Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 06


CHAPITRE VI.


QUATRIÈME ÉPOQUE. — LE MONOPOLE.


Monopole, commerce, exploitation ou jouissance exclusive d’une chose.

Le monopole est l’opposé naturel de la concurrence. Cette simple observation suffit, comme nous l’avons remarqué, pour faire tomber les utopies dont la pensée est d’abolir la concurrence, comme si elle avait pour contraire l’association et la fraternité. La concurrence est la force vitale qui anime l’être collectif ; la détruire, si une pareille supposition pouvait se faire, ce serait tuer la société.

Mais dès lors que la concurrence est nécessaire, elle implique l’idée du monopole, puisque le monopole est comme le siège de chaque individualité concurrente. Aussi les économistes ont démontré, et M. Rossi l’a formellement reconnu, que le monopole est la forme de la possession sociale, hors de laquelle point de travail, point de produit, point d’échange, point de richesse. Toute possession terrienne est un monopole ; toute utopie industrielle tend à se constituer en monopole, et il faut en dire autant des autres fonctions non comprises dans ces deux catégories.

Le monopole par lui-même n’emporte donc pas l’idée d’injustice ; bien plus, il y a quelque chose en lui qui, étant de la société aussi bien que de l’homme, le légitime : c’est là le côté positif du principe que nous allons examiner.

Mais le monopole, de même que la concurrence, devient anti-social et funeste : comment cela ? — Par l’abus, répondent les économistes. Et c’est à définir et réprimer les abus du monopole que les magistrats s’appliquent ; c’est à le dénoncer que la nouvelle école d’économistes met sa gloire.

Nous montrerons que les soi-disant abus du monopole ne sont que les effets du développement, en sens négatif, du monopole légal ; qu’ils ne peuvent être séparés de leur principe, sans que ce principe soit ruiné ; conséquemment, qu’ils sont inaccessibles à la loi, et que toute répression à cet égard est arbitraire et injuste. De telle sorte que le monopole, principe constitutif de la société et condition de richesse, est en même temps et au même degré principe de spoliation et de paupérisme ; que plus on lui fait produire de bien, plus on en reçoit de mal ; que sans lui le progrès s’arrête, et qu’avec lui le travail s’immobilise et la civilisation s’évanouit.


§ I. — Nécessité du monopole.


Ainsi, le monopole est le terme fatal de la concurrence qui l’engendre par une négation incessante d’elle-même : cette génération du monopole en est déjà la justification. Car, puisque la concurrence est inhérente à la société comme le mouvement l’est aux êtres vivants, le monopole qui vient à sa suite, qui en est le but et la fin, et sans lequel la concurrence n’eût point été acceptée, le monopole est et demeurera légitime aussi longtemps que la concurrence, aussi longtemps que les procédés mécaniques et les combinaisons industrielles, aussi longtemps enfin que la division du travail et la constitution des valeurs seront des nécessités et des lois.

Donc, par le fait seul de sa génération logique, le monopole est justifié. Toutefois cette justification semblerait peu de chose et n’aboutirait qu’à faire rejeter plus énergiquement la concurrence, si le monopole ne pouvait à son tour se poser par lui-même, et comme principe.

Dans les chapitres précédents, nous avons vu que la division du travail est la spécification de l’ouvrier, considéré surtout comme intelligence ; que la création des machines et l’organisation de l’atelier expriment sa liberté ; et que, par la concurrence, l’homme, ou la liberté intelligente, entre en action. Or, le monopole est l’expression de la liberté victorieuse, le prix de la lutte, la glorification du génie : c’est le stimulant le plus fort de tous les progrès accomplis dès l’origine du monde, à telle enseigne que, comme nous le disions tout à l’heure, la société qui ne peut subsister avec lui, n’eût point été faite sans lui.

D’où vient donc au monopole cette vertu singulière, dont l’étymologie du mot et l’aspect vulgaire de la chose sont si loin de nous donner l’idée ?

Le monopole n’est au fond que l’autocratie de l’homme sur lui-même : c’est le droit dictatorial accordé par la nature à tout producteur d’user de ses facultés comme il lui plaît, de donner l’essor à sa pensée dans telle direction qu’il préfère, de spéculer, en telle spécialité qu’il lui plaît de choisir, de toute la puissance de ses moyens, de disposer souverainement des instruments qu’il s’est créés et des capitaux accumulés par son épargne pour telle entreprise dont il lui semble bon de courir les risques, et sous la condition expresse de jouir seul du fruit de la découverte et des bénéfices de l’aventure.

Ce droit est tellement de l’essence de la liberté, qu’à le dénier on mutile l’homme dans son corps, dans son âme et dans l’exercice de ses facultés, et que la société, qui ne progresse que par le libre essor des individus, venant à manquer d’explorateurs, se trouve arrêtée dans sa marche.

Il est temps de donner, par le témoignage des faits, un corps à toutes ces idées.

Je sais une commune, où de temps immémorial il n’existait point de chemins ni pour le défrichement des terres, ni pour les communications au dehors. Pendant les trois quarts de l’année, toute importation ou exportation de denrées était interdite ; une barrière de boue et de marécages protégeait à la fois contre toute invasion de l’extérieur et contre toute excursion des habitants la bourgade sacro-sainte. Six chevaux, par les beaux jours, suffisaient à peine à enlever la charge d’une rosse allant au pas sur une belle route. Le maire du lieu résolut, malgré le conseil, de faire passer un chemin sur son territoire. Longtemps il fut bafoué, maudit, exécré. On s’était bien jusqu’à lui passé de route : qu’avait-il besoin de dépenser l’argent de la commune, et de faire perdre leur temps aux laboureurs en prestations, charrois et corvées ? C’était pour contenter son orgueil que monsieur le maire voulait, aux dépens des pauvres fermiers, ouvrir une si belle avenue aux amis de la ville qui viendraient le visiter !… Malgré tout la route fut faite, et paysans de s’applaudir ! Quelle différence ! disaient-ils : autrefois nous mettions huit chevaux pour conduire trente sacs au marché, et nous restions trois jours ; maintenant nous partons le matin avec deux chevaux, et nous revenons le soir. — Mais dans tous ces discours il n’est plus question de maire. Depuis que l’événement lui a donné raison, on cesse de parler de lui : j’ai su même que la plupart lui en voulaient.

Ce maire s’était conduit en Aristide. Supposons que, fatigué d’absurdes vociférations, il eût dès le principe proposé à ses administrés d’exécuter le chemin à ses frais, moyennant qu’on lui eût payé, pendant cinquante ans, un péage, chacun au surplus demeurant libre d’aller, comme par le passé, à travers champs : en quoi cette transaction aurait-elle été frauduleuse ?

