Système national d’économie politique/Livre 1/08


CHAPITRE VIII

les russes.


La Russie doit ses premiers progrès en civilisation et en industrie à ses rapports avec la Grèce, puis au commerce des Anséates par Novogorod, et quand Jean Vassiliévitsh eut détruit cette ville et que la route des côtes de la mer Blanche eut été découverte, au commerce avec les Anglais et les Hollandais.

Le grand essor de son industrie comme de sa civilisation ne date, toutefois, que du règne de Pierre le Grand. L’histoire de la Russie dans les cent quarante dernières années fournit une preuve éclatante de la puissante influence qu’exercent l’unité nationale et la constitution politique sur la prospérité économique des peuples. C’est à cette autorité impériale, par laquelle l’unité a été établie et maintenue entre une multitude de hordes barbares, que la Russie doit la création de ses manufactures, le progrès rapide de son agriculture et de sa population, le développement de son commerce intérieur à l’aide de canaux et de routes, un vaste commerce extérieur, toute son importance commerciale en un mot.

Mais le système commercial de la Russie ne remonte qu’à 1821.

Déjà, sans doute, sous Catherine II, les avantages offerts aux ouvriers et aux fabricants étrangers avaient fait faire quelques progrès aux métiers et aux fabriques ; mais la nation était encore trop arriérée dans la culture pour avoir pu dépasser les premiers rudiments dans la fabrication de la toile, du fer, de la verrerie, etc. et, en général, dans ces branches de travail pour lesquelles le pays était particulièrement favorisé par ses richesses agricoles et minérales.

De plus grands progrès dans les manufactures n’étaient pas, du reste, conformes alors à l’intérêt économique du pays. Si l’étranger avait reçu en paiement les denrées alimentaires, les matières brutes et les produits fabriqués communs que la Russie était en mesure de fournir, s’il n’y avait point eu de guerres ni de complications extérieures, la Russie aurait eu, longtemps encore, plus d’avantage à continuer ses relations avec des pays plus avancés qu’elle ; sa culture générale aurait été plus développée par ces relations que par le système manufacturier. Mais les guerres, le blocus continental et les mesures restrictives des nations étrangères contraignirent cet empire à chercher son salut dans d’autres voies que celle de l’exportation des matières brutes et de l’importation des produits fabriqués. Ces événements interrompirent les anciennes relations maritimes de la Russie. Le commerce par terre avec l’ouest du continent ne pouvait pas la dédommager de cette perte. Elle se vit en conséquence obligée de mettre elle-même en œuvre ses matières brutes.

Après le rétablissement de la paix générale, on voulut revenir aux anciens errements. Le gouvernement, le czar lui-même avaient du penchant pour la liberté du commerce. Les écrits de M. Storch ne faisaient pas moins autorité en Russie que ceux de M. Say en Allemagne. On ne se laissa pas même effrayer par le premier choc que les fabriques indigènes, créées durant le système continental, eurent à supporter de la part de la concurrence anglaise. Ce premier choc une fois passé, disaient les théoriciens, on ne tarderait pas à goûter les béatitudes de la liberté du commerce. Les conjonctures commerciales étaient, en effet, des plus favorables à la transition.

La mauvaise récolte de l’Europe occidentale avait provoqué une forte exportation de produits agricoles, et la Russie eut ainsi pendant quelque temps d’abondants moyens de solder ses importations considérables de produits manufacturés étrangers.

Mais lorsque cette demande extraordinaire des produits de l’agriculture russe eut cessé, lorsque, bien au contraire, l’Angleterre eut, dans l’intérêt de son aristocratie, entravé l’importation des blés, et, dans l’intérêt du Canada, celle des bois étrangers, la ruine des fabriques du pays et l’excès de l’importation des objets fabriqués se firent doublement sentir.

Après avoir, avec M. Storch, considéré la balance du commerce comme une chimère dont il était aussi honteux et aussi ridicule pour un homme intelligent et instruit d’admettre l’existence que celle des sorcières au dix-septième siècle, on vit alors avec effroi qu’il se passait pourtant entre des contrées indépendantes quelque chose d’analogue à la balance du commerce. L’homme d’État le plus éclairé et le plus pénétrant de la Russie, le comte Nesselrode, n’hésita point à le professer publiquement. Il déclara, dans une circulaire officielle de 1821, « que la Russie se voyait forcée par les circonstances de recourir à un système de commerce indépendant ; que les produits de l’empire ne trouvaient point de débouché au dehors ; que les fabriques du pays étaient ruinées ou sur le point de l’être ; que tout le numéraire s’écoulait à l’étranger, et que les maisons de commerce les plus solides étaient à la veille d’une catastrophe. »

