Système national d’économie politique/Livre 1/07


CHAPITRE VII.

les allemands.


Nous avons vu à propos des Anséates comment l’Allemagne, après l’Italie, mais longtemps avant les autres États européens, avait prospéré par le commerce ; nous allons ici continuer l’histoire industrielle de ce pays ; mais jetons d’abord un coup d’œil sur son état primitif et sur ses premiers développements.

La plus grande partie du sol, dans l’ancienne Germanie, était employée en pâturages et en garennes. Les esclaves et les femmes se livraient à une agriculture encore insignifiante et grossière. Les hommes libres s’occupaient exclusivement de guerre et de chasse. Telle est l’origine de toute la noblesse germanique.

Cette noblesse ne cessa, durant tout le moyen âge, d’être oppressive pour l’agriculture, hostile à l’industrie manufacturière, et de fermer les yeux aux avantages qu’en sa qualité de propriétaire du sol elle aurait retirés de la prospérité de l’une et de l’autre.

L’attachement à ses occupations favorites d’autrefois est toujours si profondément enraciné en elle, qu’encore aujourd’hui, bien qu’enrichie depuis longtemps par la charrue et par la navette, elle rêve de garennes et de droit de chasse dans les assemblées législatives, comme si le loup et la brebis, l’ours et l’abeille pouvaient vivre en paix l’un à côté de l’autre, comme si le sol pouvait servir à la fois au jardinage, à la culture des arbres, à un labourage intelligent, et à l’entretien de sangliers, de cerfs et de lièvres.

L’agriculture des Allemands demeura longtemps barbare, malgré l’incontestable influence que les villes et les monastères exerçaient sur leur voisinage.

Les villes s’élevèrent dans les anciennes colonies romaines, près des résidences des princes et des seigneurs spirituels et temporels, à côté des monastères, sur les domaines et autour des palais des empereurs, qui les favorisèrent, dans les lieux enfin où la pêche et les communications par terre et par eau en provoquaient la fondation. Les besoins locaux, le commerce intermédiaire étranger, tels furent à peu près leurs seuls moyens de prospérité. Pour qu’une industrie considérable et travaillant en vue de l’exportation eût pu y naître, il eût fallu de grands troupeaux de moutons et une culture du lin étendue. Mais la culture du lin suppose une industrie agricole avancée, et l’élève du mouton en grand, la sécurité vis-à-vis des loups et des voleurs. Le dernier point était impossible au milieu des éternelles querelles des nobles et des princes entre eux et avec les villes. Le bétail de pacage était toujours la première proie. De plus, avec les vastes forêts que, dans sa passion pour la chasse, la noblesse entretenait soigneusement, on ne pouvait songer à la destruction des bêtes féroces. Le peu de bétail qui existait, le défaut de sécurité légale, et le manque de capital et de liberté chez ceux qui maniaient la charrue, ainsi que d’intérêt pour l’agriculture chez les propriétaires du sol, arrêtaient nécessairement l’essor du travail agricole et, par suite, celui des villes.

En présence de cet état de choses, on comprend comment la Flandre et le Brabant, dans des circonstances toutes différentes, parvinrent de bonne heure à un haut degré de liberté et de prospérité.

Les cités allemandes fleurirent, en dépit de ces obstacles, sur la mer Baltique et sur la mer du Nord, à l’aide de la pêche, de la navigation et du commerce intermédiaire par la voie de mer ; dans la haute Allemagne et au pied des Alpes, sous l’influence de l’Italie et de la Grèce, et au moyen du commerce intermédiaire par la voie de terre ; aux bords du Rhin, de l’Elbe et du Danube, par la culture de la vigne et le commerce du vin, par la rare fertilité du sol et par la navigation fluviale, qui, au moyen âge, où les routes de terre étaient si mauvaises et si peu sûres, avait plus d’importance que de nos jours.

Cette diversité d’origine explique la diversité des associations entre les villes allemandes, sous les noms d’Anséatique, de Rhénane, de Souabe, de Hollandaise et d’Helvétique.

