriers plutôt jeunes, des prisonniers de guerre sans doute, travaillaient à l’entretien. En somme, tout donnait l’impression d’un pays ordonné, discipliné, où chacun accomplissait sa tâche sans passion, par devoir.

À l’arrivée à Munich, une auto nous attend avec deux nouveaux agents. On charge nos bagages et nous voilà partis. Nous empruntons l’autostrade qui va vers le sud, dans la direction de Salzbourg. Nous demandons où l’on nous conduit. Une fois de plus, réponse par le silence.

C’est une route vraiment magnifique que cette autostrade avec ses deux voies de dix mètres de large, séparées par une pelouse, filant tout droit sur près de cent kilomètres, avec des passages en dessus et en dessous tous semblables à la rencontre des routes et des chemins transversaux. À la longue d’ailleurs, on se fatigue de cette monotonie ; on en vient à regretter les montées, les descentes, les tournants, les traversées de villages.

À Rosenheim, nous quittons l’autostrade ; nous nous engageons sur une route conduisant vers Kufstein, d’après les poteaux indicateurs. Kufstein renferme un vieux château transformé en prison que nous apercevons à l’horizon. Nous vivons quelques minutes d’angoisse ; mais voici que nous avons dépassé la bifurcation qui y conduit et nous continuons à rouler. Nos gardiens semblent hésiter sur la route à suivre. Enfin, nous nous engageons sur un chemin vicinal qui grimpe dans une gorge étroite et nous voici soudain traversant le pont-levis d’un château-donjon dressé sur un piton plate-forme dominant toute la vallée. C’est là que nous devons désormais résider, nous sommes au château d’Itter.

Nous sommes accueillis par le commandant dudit château, le capitaine V… Sont venus de Berlin pour nous recevoir le chef de service docteur H… et son adjoint. Après avoir traversé une petite cour fermée de murs à meurtrières, nous pénétrons à l’intérieur de l’immeuble. Nous sommes aussitôt rejoints par la douzaine d’occupants qui nous y ont précédés parmi lesquels ; MM. Daladier, Paul Reynaud, général Gamelin, président italien Nitti, Jouhaux, Borotra.

On devine notre étonnement à tous de nous trouver ainsi réunis, d’origine si diverse, en ce lieu étrange. On nous affecte à chacun une chambre ; M. François-Poncet et moi nous prenons possession de notre nouvelle résidence.

Qu’on imagine un éperon s’avançant en pointe, entouré de précipices de trois côtés et relié à la colline voisine par le quatrième côté. À son extrémité, les murs en ruines d’un vieux burg dominant la vallée. En son milieu, une grande bâtisse en forme de donjon, à trois étages, avec une vingtaine de chambres.

On a tout loisir d’aller et de venir, le jour, à l’intérieur du mur de ronde qui enclôt l’éperon. Au milieu, une petite cour où on peut se promener. Le régime de la maison est acceptable. La nourriture y est suffisante. Le menu est d’ailleurs parfois agrémenté de divers produits envoyés de France par colis et qu’on met en commun à la popote. Les fumeurs ont une ration de tabac normale. À noter qu’un jour par semaine règne le ein topf, plat unique composé d’une soupe de légumes, abondante et épaisse ; elle suffit à apaiser la faim pendant vingt-quatre heures. C’est tout ce qu’on en peut dire.

Si les lettres et les colis n’étaient pas systématiquement retardés et ne mettaient pas quatre ou cinq semaines pour venir de France, on n’aurait pas trop sujet de se plaindre, surtout en comparaison des régimes qu’ont eu à supporter plusieurs des personnes présentes avant de venir ici, notamment aux camps d’Oranienburg, de Dachau, etc., et d’une manière générale tous les déportés.