Voilà l’histoire de la société et des monopoleurs.

Tout le monde n’est point à même de faire présent à ses concitoyens d’une route ou d’une machine : d’ordinaire, c’est l’inventeur qui, après s’être épuisé de santé et de bien, attend récompense. Refusez donc, en les raillant encore, à Arkwright, à Watt, à Jacquard, le privilège de leur découverte ; ils s’enfermeront pour travailler, et peut-être emporteront dans la tombe leur secret. Refusez au colon la possession du sol qu’il défriche, et personne ne défrichera.

Mais, dit-on, est-ce là le véritable droit, le droit social, le droit fraternel ? Ce qui s’excuse au sortir de la communauté primitive, effet de la nécessité, n’est qu’un provisoire qui doit disparaître devant une intelligence plus complète des droits et des devoirs de l’homme et de la société.

Je ne recule devant aucune hypothèse : voyons, approfondissons. C’est déjà un grand point que, de l’aveu des adversaires, pendant la première période de la civilisation, les choses n’aient pu se passer autrement. Il reste à savoir si les établissements de cette période ne sont en effet, comme on l’a dit, qu’un provisoire, ou bien le résultat de lois immanentes dans la société et éternelles. Or, la thèse que je soutiens dans ce moment est d’autant plus difficile, qu’elle est en opposition directe avec la tendance générale, et que tout à l’heure je devrai moi-même la renverser par sa contradiction.

Je prie donc que l’on me dise comment il est possible de faire appel aux principes de sociabilité, de fraternité et de solidarité, alors que la société elle-même repousse toute transaction solidaire et fraternelle ? Au début de chaque industrie, à la première lueur d’une découverte, l’homme qui invente est isolé ; la société l’abandonne et reste en arrière. Pour mieux dire, cet homme, relativement à l’idée qu’il a conçue et dont il poursuit la réalisation, devient à lui seul la société tout entière. Il n’a plus d’associés, plus de collaborateurs, plus de garants ; tout le monde le fuit : à lui seul la responsabilité, à lui seul donc les avantages de la spéculation.

On insiste : c’est aveuglement de la part de la société, délaissement de ses droits et de ses intérêts les plus sacrés, du bien-être des générations futures ; et le spéculateur, mieux renseigné ou plus heureux, ne peut sans déloyauté profiter du monopole que l’ignorance universelle lui livre.

Je soutiens que cette conduite de la société est, quant au présent, un acte de haute prudence ; et quant à l’avenir, je montrerai qu’elle n’y perd pas. J’ai déjà fait voir, chap. 2, par la solution de l’antinomie de la valeur, que l’avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour l’inventeur, quoi qu’il fasse, que pour la société ; j’ai porté la démonstration sur ce point jusqu’à la rigueur mathématique. Plus tard je montrerai encore, qu’en sus du bénéfice qui lui est assuré sur toute découverte, la société exerce, sur les privilèges qu’elle concède, soit temporairement, soit à perpétuité, des répétitions de plusieurs sortes, qui couvrent largement l’excès de certaines fortunes privées, et dont l’effet ramène promptement l’équilibre. Mais n’anticipons pas.

J’observe donc que la vie sociale se manifeste d’une double manière, conservation et développement.

Le développement s’effectue par l’essor des énergies individuelles ; la masse est de sa nature inféconde, passive et réfractaire à toute nouveauté. C’est, si j’ose employer cette comparaison, la matrice, stérile par elle-même, mais où viennent se déposer les germes créés par l’activité privée, qui, dans la société hermaphrodite, fait véritablement fonction d’organe mâle.

Mais la société ne se conserve qu’autant qu’elle se dérobe à la solidarité des spéculations particulières, et qu’elle laisse absolument toute innovation aux risques et périls des individus. On pourrait en quelques pages dresser la liste des inventions utiles. Les entreprises menées à bonne fin se comptent : aucun nombre n’exprimerait la multitude d’idées fausses et d’essais imprudents qui tous les jours éclosent dans les cerveaux humains. Il n’est pas un inventeur, pas un ouvrier, qui, pour une conception saine et juste, n’ait enfanté des milliers de chimères ; pas une intelligence qui, pour une étincelle de raison, ne jette des tourbillons de fumée. S’il était possible de faire deux parts de tous les produits de la raison humaine, et de mettre d’un côté les travaux utiles, de l’autre tout ce qui a été dépensé de force, d’esprit, de capitaux et de temps pour l’erreur, on verrait avec effroi que l’emport de ce compte sur le premier est peut-être d’un milliard pour cent. Que deviendrait la société, si elle devait acquitter ce passif et solder toutes ces banqueroutes ? Que deviendraient à leur tour la responsabilité et la dignité du travailleur, si, couvert de la garantie sociale, il pouvait, sans risques pour lui-même, se livrer à tous les caprices d’une imagination en délire, et jouer à chaque instant l’existence de l’humanité ?

De tout cela, je conclus que ce qui s’est pratiqué dès l’origine, se pratiquera jusqu’à la fin, et que sur ce point, comme sur tout autre, si nous devons viser à la conciliation, il est absurde de penser que rien de ce qui existe puisse être aboli. Car le monde des idées étant infini comme la nature, et les hommes sujets à spéculation, c’est-à-dire à erreur, aujourd’hui comme jamais, il y a constamment pour les individus excitation à spéculer, pour la société raison de se méfier et de se tenir en garde, par conséquent toujours matière à monopole.

Pour se tirer de ce dilemme, que propose-t-on ? Le rachat ? En premier lieu, le rachat est impossible : toutes les valeurs étant monopolisées, où la société prendrait-elle de quoi indemniser les monopoleurs ? quelle serait son hypothèque ? D’autre part, le rachat serait parfaitement inutile : quand tous les monopoles auraient été rachetés, resterait à organiser l’industrie ; où est le système ? Sur quoi l’opinion est-elle fixée ? Quels problèmes ont été résolus ? Si l’organisation est en mode hiérarchique, nous rentrons dans le régime du monopole ; si elle est en mode démocratique, nous revenons au point de départ ; les industries rachetées tomberont dans le domaine public, c’est-à-dire dans la concurrence, et peu à peu redeviendront monopoles ; — enfin, si l’organisation est en mode communiste, nous n’aurons fait que passer d’une impossibilité dans une autre ; car, comme nous le démontrerons en son temps, la communauté, de même que la concurrence et le monopole, est antinomique, impossible.