Fortes pendant quelque temps par l’esprit de liberté qui les animait au début, il manquait à ces associations la garantie de la durée, le principe d’unité, le ciment. Séparées les unes des autres par les possessions de la noblesse et par la population serve des campagnes, leur union devait se rompre tôt ou tard par l’effet du développement successif et de la richesse croissante de la population rurale, au sein de laquelle l’autorité des princes maintenait l’unité. En contribuant, suivant la nature des choses, à la prospérité de l’agriculture, les villes travaillèrent à leur propre ruine, pour n’avoir su s’adjoindre ni la population rurale ni la noblesse. Il leur eût fallu pour cela plus d’intelligence et plus de lumières ; mais leurs vues politiques dépassaient rarement leur enceinte.

Deux de ces ligues seulement ont réalisé cette fusion, non par réflexion toutefois, mais à la faveur et sous la loi des circonstances ; ce sont la Confédération Suisse et les sept Provinces Unies, et elles subsistent encore aujourd’hui. La Confédération Suisse n’est pas autre chose qu’une agglomération de villes impériales allemandes, formée et cimentée par la population libre des campagnes qui les séparaient.

Les autres durent leur ruine à leur mépris pour la population rurale, à un orgueil insensé de citadins, qui se complut à tenir le peuple des campagnes dans l’abaissement au lieu de l’élever.

Les villes n’auraient pu parvenir à l’unité qu’à l’aide de la monarchie héréditaire. Mais la monarchie en Allemagne se trouva à la discrétion de princes qui, pour n’être pas gênés dans leurs fantaisies et pour tenir sous le joug les villes et la petite noblesse, étaient intéressés à ne pas laisser prévaloir l’hérédité.

On voit pourquoi l’idée de l’empire romain se conserva chez les monarques allemands. Ils n’étaient puissants qu’à la tête des armées ; c’était seulement quand il y avait à guerroyer au dehors qu’ils pouvaient réunir les princes et les villes sous leur bannière. C’est pour cela qu’ils favorisèrent en Allemagne la liberté municipale, dont ils étaient les ennemis et les oppresseurs en Italie.

Mais les expéditions de Rome n’affaiblirent pas seulement de plus en plus l’autorité souveraine en Allemagne, elles détruisirent aussi les dynasties, qui auraient pu fonder une puissance compacte au sein de l’Empire, dans le cœur même du pays. Quand la maison de Hohenstaufen s’éteignit, le cœur du pays se brisa en mille morceaux.

Le sentiment de l’impossibilité de réunir ces débris conduisit la maison de Habsbourg, originairement si faible et si dénuée, à se servir de la force nationale pour fonder au sud-est de l’empire, en subjuguant des tribus étrangères, un royaume héréditaire compacte. Cette politique fut imitée dans le nord-est par les margraves de Brandebourg. Ainsi s’élevèrent au sud-est et au nord-est deux monarchies héréditaires basées sur l’asservissement de tribus étrangères, tandis que, au nord-ouest et au sud-ouest, se constituaient deux républiques, qui se séparèrent chaque jour davantage de l’Allemagne, et que dans l’intérieur, au cœur même du pays, le morcellement, l’impuissance et la dissolution allaient toujours croissant.

Le malheur de la nation allemande fut complété par l’invention de la poudre et par celle de l’imprimerie, par la prépondérance du droit romain et par la réformation, enfin par la découverte de l’Amérique et de la nouvelle route de l’Inde.

La révolution morale, sociale et économique qui s’ensuivit, enfanta la division et la discorde dans l’Empire, division entre les princes, division entre les villes, division même entre la bourgeoisie des villes et ses voisins de tout rang. L’énergie de la nation fut détournée alors de l’industrie manufacturière, de l’agriculture, du commerce et de la navigation, de l’acquisition de colonies, du perfectionnement des institutions, et, en général, de toutes les améliorations positives ; on se battit pour des dogmes et pour l’héritage de l’Église.

En même temps tombèrent la Hanse et Venise, et avec elles le grand commerce de l’Allemagne, et la puissance et la liberté des cités allemandes du nord comme du sud.