Les détenus partagent leur temps entre la lecture, le travail et les exercices physiques. Une véritable bibliothèque a été constituée où se trouvent de nombreux livres : histoire, philosophie, sciences, romans, langues. Quoique isolé complètement du monde, car on n’a pas la moindre relation avec le dehors, on n’ignore cependant pas ce qui s’y passe. On reçoit chaque jour plusieurs journaux allemands : Das Reich, où se trouve l’article hebdomadaire du docteur Gœbbels que toute la presse reprend et paraphrase au long de la semaine, Der Vôlkischerbeobachter, la Pariser Zeitung. Plusieurs journaux de langue française arrivent également : l’Œuvre, l’Écho de Nancy, les Nouveaux Temps, la Gerbe, le Pays réel, etc… Bien entendu, la lecture de tels organes est odieuse aux personnes présentes ; on la pratique quand même en vue de connaître les nouvelles.

J’ajoute encore, et ceci est fort important, qu’un poste de radio est installé dans la pièce qui sert de salle à manger commune. On écoute au moment des repas les radios allemande, italienne, anglaise, américaine et française. Il faut reconnaître la libéralité d’une mesure qui permet à ces internés de vivre en pensée avec le monde extérieur.

Pour ma part, je partageais mon temps entre diverses occupations : lecture de livres empruntés à la bibliothèque et de journaux allemands, en vue de réveiller mes souvenirs de jadis et de me perfectionner dans la langue ; promenades sur le chemin de ronde en guise d’exercice physique ; longues conversations avec la plupart des personnes présentes.

M. Daladier racontait comment s’étaient déroulés les préliminaires du procès de Riom, et l’effondrement qu’il eût marqué pour d’autres, sinon pour les accusés, si on l’avait laissé se poursuivre jusqu’à son terme. M. Paul Reynaud a écrit l’histoire de tous les événements auxquels il a été mêlé ; cet ouvrage est en lieu sûr et sera publié. Le général Gamelin, que je n’avais pas vu depuis juin 1940, me refait l’historique des rudes événements de cette époque tels qu’ils lui apparaissent ; il s’efforce d’assigner à chacun la part de responsabilité qui lui revient. M. Borotra, toujours plein de fougue, compagnon charmant, qui apporte dans ce milieu naturellement triste sa gaîté naturelle et son charme personnel, me raconte son existence de commissaire général aux sports et à l’éducation physique, ainsi que les conditions de son départ du commissariat et de son arrestation ; c’est vraiment un magnifique Français auquel je garde une reconnaissance particulière pour ce qu’il a fait pour adoucir la rigueur de mon séjour. Avec M. Nitti, on peut aborder tous les sujets, diplomatie, histoire, philosophie, économie politique ; ses connaissances sont universelles ; on a beau évoquer à l’improviste n’importe quelle question, il a réponse à tout. Je ne suis pas toujours d’accord avec lui ; mais les différences de pensée ne font qu’animer la conversation. Il est assez germanophile, comme au lendemain de l’autre guerre.

— L’Allemagne est notre voisine, dit-il ; il faut, ou la supprimer, ce qui est impossible, ou s’arranger pour vivre avec elle en bons termes.

Tout le monde en est bien d’accord. La seule difficulté est de régler les conditions de cet arrangement. À égalité de droits, oui ; en subordination suivant les théories de l’espace vital, non. Toujours très antifasciste, M. Nitti croit la carrière de Mussolini terminée. Il est par ailleurs très confiant dans la fin prochaine et victorieuse de la guerre. Il apporte un brin d’optimisme dans ce milieu, il espère que ses compagnons et lui seront libérés pour le Ier janvier prochain (1944). M. Jouhaux fume mélancoliquement sa bonne vieille pipe au cours de ses promenades sur le chemin de ronde en songeant à ses projets d’avenir.