Afin de ne point engager la fortune sociale dans une solidarité illimitée, et partant funeste, se contentera-t-on d’imposer des règles à l’esprit d’invention et d’entreprise ? Créera-t-on une censure pour les hommes de génie et pour les fous ? c’est supposer que la société connaît d’avance ce qu’il s’agit précisément de découvrir. Soumettre à un examen préalable les projets des entrepreneurs, c’est interdire à priori tout mouvement. Car, encore une fois, relativement au but qu’il se propose, il est un moment où chaque industriel représente dans sa personne la société elle-même, voit mieux et de plus loin que tous les autres hommes réunis, et cela, bien souvent, sans qu’il puisse seulement s’expliquer ni être compris. Lorsque Copernic, Kepler et Galilée, prédécesseurs de Newton, s’en vinrent dire à la société chrétienne, alors représentée par l’église : La bible s’est trompée ; la terre tourne, et le soleil est immobile ; ils avaient raison contre la société, qui, sur la foi des sens et des traditions, les démentait. La société aurait-elle donc pu accepter la solidarité du système copernicien ? Elle le pouvait si peu, que ce système contredisait ouvertement sa foi, et qu’en attendant l’accord de la raison et de la révélation, Galilée, un des inventeurs responsables, subit la torture en témoignage de l’idée nouvelle. Nous sommes plus tolérants, je le suppose ; mais cette tolérance même prouve qu’en accordant plus de liberté au génie, nous n’entendons pas être moins discrets que nos aïeux. Les brevets d’inventions pleuvent, mais sans garantie du gouvernement. Les titres de propriétés sont placés sous la garde des citoyens ; mais ni le cadastre, ni la charte, n’en garantissent la valeur : c’est au travail à faire valoir. Et quant aux missions scientifiques et autres que le gouvernement se met parfois en veine de confier à des explorateurs sans argent, elles sont une rapine et une corruption de plus.

En fait, la société ne peut garantir à personne le capital nécessaire à l’expérimentation d’une idée ; en droit, elle ne peut revendiquer le résultat d’une entreprise à laquelle elle n’a pas souscrit : donc le monopole est indestructible. Du reste, la solidarité ne servirait de rien : car, comme chacun peut réclamer pour ses fantaisies la solidarité de tous, et aurait le même droit d’obtenir le blanc-seing du gouvernement, on arriverait bientôt à un arbitraire universel, c’est-à-dire purement et simplement au statu quo.

Quelques socialistes, très-malheureusement inspirés, je le dis de toute la force de ma conscience, par des abstractions évangéliques, ont cru trancher la difficulté par ces belles maximes : — L’inégalité des capacités est la preuve de l’inégalité des devoirs ; — Vous avez reçu davantage de la nature, donnez davantage à vos frères, — et autres phrases sonores et touchantes, qui ne manquent jamais leur effet sur les intelligences vides, mais qui n’en sont pas moins tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus innocent. La formule pratique que l’on déduit de ces merveilleux adages, c’est que chaque travailleur doit tout son temps à la société, et que la société doit lui rendre en échange tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins, dans la mesure des ressources dont elle dispose.

Que mes amis communistes me le pardonnent ! Je serais moins âpre à leurs idées, si je n’étais invinciblement convaincu, dans ma raison et dans mon cœur, que la communauté, le républicanisme, et toutes les utopies sociales, politiques et religieuses, qui dédaignent les faits et la critique, sont le plus grand obstacle qu’ait présentement à vaincre le progrès. Comment ne veut-on jamais comprendre que la fraternité ne peut s’établir que par la justice ; que c’est la justice seule, condition, moyen et loi de la liberté et de la fraternité, qui doit être l’objet de notre étude, et dont il faut poursuivre sans relâche, jusqu’aux moindres détails, la détermination et la formule ? Comment des écrivains à qui la langue économique est familière oublient-ils que supériorité de talents est synonyme de supériorité de besoins, et que bien loin d’attendre des personnalités vigoureuses quelque chose de plus que du vulgaire, la société doit constamment veiller à ce qu’elles ne reçoivent plus qu’elles ne rendent, alors que la masse a déjà tant de peine à rendre tout ce qu’elle reçoit ? Que l’on se tourne comme on voudra, toujours il faut en venir au livre de caisse, au compte de recette et de dépense, seule garantie contre les grands consommateurs, aussi bien que contre les petits producteurs. L’ouvrier est sans cesse en avance sur sa production ; toujours il tend à prendre crédit, à contracter des dettes et à faire faillite ; il a perpétuellement besoin d’être rappelé à l’aphorisme de Say, les produits ne s’achètent qu’avec des produits.

Supposer que le travailleur de haute capacité pourra se contenter, en faveur des petits, de moitié de son salaire, fournir gratuitement ses services, et produire, comme dit le peuple, pour le roi de Prusse, c’est-à-dire pour cette abstraction qui se nomme la société, le souverain, ou mes frères : c’est fonder la société sur un sentiment, je ne dis pas inaccessible à l’homme, mais qui, érigé systématiquement en principe, n’est qu’une fausse vertu, une hypocrisie dangereuse. La charité nous est commandée comme réparation des infirmités qui affligent par accident nos semblables, et je conçois que sous ce point de vue la charité puisse être organisée ; je conçois que, procédant de la solidarité même, elle redevienne simplement justice. Mais la charité prise pour instrument d’égalité et loi d’équilibre, serait la dissolution de la société. L’égalité se produit entre les hommes par la rigoureuse et inflexible loi du travail, par la proportionnalité des valeurs, la sincérité des échanges, et l’équivalence des fonctions ; en un mot par la solution mathématique de tous les antagonismes.

Voilà pourquoi la charité, première vertu du chrétien, légitime espoir du socialiste, but de tous les efforts de l’économiste, est un vice social, dès qu’on en fait un principe de constitution et une loi ; voilà pourquoi certains économistes ont pu dire que la charité légale avait causé plus de mal à la société que l’usurpation propriétaire. L’homme, ainsi que la société dont il fait partie, est avec lui-même en compte courant perpétuel ; tout ce qu’il consomme, il doit le produire. Telle est la règle générale, à laquelle nul ne peut se soustraire sans être, ipso facto, frappé de déshonneur, ou suspect de fraude. Singulière idée, vraiment, que de décréter, sous prétexte de fraternité, l’infériorité relative de la majorité des hommes ! Après cette belle déclaration, il ne restera plus qu’à en tirer les conséquences ; et bientôt, grâce à la fraternité, l’aristocratie sera revenue.