La guerre de Trente Ans vint ensuite étendre ses dévastations sur toutes les campagnes et sur toutes les villes. La Hollande et la Suisse se détachèrent, et les plus belles portions de l’Empire furent conquises par la France. De simples villes telles que Strasbourg, Nuremberg et Augsbourg, qui auparavant avaient surpassé des électorats en puissance, furent réduites alors à une impuissance absolue par le système des armées permanentes.

Si, avant cette révolution, les villes et l’autorité impériale s’étaient plus étroitement unies, si un prince exclusivement allemand s’était mis à la tête de la réformation et l’avait accomplie au profit de l’unité, et de la puissance et de la liberté du pays, l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce de l’Allemagne auraient pris un tout autre développement. Combien paraît pauvre et inapplicable, après cela, la théorie économique qui fait découler la prospérité des nations uniquement des efforts des individus et qui n’aperçoit pas que la force productive des individus dépend, en grande partie, de l’état social et politique du pays !

L’adoption du droit romain n’affaiblit aucun pays autant que l’Allemagne. L’incroyable confusion qu’elle apporta dans les relations privées n’en fut pas la pire conséquence. Elle causa plus de mal encore, en créant une caste de lettrés et de juristes séparée du peuple par l’esprit et par le langage, qui traita le peuple comme un ignorant, comme un mineur, refusa toute valeur au sens commun, substitua partout le secret à la publicité, et, placée dans une étroite dépendance de l’autorité, fut partout l’organe et le champion de celle-ci, se prit partout à la liberté. C’est ainsi qu’au commencement du dix-huitième siècle nous ne voyons encore en Allemagne que barbarie : barbarie dans la littérature et dans la langue, barbarie dans la législation, l’administration et la justice ; barbarie dans l’agriculture ; disparition de l’industrie manufacturière et du grand commerce ; absence d’unité et de force nationales ; partout impuissance et faiblesse vis-à-vis de l’étranger.

Les Allemands n’avaient conservé qu’une seule chose, leur caractère primitif ; leur goût pour le travail, pour l’ordre, pour l’économie et pour la modération ; leur persévérance et leur courage dans l’étude et dans les affaires, leur sincère désir du mieux, un grand fonds naturel de moralité, de mesure et de réflexion.

Ce caractère a été le partage commun des gouvernants comme des gouvernés. Quand la nationalité eut presque totalement disparu et qu’on goûta quelque repos, on se mit dans chaque circonscription particulière à organiser, à améliorer, à marcher en avant. Nulle part l’éducation, la moralité, le sentiment religieux, l’art et la science ne furent l’objet d’une égale sollicitude ; nulle part le pouvoir absolu ne fut exercé avec plus de modération et ne servit mieux à la propagation des lumières, à l’ordre, à la morale, à la répression des abus et au développement de la prospérité publique.

La première base de la renaissance de la nationalité allemande fut évidemment posée par les gouvernements eux-mêmes, lorsqu’ils appliquèrent consciencieusement le revenu des biens sécularisés à l’éducation et à l’instruction, à l’encouragement des arts, des sciences et de la morale, et, en général, à des objets d’utilité publique. C’est par ce moyen que la lumière pénétra dans l’administration et dans la justice, dans l’enseignement et dans les lettres, dans l’agriculture, dans les arts industriels et dans le commerce, qu’elle pénétra en un mot dans les masses. L’Allemagne a suivi ainsi dans sa civilisation une tout autre marche que les autres pays. Au lieu que, partout ailleurs, la haute culture de l’esprit a été le résultat du développement des forces productives matérielles, le développement des forces productives matérielles en Allemagne a été la conséquence de la culture morale qui l’avait précédé. Ainsi toute la civilisation actuelle des Allemands est pour ainsi dire théorique. De là ce défaut de sens pratique, cette gaucherie que, de nos jours, l’étranger remarque chez eux. Ils se trouvent aujourd’hui dans le cas d’un individu, qui, ayant été jusque-là privé de l’usage de ses membres, a appris théoriquement à se tenir debout et à marcher, à manger et à boire, à rire et à pleurer, et s’est mis ensuite à exercer ces fonctions. De là leur engouement pour les systèmes de philosophie et pour les rêves cosmopolites. Leur intelligence, qui ne pouvait se mouvoir dans les affaires de ce monde, a essayé de se donner carrière dans le domaine de la spéculation. Nulle part non plus la doctrine d’Adam Smith et de ses disciples n’a trouvé plus d’écho qu’en Allemagne ; nulle part on n’a ajouté plus de foi à la générosité cosmopolite de MM. Canning et Huskisson.