Le samedi 11 septembre, je me rends à l’hôpital-clinique d’Innsbruck pour y passer une visite médicale nécessitée par mon état de santé. Le capitaine du camp m’y conduit dans son auto. Il fait un temps ravissant. La vallée de l’Inn que j’ai traversée en 1895 et en 1899 en me rendant à Vienne, la première fois en voyage d’études de mines, la seconde fois au lendemain d’une mission en Bosnie-Herzégovine pour la Revue des Sciences, est très belle. Riches prairies, villages riants, maisons propres et confortables ; de nombreux troupeaux de vaches paissent dans les prés ; il ne semble pas qu’il y ait eu de grandes réquisitions de bétail et cependant on jouit ici d’une ration hebdomadaire de viande de 250 grammes, après avoir été jusqu’à il y a quelques mois à 350 grammes, au lieu des 90 ou 60 grammes de France, non toujours honorés d’ailleurs.

À l’hôpital, je suis accueilli par le docteur P… Sa réputation, me dit-on, est grande dans tout le Tyrol. Il m’interroge d’abord sur mes antécédents de santé. Il m’examine avec le plus grand soin. Il est frappé d’abord par l’œdème de mes jambes ; il m’ausculte très longuement ; il prend ma tension, fait une prise de sang ; je passe à la radiographie et devant divers appareils compliqués dont le nom m’échappe, orgueil de la science médicale allemande.

Le docteur me demande de revenir le voir après une dizaine de jours. En attendant, je devais suivre un régime sévère, impossible d’ailleurs à pratiquer au camp.

Le mardi 21 septembre, je retournai à Innsbruck. Cette fois, nous fûmes contrôlés à sept reprises sur les 85 kilomètres de parcours. À chaque poste composé de quatre gardes dont deux vieux et deux jeunes, le capitaine quoique en uniforme, devait montrer deux laissez-passer ; parfois le poste s’adressait aussi à moi et me demandait mes pièces d’identité. Le capitaine s’y opposait énergiquement, car ma présence ne devait pas être révélée. Nein, nein, s’écriait-il et il descendait de voiture pour fournir quelques explications au chef de poste qui n’y comprenait rien en voyant un officier conduisant un civil dans sa voiture.

Le docteur P… m’ausculta à nouveau ; il dicta une longue note d’observations à sa secrétaire. Il fit une nouvelle prise de sang, mais il ne me donna aucune précision sur les résultats de son premier examen, il me laissa seulement entrevoir la nécessité de quitter le lieu d’internement et d’entrer à la clinique pour y suivre un traitement particulier.

J’eus alors un réflexe un peu vif. Puisqu’une partie de mon mal, il le disait lui-même, venait du choc moral subi par moi à travers tous les événements passés, ce n’est pas en m’éloignant de mes compagnons français et en me confinant dans un milieu où je serais seul que je pourrais guérir. Peut-être le traitement physique que je subirais aiderait-il à mon rétablissement, mais il serait contrarié par le côté moral de ma situation. Il n’y avait qu’une solution véritable : exposer à son gouvernement que mon âge (soixante-douze ans) et mon état de santé ne pouvaient s’accommoder du régime qui m’était imposé, et que je devais être renvoyé à mon domicile.

Je dois dire qu’au lieu de s’opposer à cette proposition, il acquiesça, ajoutant qu’il en avait déjà pris l’initiative et allait insister.

Quand je fis part à mes compagnons de l’éventualité d’entrée en clinique, ils furent unanimes à me conseiller de ne pas accepter.

— Vous devez rester ici, dirent-ils. C’est à l’autorité qui vous a interné, sans raison d’ailleurs, à prendre les mesures nécessaires pour vous soigner.

Je me résolus à garder cette attitude et, par l’intermédiaire du capitaine du camp, je sollicitai une nouvelle visite médicale. Le mercredi 29, le docteur P…, venu d’Innsbruck et le docteur H…, médecin du camp de Dachau, se rencontrèrent à Itter. M. François-Poncet servait d’interprète, bien que les médecins se flattassent, à tort d’ailleurs, de parler français.