Doublez le salaire normal de l’ouvrier, vous l’invitez à la paresse, vous humiliez sa dignité, et démoralisez sa conscience ; — ôtez-lui le prix légitime de ses efforts, vous soulevez sa colère, ou vous exaltez son orgueil. Dans l’un et l’autre cas, vous altérez ses sentiments fraternels. Au contraire, mettez à la jouissance la condition du travail, seul mode prévu par la nature pour associer les hommes, en les rendant bons et heureux ; vous rentrez dans la loi de répartition économique, les produits s’achètent par des produits. Le communisme, je m’en suis souvent plaint, est la négation même de la société dans sa base, qui est l’équivalence progressive des fonctions et des aptitudes. Les communistes, vers lesquels incline tout le socialisme, ne croient point à l’égalité de par la nature et l’éducation : ils y suppléent par des décrets souverains, mais, quoi qu’ils puissent faire, inexécutables. Au lieu de chercher la justice dans le rapport des faits, ils la prennent dans leur sensibilité ; appelant justice tout ce qui leur paraît être amour du prochain, et confondant sans cesse les choses de la raison avec celles du sentiment.

Pourquoi donc faire intervenir sans cesse dans des questions d’économie, la fraternité, la charité, le dévouement et Dieu ? Ne serait-ce point que les utopistes trouvent plus aisé de discourir sur ces grands mots, que d’étudier sérieusement les manifestations sociales ?

Fraternité ! Frères tant qu’il vous plaira, pourvu que je sois le grand frère et vous le petit ; pourvu que la société, notre mère commune, honore ma primogéniture et mes services en doublant ma portion. — Vous pourvoirez à mes besoins, dites-vous, dans la mesure de vos ressources. J’entends, au contraire, que ce soit dans la mesure de mon travail ; sinon, je cesse de travailler.

Charité ! Je nie la charité, c’est du mysticisme. Vainement vous me parlez de fraternité et d’amour : je reste convaincu que vous ne m’aimez guère, et je sens très-bien que je ne vous aime pas. Votre amitié n’est que feinte, et si vous m’aimez, c’est par intérêt. Je demande tout ce qui me revient, rien que ce qui me revient : pourquoi me le refusez-vous ?

Dévouement ! Je nie le dévouement, c’est du mysticisme. Parlez-moi de doit et d’avoir, seul critérium à mes yeux du juste et de l’injuste, du bien et du mal dans la société. À chacun selon ses œuvres, d’abord : et si, à l’occasion, je suis entraîné à vous secourir, je le ferai de bonne grâce ; mais je ne veux pas être contraint. Me contraindre au dévouement, c’est m’assassiner !

Dieu ! Je ne connais point de Dieu, c’est encore du mysticisme. Commencez par rayer ce mot de vos discours, si vous voulez que je vous écoute : car, trois mille ans d’expérience me l’ont appris, quiconque me parle de Dieu en veut à ma liberté ou à ma bourse. Combien me devez-vous ? combien vous dois-je ? voilà ma religion et mon Dieu.

Le monopole existe de par la nature et l’homme : il a sa source à la fois au plus profond de notre conscience et dans le fait extérieur de notre individualisation. De même que dans notre corps et notre intelligence tout est spécialité et propriété ; de même notre travail se produit avec un caractère propre et spécifique, qui en constitue la qualité et la valeur. Et comme le travail ne peut se manifester sans matière ou objet d’exercice, la personne appelant nécessairement la chose, le monopole s’établit du sujet à l’objet aussi infailliblement que la durée se constitue du passé à l’avenir. Les abeilles, les fourmis et autres animaux vivant en société, ne paraissent douées individuellement que d’automatisme ; l’âme et l’instinct chez elles sont presque exclusivement collectifs. Voilà pourquoi, parmi ces animaux, il ne peut y avoir lieu à privilége et monopole ; pourquoi, dans leurs opérations même les plus réfléchies, ils ne se consultent ni ne délibèrent. Mais l’humanité étant individualisée dans sa pluralité, l’homme devient fatalement monopoleur, puisque, n’étant pas monopoleur, il n’est rien ; et le problème social consiste à savoir, non pas comment on abolira, mais comment on conciliera tous les monopoles.

Les effets les plus remarquables et les plus immédiats du monopole, sont :

1o Dans l’ordre politique, le classement de l’humanité en familles, tribus, cités, nations, états : c’est la division élémentaire de l’humanité en groupes et sous-groupes de travailleurs, distingués par leurs races, leurs langues, leurs mœurs et leurs climats. C’est par le monopole que l’espèce humaine a pris possession du globe, comme ce sera par l’association qu’elle en deviendra tout à fait la souveraine.

Le droit politique et civil, tel que l’ont conçu tous les législateurs sans exception, et que l’ont formulé les jurisconsultes, né de cette organisation patriotique et nationale des sociétés, forme, dans la série des contradictions sociales, un premier et vaste embranchement, dont l’étude exigerait à elle seule quatre fois plus de temps que nous ne pouvons en donner à la question d’économie industrielle posée par l’Académie.

2o Dans l’ordre économique, le monopole contribue à l’accroissement du bien-être, d’abord en augmentant la richesse générale par le perfectionnement des moyens ; puis, en capitalisant, ce qui veut dire en consolidant les conquêtes du travail, obtenues par la division, les machines et la concurrence. De cet effet du monopole est résultée la fiction économique par laquelle le capitaliste est considéré comme producteur, et le capital comme agent de production ; puis, comme conséquence de cette fiction, la théorie du produit net et du produit brut.

À cet égard, nous avons à présenter quelques considérations. Citons d’abord J. B. Say.

« La valeur produite est le produit brut : cette valeur, après qu’on en a déduit les frais de production, est le produit net.

» À considérer une nation en masse, elle n’a point de produit net ; car les produits n’ayant qu’une valeur égale aux frais de production, lorsqu’on retranche ces frais, on retranche toute la valeur des produits. La production nationale, la production annuelle, doivent donc toujours s’entendre de la production brute.

» Le revenu annuel est le revenu brut.

» La production nette ne peut s’entendre que lorsqu’il s’agit des intérêts d’un producteur par opposition à ceux des autres producteurs. Un entrepreneur fait son profit de la valeur produite, déduction faite de la valeur consommée. Mais ce qui est pour lui la valeur consommée, comme l’achat d’un service productif, est, pour l’auteur du service, une portion de revenu. » (Traité d’économie politique, table analyt.)