Les effets bienfaisants du système protecteur de la Russie ne contribuèrent pas moins que les conséquences désastreuses du rétablissement de la liberté du commerce à discréditer les principes et les assertions des théoriciens. Des capitaux, des talents et des bras affluèrent de tous les pays civilisés, surtout d’Angleterre et d’Allemagne, pour prendre leur part des avantages offerts aux manufactures indigènes. La noblesse prit exemple sur la politique impériale. Ne trouvant point au dehors de marché pour ses produits, elle essaya de résoudre le problème inverse, à savoir de rapprocher le marché des produits ; elle fonda des fabriques sur ses domaines. La demande de laines fines qu’occasionnèrent les fabriques de lainages nouvellement créées, eut pour effet une rapide amélioration de l’élève des moutons dans l’empire. Le commerce avec l’étranger augmenta au lieu de diminuer, surtout le commerce avec la Perse, la Chine et d’autres contrées voisines en Asie. Les crises commerciales cessèrent, et il suffit de parcourir les derniers rapports du département du commerce de Russie, pour se convaincre que la Russie doit à ce système un haut degré de prospérité, et qu’elle avance à pas de géant dans la carrière de la richesse et de la puissance. Il est insensé en Allemagne de vouloir amoindrir ces progrès et de se répandre en doléances sur le préjudice que le système russe a causé au nord-est de l’Allemagne. Une nation, comme un individu, n’a pas d’intérêts plus chers que les siens propres. La Russie n’est pas chargée de la prospérité de l’Allemagne. Que l’Allemagne s’occupe de l’Allemagne et la Russie de la Russie. Au lieu de se plaindre, au lieu de se repaître d’espérances et d’attendre le Messie de la future liberté du commerce, il serait mieux de jeter le système cosmopolite au feu et de profiter de l’exemple de la Russie.

Que l’Angleterre voie d’un œil jaloux la politique commerciale de la Russie, c’est fort naturel. La Russie s’est par là émancipée de l’Angleterre. Elle s’est mise ainsi en mesure de rivaliser avec l’Angleterre en Asie. Si l’Angleterre fabrique à meilleur marché, dans le commerce avec l’intérieur de l’Asie, cet avantage est compensé par le voisinage et par l’influence politique de l’Empire. Si, vis-à-vis de l’Europe, la Russie est peu cultivée encore, vis-à-vis de l’Asie c’est un pays civilisé.

On ne doit pas méconnaître, toutefois, que le défaut de civilisation et d’institutions politiques constituera par la suite un grand obstacle aux progrès ultérieurs de la Russie dans l’industrie et dans le commerce, à moins que le gouvernement impérial ne réussisse, en établissant une bonne organisation municipale et provinciale, en restreignant peu à peu, puis en abolissant complètement le servage, en faisant surgir une classe moyenne instruite et des paysans libres, en améliorant les moyens de transport à l’intérieur, en facilitant enfin les communications avec l’Asie, à mettre la civilisation générale en rapport avec les besoins de l’industrie. Voilà les conquêtes que la Russie a à faire dans ce siècle ; elles sont la condition de ses progrès ultérieurs dans l’agriculture et dans l’industrie manufacturière, comme dans le commerce, la navigation marchande et la puissance navale. Mais pour que de pareilles réformes soient possibles, pour qu’elles s’accomplissent, il faut d’abord que la noblesse russe comprenne que ses intérêts matériels s’y rattachent étroitement[1]. .