Après une nouvelle auscultation de ces messieurs, une longue conversation s’engagea que le docteur P… conclut en disant :

— Si Monsieur Lebrun était mon père, je lui dirais : « Suivez mon conseil, venez à la clinique. »

J’eus, comme à Innsbruck, un mouvement d’humeur ; je lui montrai la responsabilité qu’encourait son pays en me contraignant, sans aucune justification, à un régime incompatible avec mon âge et mon état de santé. Il se rallia à ma proposition, me confirmant qu’un rappel circonstancié avait été adressé à l’autorité supérieure en ce sens. Le docteur H… ajouta qu’il devait se rendre à Berlin au début de la semaine suivante et qu’il appuierait d’une visite pressante les conclusions du rapport. Comme je demandais au docteur P… de me tenir informé du résultat de ses recherches à mon endroit, il me répondit qu’il l’avait consigné dans son rapport, mais n’avait pas le droit de me le communiquer.

Le mardi 5 octobre, vers 17 heures, comme je rentrais au donjon après ma promenade quotidienne, le capitaine me prévint qu’un officier du S. D. venait d’arriver d’Innsbruck avec un télégramme me concernant. Je me rendis à son bureau. J’y trouvai en effet un officier que j’avais rencontré lors de mon premier voyage à la clinique. Il me lut un télégramme venu de Berlin, relatif à mon retour possible en France. Je vis MM. Daladier et Reynaud qui me conseillèrent vivement d’accepter la proposition qui m’était faite, attendu que rien ne justifiait mon internement rendu plus contre-indiqué encore par mon état de santé.

Le lendemain mercredi 6 octobre, après avoir fait mes adieux à mes compagnons de captivité et m’être séparé d’eux non sans une certaine mélancolie parce que je les abandonnais ainsi à leur triste sort, je pris le chemin de Munich. Une fois de plus, le capitaine du camp m’emmenait dans son auto. Il n’emprunta pas cette fois l’autostrade par où nous étions arrivés. Il prit une route qui serpentait dans de jolis vallons, aux prairies verdoyantes où paissaient de magnifiques troupeaux de bovins, aux pentes couvertes de sombres forêts de sapins, aux villages coquets avec leurs maisons propres et fleuries. Quelques lacs, comme le Schliersee, rappelant nos lacs de Gérardmer, Longemer, Retournemer, agrémentaient le trajet.

À l’arrivée à Munich, nous suivions une large avenue où la plupart des maisons avaient été endommagées par un bombardement récent. « Triste spectacle ! » disais-je au capitaine, pour ne pas paraître indifférent. Et lui de me répondre, d’un air dégagé, peut-être dans un mouvement de crânerie : « Que voulez-vous ? c’est la guerre. » Nous nous rendîmes au siège de la Gestapo à l’ancien palais royal. Là, je me séparai du capitaine, et fus confié à un agent du S. D.

Cet agent était un bon gros Bavarois, blond aux yeux bleus ; il avait étudié à l’université de Nancy, il avait séjourné dans la région de Longwy, Briey et Metz ; il avait été blessé au début de la guerre près de Lille. Il me parlait de sa mère, fermière aux environs de Rosenheim où étaient réfugiés ses deux enfants. Il avait recueilli chez lui la nuit précédente deux ouvriers français dont l’immeuble avait été bombardé.

C’était en somme un brave homme, assez peu nazi. Il me confia d’ailleurs qu’il avait appartenu jadis au parti socialiste ; mais, comme dans tout Allemand, il y avait en lui deux aspects : l’un, romantique, l’autre, réaliste ; l’un, fait de sentimentalité, l’autre, de soumission stricte à la discipline.

— Vous n’êtes pas mon prisonnier, me disait-il. Je suis ici seulement pour vous accompagner, recevoir l’expression de vos désirs et les satisfaire.