Ces définitions sont irréprochables. Malheureusement J. B. Say n’en sentait pas toute la portée, et n’avait pu prévoir qu’un jour son successeur immédiat au collège de France les attaquerait. M. Rossi a prétendu réfuter la proposition de J. B. Say, que pour une nation le produit net est la même chose que le produit brut, par une considération que les nations, pas plus que les entrepreneurs, ne produisent rien sans avances, et que si la formule de J. B. Say était vraie, il s’ensuivrait que l’axiome ex nihilo nihil fit ne l’est plus.

Or, c’est précisément ce qui arrive. L’humanité, à l’instar de Dieu, produit tout de rien, de nihilo hilum, comme elle-même est un produit du rien, comme sa pensée procède du néant ; et Rossi n’aurait point commis une telle méprise, s’il n’avait confondu, avec les physiocrates, les produits du règne industriel avec ceux des règnes animal, végétal et minéral. L’économie politique commence avec le travail ; elle se développe par le travail ; et tout ce qui ne vient point du travail retombant dans l’utilité pure, c’est-à-dire dans la catégorie des choses soumises à l’action de l’homme, mais non encore rendues échangeables par le travail, demeure radicalement étranger à l’économie politique. Le monopole lui-même, tout établi qu’il soit par un acte de volonté collective, ne change rien à ces relations, puisque, et d’après l’histoire, et d’après la loi écrite, et d’après la théorie économique, le monopole n’existe ou n’est censé exister que postérieurement au travail.

La doctrine de Say est donc hors d’atteinte. Relativement à l’entrepreneur, dont la spécialité suppose toujours d’autres industriels collaborant avec lui, le profit est ce qui reste de la valeur produite, déduction faite des valeurs consommées, parmi lesquelles il faut comprendre le salaire de l’entrepreneur, autrement dire ses appointements. Relativement à la société qui renferme toutes les spécialités possibles, le produit net est identique au produit bruit.

Mais il est un point dont j’ai vainement cherché l’explication dans Say et les autres économistes, savoir, comment s’établit la réalité et la légitimité du produit net. Car il est sensible que pour faire disparaître le produit net, il suffirait d’augmenter le salaire des ouvriers et le taux des valeurs consommées, le prix de vente restant le même. En sorte que rien, ce semble, ne distinguant le produit net d’une retenue faite sur les salaires, ou, ce qui revient au même, d’un prélèvement exercé sur le consommateur, le produit net a tout l’air d’une extorsion opérée par la force, et sans la moindre apparence de droit.

Cette difficulté a été résolue d’avance dans notre théorie de la proportionnalité des valeurs.

D’après cette théorie, tout exploiteur d’une machine, d’une idée ou d’un fonds, doit être considéré comme un homme qui vient augmenter, à frais égaux, la somme d’une certaine espèce de produits, et par conséquent augmenter la richesse sociale en économisant le temps. Le principe de la légitimité du produit net est donc dans les procédés antérieurement en usage : si la combinaison nouvelle réussit, il y aura un surplus de valeurs, et par conséquent un bénéfice, c’est le produit net ; si l’entreprise est appuyée sur une base fausse, il y aura déficit sur le produit brut, et à la longue faillite et banqueroute. Dans le cas même, et celui-ci est le plus fréquent, où il n’existe aucune innovation de la part de l’entrepreneur, comme le succès d’une industrie dépend de l’exécution, la règle du produit net demeure applicable. Or, comme d’après la nature du monopole toute entreprise doit rester aux risques et périls de l’entrepreneur, il s’ensuit que le produit net lui appartient au titre le plus sacré qui soit parmi les hommes, le travail et l’intelligence.

Il est inutile de rappeler que le produit net est souvent exagéré, soit par des réductions frauduleusement obtenues sur les salaires, soit de toute autre manière. Ce sont là des abus qui procèdent non du principe, mais de la cupidité humaine, et qui restent hors du domaine de la théorie. Du reste, j’ai fait voir, en traitant de la constitution de la valeur, ch. Il, § 2 : 1o comment le produit net ne saurait jamais dépasser la différence qui résulte de l’inégalité des moyens de production ; 2o comment le bénéfice, qui ressort pour la société de chaque invention nouvelle, est incomparablement plus grand que celui de l’entrepreneur. Je ne reviendrai point sur ces questions désormais épuisées : je remarquerai seulement que, par le progrès industriel, le produit net tend constamment à décroître pour l’industrieux, pendant que d’un autre côté le bien-être augmente, comme les couches concentriques qui composent la tige d’un arbre s’amincissent à mesure que l’arbre grossit, et qu’elles se trouvent plus éloignées du centre.

À côté du produit net, récompense naturelle du travailleur, j’ai signalé comme l’un des plus heureux effets du monopole, la capitalisation des valeurs, de laquelle naît une autre espèce de profit, savoir, l’intérêt ou loyer des capitaux. — Quant à la rente, bien qu’elle se confonde souvent avec l’intérêt ; bien que, dans le langage vulgaire, elle se résume, ainsi que le bénéfice et l’intérêt, dans l’expression commune de revenu, elle est autre chose que l’intérêt ; elle ne découle pas du monopole, mais de la propriété ; elle tient à une théorie spéciale, et nous en parlerons en son lieu.

Quelle est donc cette réalité, connue de tous les peuples, et cependant encore si mal définie, que l’on nomme intérêt ou prix du prêt, et qui donne lieu à la fiction de la productivité du capital ?

Tout le monde sait qu’un entrepreneur, lorsqu’il fait le compte de ses frais de production, les divise d’ordinaire en trois catégories : 1o les valeurs consommées et les services payés ; 2o ses appointements personnels ; 3o l’amortissement et l’intérêt de ses capitaux. C’est de cette dernière catégorie de frais qu’est née la distinction de l’entrepreneur et du capitaliste, bien que ces deux titres n’expriment toujours que la même faculté, le monopole.

Ainsi, une entreprise industrielle qui ne donne que l’intérêt du capital, et rien pour le produit net, est une entreprise insignifiante qui n’aboutit qu’à transformer ses valeurs, sans ajouter rien à la richesse ; une entreprise enfin qui n’a plus aucune raison d’existence, et qui est abandonnée au premier jour. D’où vient donc que cet intérêt du capital n’est point regardé comme un supplément suffisant du produit net ? comment n’est-il pas lui-même le produit net ?