L’Allemagne doit ses premiers progrès dans les manufactures à la révocation de l’édit de Nantes et aux nombreux réfugiés que cette mesure insensée avait conduits dans presque toutes les parties de l’Allemagne et qui répandirent partout les industries de la laine, de la soie, de la bijouterie, des chapeaux, des verres, de la porcelaine, des gants, et bien d’autres encore.

Les premières mesures de gouvernement pour l’encouragement des manufactures en Allemagne furent prises par l’Autriche et par la Prusse. En Autriche, ce fut sous Charles VI et Marie-Thérèse, mais plus encore sous Joseph II. L’Autriche avait précédemment éprouvé des pertes considérables par l’expulsion des protestants, ses habitants les plus industrieux ; et l’on ne saurait signaler chez elle, dans les temps qui suivirent, de sollicitude pour les lumières et pour la culture de l’esprit. Néanmoins, à l’aide des droits protecteurs, de l’amélioration de l’élève des moutons, du perfectionnement des routes et de divers encouragements, les arts industriels firent déjà sous Marie-Thérèse de remarquables progrès.

Cette œuvre fut poussée avec plus d’énergie et avec infiniment plus de succès sous Joseph II. Au commencement, il est vrai, les résultats furent minces, parce que l’empereur, à sa manière, précipita cette réforme comme toutes les autres, et que l’Autriche était encore fort en arrière des autres États. On reconnut là aussi qu’il ne faut pas faire trop de bien d’un seul coup, et que les droits protecteurs, pour opérer conformément à la nature des choses et de manière à ne pas troubler les rapports existants, ne doivent pas être trop élevés dans l’origine. Mais plus ce système a duré, plus s’en est révélée la sagesse. L’Autriche lui doit une industrie aujourd’hui brillante et la prospérité de son agriculture.

L’industrie de la Prusse avait souffert, plus que celle de tout autre pays, des ravages de la guerre de Trente Ans. Sa fabrication principale, celle des draps de la marche de Brandebourg, avait été presque anéantie. La plupart des fabricants avaient émigré en Saxe, et déjà, à cette époque, les envois de l’Angleterre empêchaient toute industrie de surgir, Par bonheur pour la Prusse eurent lieu alors la révocation de l’édit de Nantes et la persécution des protestants dans le Palatinat et dans l’évêché de Salzbourg.

Le grand-électeur comprit du premier coup-d’œil ce qu’avant lui Élisabeth avait vu si clairement. Attirés par lui, un grand nombre de ces fugitifs se dirigèrent vers la Prusse, fécondèrent l’agriculture de ce pays, y introduisirent une multitude d’industries et y cultivèrent les sciences et les arts. Ses successeurs suivirent tous ses traces ; mais nul ne le fit avec plus de zèle que le grand roi, plus grand par sa sagesse dans la paix que par ses succès dans la guerre. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans des détails sur les mesures sans nombre par lesquelles Frédéric II attira en Prusse une multitude de cultivateurs étrangers, défricha des terrains incultes, encouragea la culture des prairies, des fourrages, des légumes, des pommes de terre et du tabac, l’élève perfectionnée du mouton, du bœuf et du cheval, les engrais minéraux, etc., et procura aux agriculteurs des capitaux et du crédit. S’il fut utile à l’agriculture par ces moyens directs, il lui fit indirectement plus de bien encore à l’aide des manufactures, auxquelles un système douanier qu’il perfectionna, les voies de transport qu’il entreprit, et la banque qu’il institua imprimèrent en Prusse un plus grand essor que dans tout le reste de l’Allemagne ; cependant la situation géographique du pays et son morcellement en diverses provinces séparées les unes des autres, étaient loin de seconder ces mesures, et les inconvénients des douanes, c’est-à-dire les pernicieux effets de la contrebande, devaient y être beaucoup plus sensibles que dans de grands États bien arrondis et bornés par des mers, par des fleuves ou par des chaînes de montagnes.