Oui, mais le soir, au moment de nous coucher (nous occupions deux chambres contiguës, avec une seule issue sur le couloir, la mienne commandant la sienne), il se précipita sur la porte de ma chambre, la ferma à double tour et emporta la clé. Qu’étais-je donc, sinon son prisonnier ?

Après nous être reposés au Bayerischerhof, nous fîmes une promenade en ville et dînâmes dans une brasserie. Grande animation, gens calmes, paisibles, rassis ; rien en vérité n’indique la guerre, sinon le grand nombre d’uniformes portés par les hommes et les femmes. Au retour, dans la nuit, black-out total. La ville est lugubre. Cela me rappelle nos villes de l’est de l’autre guerre.

Le jeudi 7 octobre, mon gardien me montre les principales avenues et quelques vieilles rues de Munich presque toutes d’ailleurs touchées par le bombardement. Nous passons devant l’Opéra, détruit par deux bombes de 2 000 kilos quelques jours auparavant, peu après la fin de la représentation. J’examine les passants ; ils considèrent ce douloureux spectacle avec résignation et colère tout ensemble ; ils souffrent évidemment de l’impuissance de leurs dirigeants à empêcher de tels sinistres. Nous nous arrêtons un instant à la cathédrale où des vitraux ont été brisés.

Au retour à l’hôtel, mon gardien m’apprend qu’il ne pourra pas m’accompagner à Paris, appelé à déposer le lendemain comme témoin dans un procès. Il me présente son remplaçant, autre agent du S. D. Celui-ci, qui a été observateur d’avion pendant la guerre, est un nazi plus ardent. Il est intelligent, instruit, féru de propagande ; il connaît à merveille son bréviaire et ne cesse de le réciter. Décidé à ne pas me laisser aller à des discussions de fond, je subis patiemment l’exposé de ses théories. Quelquefois cependant, je n’y puis résister, je réplique ; il est moins fort dans la défense que dans l’attaque.

— Pourquoi, me dit-il par exemple, la France a-t-elle toujours été opposée au cours de son histoire à la constitution d’une Allemagne unifiée ?

— Avez-vous oublié, lui dis-je, que ce sont les théories funestes de Napoléon III sur les nationalités qui sont à la base de la constitution de l’Allemagne et de l’Italie ?

Il ne répond pas.

— Pourquoi, me demande-t-il encore, vouloir empêcher les bons Allemands de former une communauté unique, même langue, même culture, même idéal ? Et moi de répondre :

— Les Tchèques et les Polonais que vous avez subjugués seraient-ils des Allemands par aventure ?

Nouveau silence.

À midi, nous déjeunons à l’hôtel. Comme tout voyageur j’ai reçu à mon arrivée à Munich mes tickets de séjour ; j’en use. Dans l’après-midi, nous traversons une autre partie de la ville pour aller échanger ce qui me reste d’argent allemand contre de la monnaie française. L’immeuble en question a été bombardé ; il nous faut nous rendre dans un autre où les services improvisés fonctionnent mal. Je prends ainsi conscience du trouble profond apporté par les bombardements dans la vie courante.

Mon gardien me propose de nous arrêter au concert du grand café Luitpold. J’accepte, non par plaisir, mais pour voir les divers aspects de la vie allemande au cours de la guerre. L’immense salle est remplie de bourgeois et de soldats qui, buvant force bière, paraissent écouter religieusement un orchestre hongrois dont la musique me déplaît fort.