Ici encore la philosophie des économistes est en défaut. Pour défendre l’usure, ils ont prétendu que le capital était productif, et ils ont changé une métaphore en une réalité. Les socialistes anti-propriétaires n’ont pas eu de peine à renverser leurs sophismes ; et il est résulté de cette polémique une telle défaveur pour la théorie du capital, qu’aujourd’hui, dans l’esprit du peuple, capitaliste et oisif sont synonymes. Certes, je ne viens point ici rétracter ce que j’ai moi-même soutenu après tant d’autres, ni réhabiliter une classe de citoyens qui méconnaît si étrangement ses devoirs : mais l’intérêt de la science et du prolétariat lui-même m’obligent à compléter mes premières assertions et à maintenir les vrais principes.

1o Toute production est effectuée en vue d’une consommation, c’est-à-dire d’une jouissance. Dans la société, les mots corrélatifs de production et consommation, de même que ceux de produit net et produit brut, désignent une chose parfaitement identique. Si donc après que le travailleur a réalisé un produit net, au lieu de s’en servir pour augmenter son bien-être, il se bornait à son salaire, et appliquait toujours l’excédant qui lui arrive à une production nouvelle, comme font tant de gens qui ne gagnent que pour acheter, la production s’accroîtrait indéfiniment, tandis que le bien-être, et en raisonnant au point de vue de la société, la population resterait dans le statu quo. Or, l’intérêt du capital engagé dans une entreprise industrielle, et qui a été formé peu à peu par l’accumulation du produit net, cet intérêt est comme une transaction entre la nécessité d’augmenter, d’une part, la production, et, de l’autre, le bien-être ; c’est une façon de reproduire et de consommer en même temps le produit net. Voilà pourquoi certaines compagnies industrielles payent à leurs actionnaires un dividende avant même que l’entreprise ait rien pu rendre. La vie est courte, le succès vient à pas comptés ; d’un côté le travail commande, de l’autre l’homme veut jouir. Pour accorder toutes ces exigences, le produit net sera rendu à la production ; mais entre-temps (inter-ea, inter-esse), c’est-à-dire en attendant le nouveau produit, le capitaliste jouira.

Ainsi, comme le chiffre du produit net marque le progrès de la richesse ; l’intérêt du capital, sans lequel le produit net serait inutile et n’existerait même pas, marque le progrès du bien-être. Quelle que soit la forme de gouvernement qui s’établisse parmi les hommes, qu’ils vivent en monopole ou en communauté, que chaque travailleur ait son compte ouvert par crédit et débit, ou bien que la communauté lui distribue le travail et le plaisir, la loi que nous venons de dégager s’accomplira toujours. Nos comptes d’intérêts ne font pas autre chose que lui rendre témoignage.

2o Les valeurs créées par le produit net entrent dans l’épargne et s’y capitalisent sous la forme la plus éminemment échangeable, la moins susceptible de dépréciation et la plus libre, en un mot sous la forme du numéraire, seule valeur constituée. Or, que ce capital, de libre qu’il est, vienne à s’engager, c’est-à-dire à prendre la forme de machines, de bâtiments, etc. ; il sera encore susceptible d’échange, mais beaucoup plus exposé qu’auparavant aux oscillations de l’offre et de la demande. Une fois engagé, il ne pourra plus que difficilement se dégager ; et la seule ressource du titulaire sera l’exploitation. L’exploitation seule est capable de conserver au capital engagé sa valeur nominale ; il est possible qu’elle l’augmente, possible qu’elle l’atténue. Un capital ainsi transformé est comme s’il était aventuré dans une entreprise maritime : l’intérêt est la prime d’assurance du capital. Et cette prime sera plus ou moins forte, selon l’abondance ou la rareté des capitaux.

Plus tard ou distinguera encore la prime d’assurance de l’intérêt du capital, et des faits nouveaux résulteront de ce dédoublement : ainsi l’histoire de l’humanité n’est qu’une distinction perpétuelle des concepts de l’intelligence.

3o Non-seulement l’intérêt des capitaux fait jouir le travailleur de ses œuvres, et assure son épargne ; mais, et ceci est l’effet le plus merveilleux de cet intérêt, tout en récompensant le producteur il l’oblige à travailler sans cesse, et à ne s’arrêter jamais.

Qu’un entrepreneur soit à lui-même son propre capitaliste, il peut arriver qu’il se contente pour tout bénéfice de retirer l’intérêt de ses fonds : mais il est certain alors que son industrie n’est plus en progrès, par conséquent qu’elle souffre. C’est ce qu’on aperçoit, lorsque le capitaliste est autre que l’entrepreneur : comme alors par la sortie de l’intérêt le bénéfice est absolument nul pour le fabricant, son industrie lui devient un péril continuel, dont il importe qu’au plus tôt il s’affranchisse. Car comme le bien-être doit se développer pour la société dans une progression indéfinie, de même la loi du producteur est qu’il réalise continuellement un excédant : sans cela son existence est précaire, monotone, fatigante. L’intérêt dû au capitaliste par le producteur est donc comme le fouet du colon qui retentit sur la tête de l’esclave endormi ; c’est la voix du progrès qui crie : marche, marche ! travaille, travaille ! La destinée de l’homme le pousse au bonheur : c’est pourquoi elle lui défend le repos.

4o Enfin l’intérêt de l’argent est la condition de circulation des capitaux, et le principal agent de la solidarité industrielle. Cet aspect a été saisi par tous les économistes ; et nous en traiterons d’une manière spéciale, en nous occupant du crédit.

J’ai prouvé, et je l’imagine, mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici :

Que le monopole est nécessaire, puisqu’il est l’antagoniste de la concurrence ;

Qu’il est essentiel à la société, puisque sans lui elle ne fût jamais sortie des forêts primitives, et que sans lui elle rétrograderait rapidement ;

Enfin, qu’il est la couronne du producteur, lorsque, soit par le produit net, soit par l’intérêt des capitaux qu’il livre à la production, il apporte au monopoleur le surcroît de bien-être que méritent sa prévoyance et ses efforts.

Allons-nous donc glorifier avec les économistes, et consacrer au profit des conservateurs nantis, le monopole ? Je le veux bien, pourvu que, comme je leur ai fait raison dans ce qui précède, ils me fassent raison à leur tour sur ce qui va suivre.


§ II. — Désastres dans le travail et perversion des idées causés par le monopole.


De même que la concurrence, le monopole implique contradiction dans le terme et dans la définition. En effet, puisque consommation et production sont choses identiques dans la société, et que vendre est synonyme d’acheter, qui dit privilège de vente ou d’exploitation, dit nécessairement privilège de consommation et d’achat, ce qui aboutit à la négation de l’un et de l’autre. De là interdiction de consommer aussi bien que de produire prononcée par le monopole contre le salariat. La concurrence était la guerre civile, le monopole est le massacre des prisonniers.