Nous n’entendons pas, par cet éloge, justifier les fautes du système, par exemple les restrictions à la sortie des matières premières ; mais la puissante impulsion que le système a donnée, malgré ces fautes, à l’industrie prussienne, ne sera mise en doute par aucun historien éclairé et impartial. Pour tout esprit libre de préjugés et que de fausses théories n’auront point obscurci, il doit être évident que c’est moins par ses conquêtes que par ses sages mesures pour l’encouragement de l’agriculture, des fabriques et du commerce, et par ses progrès dans la littérature et dans les sciences, que la Prusse a été mise à même de prendre rang parmi les puissances européennes, et tout cela fut l’œuvre d’un seul homme, d’un homme de génie ! La couronne, pourtant, n’était pas soutenue par l’énergie d’institutions libres ; elle l’était uniquement par une administration bien réglée et consciencieuse, mais emprisonnée dans le mécanisme mort d’une bureaucratie hiérarchique.

Cependant le reste de l’Allemagne était resté depuis des siècles sous l’influence de la liberté du commerce ; c’est-à-dire, que tout le monde pouvait porter des articles fabriqués et d’autres produits en Allemagne, et que personne ne voulait recevoir les articles fabriqués et les autres produits de celle-ci. Cette règle souffrait des exceptions, mais en petit nombre. On ne saurait invoquer l’expérience de cette contrée en faveur des maximes et des promesses de l’école touchant les grands avantages de la liberté du commerce ; on reculait partout plus qu’on avançait. Des villes telles qu’Augsbourg, Nuremberg, Mayence, Cologne, etc. ne comptaient plus que le tiers ou le quart de leur ancienne population, et l’on désirait souvent la guerre, ne fût-ce que pour se débarrasser d’un excédant de produits sans valeur.

La guerre arriva à la suite de la révolution française, et, avec elle, les subsides de l’Angleterre et sa concurrence sur une plus grande échelle ; de là une nouvelle chute des fabriques au milieu d’une prospérité croissante, mais apparente et passagère, de l’agriculture.

Ce fut alors que le blocus continental de Napoléon vint faire époque dans l’histoire de l’industrie allemande comme dans celle de l’industrie française, bien que J. B. Say, le disciple le plus célèbre d’Adam Smith, l’ait qualifié de calamité. En dépit des théoriciens, et particulièrement des théoriciens anglais, il est reconnu, et tous ceux qui connaissent l’industrie allemande peuvent l’attester, tous les relevés statistiques du temps en fournissent la preuve, que c’est de ce blocus que date l’essor des manufactures allemandes en tous genres[1], que l’amélioration de l’élève des moutons, antérieurement commencée, a reçu alors seulement une forte impulsion ; qu’alors seulement on s’est occupé sérieusement de perfectionner les voies de transport. Il est vrai que l’Allemagne perdit en grande partie son ancien commerce d’exportation, notamment en tissus de lin ; mais le profit surpassa sensiblement la perte, surtout pour les fabriques de Prusse et d’Autriche, qui avaient pris les devants sur celles du reste de l’Allemagne.