Départ à 22 heures pour la France. Nous empruntons la ligne Mannheim-Sarrebruck-Metz-Paris, où circule une voiture directe Vienne-Paris. Le train part avec une heure de retard. Dès le départ, nous nous couchons ; j’occupe la couchette du bas. Curieux détail : je m’aperçois que mon gardien porte dans le dos, sous son veston, un petit browning attaché au cou par une courroie. Une heure environ après le départ, le conducteur de la voiture parcourt le corridor en criant : « Alerte ! levez-vous. » Nous entrions dans une zone alertée et, dans ce cas, il y a une consigne très sévère à suivre. L’agent m’ayant invité à me lever, je répondis que ce n’était peut-être pas nécessaire ; je n’avais pour ma part aucune inquiétude. Mais il réitéra son invitation avec force : « C’est l’ordre, dit-il, il faut s’y soumettre. » Je me levai. À peine étions-nous vêtus que la même voix du conducteur se fit entendre à nouveau : « Couchez-vous, » ce que nous fîmes. Je m’endormis aussitôt ayant vaguement le sentiment que le train était arrêté. Nous apprîmes en effet le lendemain que Stuttgart avait été bombardée cette nuit et nous avions été garés un certain temps à Ulm, si bien qu’au matin, à la traversée de Heidelberg, nous avions près de cinq heures de retard.

Vers 9 heures, nous arrivâmes à Mannheim et à Ludwigshafen. Je pus me rendre compte des ravages occasionnés à ces deux villes par les bombardements. En dehors des usines, que je n’ai pas vues, mais qui sans doute ont été très éprouvées, la plupart des immeubles d’habitation compris entre les deux agglomérations et voisins de la voie ferrée étaient ou détruits ou gravement endommagés. De l’une à l’autre, et notamment à la traversée du Rhin, le train circulait au pas. Nous assistions dans les deux gares au départ de trains emmenant des enfants à la campagne, tandis que les parents en larmes, restés sur le quai, leur faisaient des adieux touchants. En même temps, je revoyais les spectacles semblables de l’autre guerre restés si vivants dans mon souvenir. Je songeais aussi aux bombardements sévères exécutés au début de cette guerre sur les villes ouvertes de Varsovie, Belgrade, Rotterdam, Coventry, etc…, et sur les convois de réfugiés égarés sur les routes de France ; je me disais que quand on a ouvert les écluses de la destruction, rien ne peut les fermer et chacun à son tour en subit les douloureux effets.

Après tous ces incidents, nous arrivâmes à Metz avec plusieurs heures de retard. Le rapide Cologne-Paris qui devait remorquer notre voiture était parti. Nous dûmes donc attendre sur place le départ du prochain rapide à minuit. Une voiture vint nous prendre pour nous conduire au siège de la Gestapo.

Tandis que l’agent était en conversation avec ses chefs, demeuré seul dans la voiture, je réfléchissais et je souffrais. Ainsi donc, je revoyais ma chère ville de Metz sous la domination allemande comme au temps de ma jeunesse avant l’autre guerre. J’observai que les monuments du Poilu de 14-18, du maréchal Ney et de Déroulède avaient été enlevés. Quel sacrilège ! Il est vrai que le cheval de Frapin, si alerte, si élégant, était toujours sur son socle.

Comme pour aviver encore ma douleur, l’agent du S. D. se laissait aller à des réflexions qui me blessaient profondément, sans qu’il s’en doutât d’ailleurs. C’est bien là un trait du manque de psychologie allemande.

— Avez-vous remarqué, me disait-il, que presque toutes les enseignes des magasins sont en langue allemande ?

Je ne pus m’empêcher de lui dire :

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, les commerçants ont dû obéir à l’ordre de l’autorité.

— Point du tout, ajouta-t-il, cela est conforme au vœu des habitants.

En arrivant à l’hôtel, il demanda un salon avec un bulletin de réquisition de la Gestapo. La personne qui était au comptoir manifesta quelque humeur, car elle dut libérer une pièce déjà retenue pour nous l’affecter. Il ne manqua pas de me le faire remarquer.

— Avez-vous vu, me dit-il, la façon dont cette dame nous a reçus ? Après cela, on s’étonne qu’il y ait lieu de montrer quelque dureté à l’égard de ces Lorrains à mauvaise tête !