Ces diverses propositions réunissent toutes les espèces d’évidence, physique, algébrique et métaphysique. Ce que j’ajouterai n’en sera que l’exposition amplifiée : leur seul énoncé les démontre.

Toute société considérée dans ses rapports économiques se divise naturellement en capitalistes et travailleurs, entrepreneurs et salariés, distribués sur une échelle dont les degrés marquent le revenu de chacun, que ce revenu se compose de salaires, de profits, d’intérêts, de loyers ou de rentes.

De cette distribution hiérarchique des personnes et des revenus, il résulte que le principe de Say rapporté tout à l’heure, Dans une nation le produit net est égal au produit brut, n’est plus vrai, puisque, par l’effet du monopole, le chiffre des prix de vente est de beaucoup supérieur au chiffre des prix de revient. Or, comme c’est cependant le prix de revient qui doit acquitter le prix de vente, puisqu’une nation n’a en réalité d’autre débouché qu’elle-même, il s’ensuit que l’échange, partant la circulation et la vie, sont impossibles.

« En France, 20 millions de travailleurs, répandus dans toutes les branches de la science, de l’art et de l’industrie, produisent tout ce qui est utile à la vie de l’homme. La somme de leurs salaires réunis égale, par hypothèse, 20 milliards : mais à cause du bénéfice (produit net et intérêt) avenant aux monopoleurs, la somme des produits doit être payée 25 milliards. Or, comme la nation n’a pas d’autres acheteurs que ses salariés et ses salariants, que ceux-ci ne payent pas les autres, et que le prix de vente des marchandises est le même pour tous, il est clair que pour rendre la circulation possible, le travailleur devrait payer cinq ce dont il n’a reçu que quatre. » (Qu’est-ce que la propriété, ch. IV.)

Voilà donc ce qui fait que richesse et pauvreté sont corrélatives, inséparables, non-seulement dans l’idée, mais dans le fait ; voilà ce qui les fait exister concurremment l’une à l’autre, et qui donne droit au salarié de prétendre que le riche ne possède rien de plus que le pauvre, dont celui-ci n’ait été frustré. Après que le monopole a fait son compte de frais, de bénéfice et d’intérêt, le salarié-consommateur fait le sien ; et il se trouve qu’en lui promettant un salaire représenté dans le contrat de travail par cent, on ne lui a donné réellement que soixante-quinze. Le monopole fait donc banqueroute au salariat, et il est rigoureusement vrai qu’il vit de ses dépouilles.

Depuis six ans, j’ai soulevé cette effroyable contradiction : pourquoi n’a-t-elle pas retenti dans la presse ? pourquoi les maîtres de la renommée n’ont-ils pas averti l’opinion ? pourquoi ceux qui réclament les droits politiques de l’ouvrier, ne lui ont-ils pas dit qu’on le volait ? pourquoi les économistes se sont-ils tus ? pourquoi ?

Notre démocratie révolutionnaire ne fait tant de bruit que parce qu’elle a peur des révolutions : mais, en dissimulant le péril, qu’elle n’ose regarder en face, elle ne réussit qu’à l’accroître. « Nous ressemblons, dit M. Blanqui, à des chauffeurs qui augmentent la dose de vapeur, en même temps qu’ils chargent les soupapes. » Victimes du monopole, consolez-vous ! Si vos bourreaux ne veulent pas entendre, c’est que la Providence a résolu de les frapper : non audierunt, dit la Bible, quia Deus volebat occidere eos.

La vente ne pouvant remplir les conditions du monopole, il y a encombrement de marchandises ; le travail a produit en un an ce que le salaire ne lui permet de consommer qu’en quinze mois : donc, il devra chômer un quart de l’année. Mais, s’il chôme, il ne gagne rien : comment achètera-t-il jamais ? Et si le monopoleur ne se peut défaire de ses produits, comment son entreprise subsistera-t-elle ? L’impossibilité logique se multiplie autour de l’atelier ; les faits qui la traduisent sont partout.

« Les bonnetiers d’Angleterre, dit Eugène Buret, en étaient venus à ne plus manger que de deux jours l’un. Cet état dura dix-huit mois. » — Et il cite une multitude de cas semblables.

Mais ce qui navre, dans le spectacle des effets du monopole, est de voir les malheureux ouvriers s’accuser réciproquement de leur misère, et s’imaginer qu’en se coalisant et s’appuyant les uns les autres, ils préviendront la réduction du salaire. « Les Irlandais, dit un observateur, ont donné une funeste leçon aux classes laborieuses de la Grande-Bretagne. Ils ont appris à nos travailleurs le fatal secret de borner leurs besoins à l’entretien de la seule vie animale, et de se contenter, comme les sauvages, du minimum de moyens de subsistance, qui suffisent à prolonger la vie… Instruites par ce fatal exemple, cédant en partie à la nécessité, les classes laborieuses ont perdu ce louable orgueil qui les portail à meubler proprement leurs maisons, et à multiplier autour d’elles les commodités décentes qui contribuent au bonheur. »

Je n’ai jamais rien lu de plus désolant et de plus stupide. Et que vouliez-vous qu’ils fissent ces ouvriers ? Les Irlandais sont venus : fallait-il les massacrer ? Le salaire a été réduit : fallait-il le refuser et mourir ? La nécessité commandait, vous-mêmes le dites. Puis sont arrivés les interminables séances, la maladie, la difformité, la dégénération, l’abrutissement, et tous les signes de l’esclavage industriel : toutes ces calamités sont nées du monopole et de ses tristes antécédents, la concurrence, les machines et la division du travail : et vous accusez les Irlandais !

D’autres fois les ouvriers accusent la mauvaise fortune, et s’exhortent à la patience : c’est la contre-partie des remercîments qu’ils adressent à la Providence, lorsque le travail abonde, et que les salaires sont suffisants.