  1. Les données de ce chapitre seront utilement complétées par le passage suivant d’un livre écrit en langue allemande par un homme qui a dirigé, durant une vingtaine d’années, les finances de la Russie, feu le comte Cancrin, livre publié en 1845 sous le titre d’Économie des sociétés humaines :
      « On a beaucoup déclamé contre ce qu’on appelle le système de clôture de la Russie ; qu’il me soit permis de dire ici quelques mots de l’état vrai des choses.
      « Bien avant Catherine II, qui, accomplissant la pensée de Pierre le Grand, a européanisé en tout la Russie, des droits protecteurs avaient été établis dans l’empire ; et, à l’époque du congrès de Vienne, il y existait un système complet de protection, en partie même de prohibition, ayant pour objet de mettre un frein au luxe et de retenir l’argent dans le pays.
      « Dans les traités de paix les diplomates insérèrent des articles sur la liberté du commerce, qui s’accommodaient peu à la situation de la Russie. De là le tarif libéral de 1819, sous l’action duquel la Russie fut inondée de marchandises étrangères, et un grand nombre de fabriques furent ruinées ou à la veille de l’être. On reconnut que, malgré l’accroissement des recettes de la douane, ce régime ne pouvait pas durer ; l’industrie fit éclater ses plaintes, et en 1821 fut promulgué un nouveau tarif plus sévère et renfermant des prohibitions.
      « L’auteur trouva ce tarif en vigueur, lorsqu’en 1823 il fut nommé ministre des finances. Il l’a successivement corrigé et complété, il a aboli des prohibitions, il a abaissé des droits, il en a élevé d’autres dans l’intérêt du revenu ou de la protection, il a modifié les règlements de douane en quelques points. Il n’est donc pas l’auteur du système protecteur de la Russie.
      « Ce système n’entrave pas le commerce d’une manière exagérée ; c’est ce que prouvent les recettes annuelles, qui ont triplé depuis 1823, et dont une portion considérable est fournie par les articles des fabriques étrangères. Mais pourquoi toutes ces clameurs ?
      « Jusqu’en 1823, on n’avait pas su réprimer une contrebande, qui procurait de grands bénéfices aux pays voisins sur la frontière de l’ouest. Non-seulement dans les lignes de douane, mais dans les bureaux mêmes et jusque dans les ports, cette contrebande s’exerçait sur une grande échelle. On faisait les papiers en double, on s’entendait avec les douaniers. De la sorte, le système protecteur était fréquemment éludé, et le négociant honnête ne pouvait pas observer la loi ; plus tard, il fut très-reconnaissant de le pouvoir. L’auteur changea en grande partie le personnel des douanes ; car un bon poste dans la douane était devenu une fortune. Les douaniers furent établis sur un pied régulier aux frontières, et ils forment sur la ligne européenne un corps bien rétribué, d’environ 9 000 hommes d’élite à pied et à cheval ; il y en a 20 000 en France. Les visiteurs furent choisis parmi les soldats qui avaient fait leur temps. Contre les doubles papiers, on eut recours à un timbre, le contrôle fut accéléré, la contrebande fut soigneusement poursuivie à l’intérieur par des employés habiles et sûrs, etc. à l’aide de toutes ces mesures, on réduisit la contrebande, surtout celle qui s’exerçait dans les bureaux de douane, aux proportions les plus faibles ; ce ne fut point en rendant l’accès de la Russie difficile ; les touristes peuvent attester que le voyageur n’est nulle part traité avec plus d’indulgence et de politesse ; il n’y a que les allées et venues des contrebandiers qui trouvent quelques obstacles à la frontière ; encore le commerce de la frontière a-t-il été notablement facilité dans ces derniers temps.
      « La contrebande devint ainsi plus périlleuse, les primes d’assurance haussèrent, les marchandises encombrantes ne furent plus guère de son domaine ; les captures avaient été au commencement très-considérables, elles diminuèrent peu à peu. Hinc illae lacrymae ! Certaines gens, dans les pays limitrophes, éprouvèrent de fortes pertes ; de là les plaintes qui ont retenti dans les journaux et dans les livres. On se plaît à répéter que l’industrie manufacturière de la Russie a une existence tout artificielle ; les libéraux, les esprits passionnés trouvent extrêmement injuste que la Russie s’occupe de ses intérêts et non pas de ceux de l’étranger, malgré le désespoir que leur cause un système de clôture qui, à proprement parler, n’existe pas. List a dit la vérité.
      « Il est faux en outre que l’industrie russe vive à l’aide de sacrifices du gouvernement. Elle est forte par elle-même, et, depuis vingt-cinq ans, aucune somme importante n’a été consacrée à soutenir les fabriques. On a, depuis 1823, employé de tout autres moyens pour le développement de l’industrie : une gazette du commerce, un journal des manufactures, des agents à l’étranger pour faire connaître toutes les nouvelles découvertes, tous les perfectionnements, l’expédition régulière d’échantillons, l’engagement d’étrangers habiles, un conseil des manufactures avec ses sections et ses correspondants, un grand institut technologique des écoles industrielles, l’envoi de jeunes gens à l’étranger, des expositions périodiques des produits de l’industrie à Moscou et à Saint-Pétersbourg avec des récompenses pour le mérite, des écoles gratuites de dessin, des règlements pour une meilleure police du travail, et beaucoup d’autres moyens que j’omets. Tout cela a contribué à accroître les lumières, le zèle, en un mot le capital intellectuel, à perfectionner les méthodes, à développer les dispositions naturelles de la nation, enfin à porter l’industrie au degré d’avancement auquel elle est parvenue et à réduire les prix, peut-être dans une trop forte proportion. Si cette industrie est encore en arrière pour les qualités superfines, elle réussit parfaitement dans les bonnes qualités, dans les articles moyens et inférieurs. Les draps ordinaires de la Russie sont meilleurs que ceux de France et ne coûtent pas davantage. Le tissage et la filature du coton y sont en bonne voie, pour les soieries, il n’y a qu’avec Lyon qu’elle ne puisse pas rivaliser. Saint-Pétersbourg et Moscou sont remplis de fabriques ; les bronzes de Saint-Pétersbourg, s’ils le cèdent pour la forme à ceux de France, sont d’un meilleur travail et d’une dorure plus solide, un peu plus chers toutefois. Du reste, si des écrivains sérieux, je ne nomme personne, dépeignent l’industrie russe comme artificielle, on doit l’expliquer sans doute par l’influence épidémique des rêveries du libre échange. »
      Je dois ajouter que les modifications apportées au tarif russe depuis un certain nombre d’années ont eu généralement pour but d’accorder des facilités au commerce. Le tarif de novembre 1850 avait aboli la plupart des prohibitions en les remplaçant, il est vrai, par des droits extrêmement élevés. Un nouveau tarif, qui apporte au régime en vigueur de notables adoucissements, a été signé le 9 juin 1857. (H. R.)