La nuit venue, je proposai à l’agent de faire une courte promenade dans Metz, vers l’esplanade et la cathédrale. Retrouver ma chère cité messine dans cette atmosphère de tristesse, de solitude et d’abandon, elle que j’avais vue si souvent, entre les deux guerres, dans la joie de la France retrouvée, quelle douleur ! j’y venais chaque année au cours des vacances. Je me plaisais à errer dans ses vieilles rues, à méditer sur les vestiges trop rares de ses anciens remparts, à me promener sur les rives de la Moselle jadis chère à Ausone. J’y avais été reçu officiellement deux fois comme chef de l’État, d’abord à l’occasion de l’ouverture du canal latéral à la Moselle de Metz à Thionville, ensuite pour l’inauguration du monument aux morts de la grande guerre. La cité avait mis alors son pavois dehors ; ses rues, ses avenues, et ses places s’animaient dans la joie d’une population heureuse de manifester une fois de plus son attachement à la mère patrie. Et voilà que je la retrouvais aujourd’hui dans la souffrance et l’angoisse.

Mais patience, cité de Fabert et de Ney, pensais-je en moi-même. La victoire est en marche. Depuis qu’à Stalingrad sur la lointaine Volga et à El Alamein aux confins égyptiens, l’Allemand a dû pour la première fois s’avouer vaincu, il ne cesse de reculer. Il est lancé sur le plan incliné de la défaite. Rien ne pourra l’y arrêter. Une heure viendra où les armées françaises et alliées, unies pour le suprême effort final, chasseront de ton enceinte et de tes forts l’ennemi détesté. Ce jour-là, je reviendrai vers toi et comme aux heures bénies de novembre 1918, je connaîtrai à nouveau la joie ineffable de retrouver ton beau et fier visage.

Toujours accompagné de mon gardien qui me rappelait le présent odieux, mais ragaillardi par mes anticipations d’avenir vers un Metz libre, je revins à la gare, symbole magnifique de la lourde et prétentieuse architecture allemande. À minuit, je prenais le rapide venu de Cologne qui devait me ramener à Paris le lendemain matin.

Le reste du voyage fut sans histoire. À mon arrivée dans la capitale je trouvai un haut fonctionnaire du S. D. qui m’avait rendu visite jadis à la villa de Neuilly. Après un court séjour à son domicile, je me rendis chez mon fils où je retrouvai les membres de ma famille.

Je revins aussitôt à Vizille dans la joie de la liberté recouvrée, mitigée toutefois par les soucis d’une santé délabrée au rétablissement de laquelle il me fallait donner mes soins.

En somme, mis à part les horribles souvenirs de ma brutale arrestation et le regret de laisser dans sa geôle mon compagnon de captivité l’ambassadeur François-Poncet, je n’emportais pas de mon aventure une impression trop fâcheuse.

Elle mettait en évidence les sentiments des dirigeants nazis à mon égard et, de cela, je ne pouvais qu’être flatté. Je les leur rends bien. J’éprouve pour ces bourreaux du monde une aversion qui ne trouvera son apaisement que dans leur défaite et leur disparition.

Par ailleurs, ce voyage m’a permis de pénétrer au cœur de l’Allemagne en guerre, de voir son vrai visage, de lui tâter le pouls. Heureuse conjoncture qui m’a donné l’occasion d’entrer en contact avec la population dans les trains, dans les hôtels, à la campagne et dans les villes, de l’examiner sous une apparence d’indifférence, mais avec le désir ardent de deviner ses sentiments, de comprendre son état d’âme.

J’ai eu l’impression que l’Allemagne jouissait encore d’une forte santé et qu’il faudrait de vigoureux efforts pour parvenir jusqu’à son territoire et la contraindre à la capitulation.

Aussi bien trouvai-je à mon retour la France courageusement orientée dans cette voie sous les exhortations véhémentes du général de Gaulle et apportant aux armées alliées, sur les confins méditerranéens, un concours qui devait s’amplifier dans les mois à venir.


Décembre 1943.