Au retour de la paix, les manufacturiers de l’Angleterre firent de nouveau à ceux de l’Allemagne une concurrence redoutable ; car, durant une période de clôture réciproque, de nouvelles inventions et la possession presque exclusive du marché du monde leur avaient donné une immense supériorité ; d’ailleurs, mieux pourvus de capitaux, ils pouvaient coter leur prix beaucoup plus bas, offrir des articles beaucoup plus parfaits et accorder des crédits beaucoup plus longs que les Allemands, qui avaient encore à lutter contre les difficultés du début. Il s’ensuivit une ruine générale et des cris de détresse parmi ces derniers, surtout manufacturiers du Rhin inférieur, de cette région qui, après avoir fait partie de la France, se voyait alors fermer le marché de cet État. L’ancien tarif prussien avait éprouvé aussi beaucoup de modifications dans le sens de la liberté absolue du commerce, et n’accordait pas une protection suffisante contre la concurrence anglaise. La bureaucratie prussienne, toutefois, résista longtemps à cette demande de secours. Elle s’était trop imbue, dans les universités, de la théorie d’Adam Smith, pour pouvoir promptement comprendre les besoins de l’époque. Il y eut même alors en Prusse des économistes qui ne craignirent pas de songer à ressusciter le système des physiocrates, mort depuis si longtemps. Mais, ici encore, la nature des choses fut plus forte que la théorie. On n’osa pas rester trop longtemps sourd au cri de détresse des manufactures, ce cri partant d’ailleurs d’une contrée qui regrettait son ancienne union avec la France et dont il importait de conquérir l’attachement. En ce temps-là s’accréditait de plus en plus l’opinion que le gouvernement anglais favorisait de tout son pouvoir l’inondation des marchés continentaux en produits fabriqués, dans le but d’étouffer au berceau les manufactures du continent. Cette opinion a été tournée en ridicule ; elle était cependant assez naturelle, d’abord parce que l’inondation avait lieu en effet comme si elle avait été organisée dans ce but ; et en second lieu, parce qu’un membre illustre du Parlement, M. Henri Brougham, aujourd’hui lord Brougham, avait déclaré crûment en 1815, « qu’on pouvait bien courir des risques de perte sur l’exportation des marchandises anglaises, afin d’étouffer au berceau les manufactures étrangères. » Cette pensée d’un homme si vanté depuis comme philanthrope cosmopolite et libéral, fut, dix ans plus tard, reproduite presque dans les mêmes termes par un autre membre du Parlement non moins vanté pour son libéralisme, M. Hume ; lui aussi voulait « qu’on étouffât dans leur maillot les fabriques du continent. »

Enfin la prière des manufacturiers prussiens fut exaucée, tardivement il est vrai, on ne peut pas le dissimuler, quand on songe combien il est pénible de lutter des années entières contre la mort, mais elle le fut de main de maître. Le tarif prussien de 1818 satisfit, dans le temps où il fut promulgué, à tous les besoins de l’industrie de la Prusse, sans exagérer aucunement la protection et sans entraver les relations utiles du pays avec l’étranger. Il fut, dans le taux de ses droits, incomparablement plus modéré que les tarifs d’Angleterre et de France, et il devait l’être ; car il s’agissait, non de passer peu à peu du système prohibitif au système protecteur, mais de ce qu’on appelle la liberté du commerce à la protection. Un autre mérite éminent de ce tarif, envisagé dans son ensemble, consistait en ce que la plupart de ses taxes étaient établies d’après le poids, et non d’après la valeur. Non-seulement on évitait ainsi la contrebande et les déclarations de valeurs insuffisantes, mais on atteignait en même temps un grand but : les objets de consommation générale que toute contrée peut le plus aisément fabriquer elle-même, et dont la production lui importe le plus à cause du chiffre élevé de sa valeur totale, étaient le plus fortement imposés, et les droits protecteurs s’abaissaient à mesure que s’élevaient la finesse et le prix de la marchandise, partant la difficulté de la fabrication et l’attrait comme la possibilité de la contrebande.

Cette tarification d’après le poids dut, on le conçoit aisément, atteindre le commerce des autres États allemands à un plus haut degré que celui des nations étrangères. Les États petits et moyens de l’Allemagne, déjà exclus des marchés de l’Autriche, de la France et de l’Angleterre, le furent alors presque entièrement du marché de la Prusse ; ce qui leur fut d’autant plus sensible, que plusieurs d’entre eux étaient en totalité ou en grande partie enclavés dans les provinces prussiennes.

La même mesure qui avait apaisé les fabricants de la Prusse, excita donc une douloureuse émotion parmi ceux du reste de l’Allemagne. Déjà peu auparavant l’Autriche avait grevé l’importation des produits fabriqués allemands en Italie, surtout celle des toiles de la haute Souabe. Bornés de toutes parts, pour leurs débouchés, à de petits territoires, et séparés même entre eux par de petites lignes de douane, les manufacturiers de ces États étaient dans un état voisin du désespoir.

Ce fut cette extrémité qui provoqua l’association de cinq à six mille fabricants et négociants allemands, fondée en 1819 à la foire du printemps de Francfort-sur-le-Mein, dans le but, d’une part d’abolir les douanes intérieures, de l’autre d’établir en Allemagne un système commun de commerce et de douanes.

Cette association se donna une organisation régulière. Les statuts en furent soumis à l’approbation de la Diète germanique, ainsi que de tous les princes et de tous les gouvernements d’Allemagne. Elle eut dans chaque ville allemande un correspondant local, dans chaque pays un correspondant provincial. Tous les membres et tous les correspondants s’engagèrent à concourir au but commun de tous leurs moyens. La ville de Nuremberg fut choisie pour centre de l’association, et autorisée à nommer un comité central, chargé de diriger les affaires avec l’aide d’un agent, fonction à laquelle l’auteur de cet écrit fut appelé. Une feuille hebdomadaire, intitulée Organe du commerce et des fabriques de l’Allemagne, (Organ des deutschen Handels-und Fabricantenstandes), publia les débats et les mesures du comité central, ainsi que les idées, propositions, mémoires et notices statistiques concernant le but de l’association. Chaque année une assemblée générale se tenait à la foire de Francfort pour entendre le rapport du comité.

Après que l’association eut adressé à la Diète germanique une pétition où la nécessité et l’utilité des mesures proposées par elle étaient établies[2], le comité central entra en activité à Nuremberg. Il envoya aussitôt une députation à toutes les cours allemandes, puis au congrès ministériel de Vienne en 1820. Un résultat fut obtenu à ce congrès, c’est que plusieurs États moyens et petits convinrent de tenir à ce sujet un congrès particulier à Darmstadt. Les débats qui eurent lieu dans cette dernière assemblée conduisirent d’abord à une association entre le Wurtemberg et la Bavière, puis à l’union de quelques États allemands avec la Prusse, puis à celle des États du centre de l’Allemagne, puis enfin, et, principalement grâce aux efforts du baron de Cotta, à la fusion de ces trois confédérations douanières ; de telle sorte que, à l’exception de l’Autriche, des deux Mecklembourg, du Hanovre et des Villes anséatiques, l’Allemagne entière est réunie dans une association de douane qui a supprimé les barrières intérieures et élevé vis-à-vis de l’étranger une douane commune, dont le produit est partagé entre les États particuliers dans la mesure de leur population.

Le tarif de cette association est, en substance, le tarif prussien de 1818, c’est-à-dire un tarif de protection modérée.

Sous l’influence de cette association, l’industrie manufacturière, le commerce et l’agriculture des États allemands qu’elle embrasse ont déjà accompli des progrès immenses.

  1. Ce système a dû opérer inégalement en France et en Allemagne, l’Allemagne étant en grande partie exclue du marché français, tandis que le marché allemand était ouvert à l’industrie française.
  2. Le rapport d’une section de la Société de Hambourg pour l’avancement des arts, rédigé par MM. Wurm et Muller, et publié en 1841 sous le titre de Mission des villes anséatiques vis-à-vis de l’Association allemande (die Aufgabe der Hansestaedte gegenuber der deutschen Zollverein), a donné la substance de cette pétition composée par List, et en a reproduit quelques passages. Elle tendait à la suppression des barrières intérieures et à l’établissement d’un système de douane vis-à-vis de l’étranger basé sur le principe de rétorsion jusqu’à ce que le principe de la liberté du commerce eût été reconnu en Europe. Il est digne de remarque que, sous l’influence des mécontentements produits dans les petits États par le nouveau tarif prussien, elle combattait avec énergie l’erreur des hommes d’État qui croyaient pouvoir stimuler l’industrie nationale au moyen de droits de douane. (H. R.)