Je trouve dans un article publié par M. Léon Faucher, dans le Journal des Économistes (septembre 1845), que depuis quelque temps les ouvriers anglais ont perdu l’habitude des coalitions, ce qui est assurément un progrès dont on ne peut que les féliciter ; mais que cette amélioration dans le moral des ouvriers vient surtout de leur instruction économique. « Ce n’est point des manufacturiers, s’écriait au meeting de Bolton un ouvrier fileur, que le salaire dépend. Dans les époques de dépression, les maîtres ne sont, pour ainsi dire, que le fouet dont s’arme la nécessité ; et, qu’ils le veuillent ou non, il faut qu’ils frappent. Le principe régulateur est le rapport de l’offre avec la demande ; et les maîtres n’ont pas ce pouvoir… Agissons donc prudemment ; sachons nous résigner à la mauvaise fortune et tirer parti de la bonne : en secondant les progrès de notre industrie, nous serons utiles non-seulement à nous-mêmes, mais au pays tout entier. » (Applaudissements.)

À la bonne heure : voilà des ouvriers bien dressés, des ouvriers modèles. Quels hommes que ces fileurs qui subissent sans se plaindre le fouet de la nécessité, parce que le principe régulateur du salaire est l’offre et la demande ! M. Léon Faucher ajoute avec une naïveté charmante : « Les ouvriers anglais sont des raisonneurs intrépides. Donnez-leur un principe faux, et ils le pousseront mathématiquement jusqu’à l’absurde, sans s’arrêter ni s’effrayer, comme s’ils marchaient au triomphe de la vérité. » Pour moi, j’espère que malgré tous les efforts de la propagande économiste, les ouvriers français ne seront jamais des raisonneurs de cette force. L’offre et la demande, aussi bien que le fouet de la nécessité, n’ont plus de prise sur leurs esprits. Cette misère manquait à l’Angleterre : elle ne passera pas le détroit.

Par l’effet combiné de la division, des machines, du produit net et de l’intérêt, le monopole étend ses conquêtes dans une progression croissante ; ses développements embrassent l’agriculture aussi bien que le commerce et l’industrie, et toutes les espèces de produits. Tout le monde connaît le mot de Pline sur le monopole terrien qui détermina la chute de l’Italie, latifundia perdidere Italiam. C’est ce même monopole qui appauvrit encore et rend inhabitable la Campagne romaine, et qui forme le cercle vicieux où s’agite convulsivement l’Angleterre ; c’est lui qui, établi violemment à la suite d’une guerre de race, produit tous les maux de l’Irlande, et cause tant de tribulations à O’Connel, impuissant, avec toute sa faconde, à conduire ses rappeleurs à travers ce labyrinthe. Les grands sentiments et la rhétorique sont le pire remède aux maux des sociétés : il serait plus aisé à O’Connel de transporter l’Irlande et les Irlandais de la mer du Nord dans l’Océan australien, que de faire tomber le monopole qui les étreint au souffle de ses harangues. Les communions générales et les prédications n’y feront pas plus : si le sentiment religieux soutient seul encore le moral du peuple Irlandais, il est grand temps qu’un peu de cette science profane, si dédaignée de l’Église, vienne au secours des brebis que sa houlette ne défend plus.

L’envahissement du monopole dans le commerce et l’industrie est trop connu pour que j’en rassemble les témoignages : d’ailleurs, à quoi bon tant argumenter, quand les résultats parlent si haut ? La description de la misère des classes ouvrières par E. Buret a quelque chose de fantastique, qui vous oppresse et vous épouvante. Ce sont des scènes auxquelles l’imagination refuse de croire, malgré les certificats et les procès-verbaux. Des époux tout nus, cachés au fond d’une alcôve dégarnie, avec leurs enfants nus ; des populations entières qui ne vont plus le dimanche à l’église, parce qu’elles sont nues ; des cadavres gardés huit jours sans sépulture, parce qu’il ne reste du défunt ni linceul pour l’ensevelir, ni de quoi payer la bière et le croque-mort (et l’évêque jouit de 4 à 500,000 liv. de rente) ; — des familles entassées sur des égouts, vivant de chambrée avec les porcs, et saisies toutes vives par la pourriture, ou habitant dans des trous, comme les Albinos ; des octogénaires couchés nus sur des planches nues ; et la vierge et la prostituée expirant dans la même nudité : partout le désespoir, la consomption, la faim, la faim !… Et ce peuple, qui expie les crimes de ses maîtres, ne se révolte pas ! Non, par les flammes de Némésis ! quand le peuple n’a plus de vengeances, il n’y a plus de Providence.

Les exterminations en masse du monopole n’ont pas encore trouvé de poëtes. Nos rimeurs, étrangers aux affaires de ce monde, sans entrailles pour le prolétaire, continuent de soupirer à la lune leurs mélancoliques voluptés. Quel sujet de méditations cependant, que les misères engendrées par le monopole !

C’est Walter Scott qui parle ;

« Autrefois, il y a déjà bien des années, chaque villageois avait sa vache et son porc, et son enclos autour de la maison. Là où un seul fermier laboure aujourd’hui, trente petits fermiers vivaient autrefois ; de sorte que, pour un individu plus riche à lui seul, il est vrai, que les trente fermiers de l’ancien temps, il y a maintenant vingt-neuf journaliers misérables, sans emploi pour leur intelligence et pour leurs bras, et dont plus de moitié est de trop. La seule fonction utile qu’ils remplissent est de payer, quand ils peuvent, une rente de 60 schellings par an, pour les cabanes qu’ils habitent. »

Une ballade moderne, citée par E. Buret, chante la solitude du monopole :

Le rouet est silencieux dans la vallée ;
C’en est fait des sentiments de famille.
Sur un peu de fumée le vieil aïeul
Étend ses mains pâles ; et le foyer vide
Est aussi désolé que son cœur.

Les rapports produits au parlement rivalisent avec le romancier et le poëte.

« Les habitants de Glensheil, dans les environs de la vallée de Dundee, se distinguaient autrefois de tous leurs voisins par la supériorité de leurs qualités physiques. Les hommes étaient de haute stature, robustes, actifs et courageux ; les femmes avenantes et gracieuses. Les deux sexes possédaient un goût extraordinaire pour la poésie et la musique. Maintenant, hélas ! une longue épreuve de la pauvreté, la privation prolongée de nourriture suffisante, de vêtements convenables, ont profondément détérioré cette race qui était remarquablement belle. »

Voilà bien la dégradation fatale signalée par nous dans les deux chapitres de la division du travail et des machines. Et nos littérateurs s’occupent de gentillesses rétrospectives, comme si l’actualité manquait à leur génie ! Le premier d’entre eux qui s’est aventuré dans ces routes infernales a fait scandale dans la coterie ! Lâches parasites, vils trafiquants de prose et de vers, tous dignes du salaire de Marsyas ! Oh ! si votre supplice devait durer autant que mon mépris, il vous faudrait croire à l’éternité de l’enfer.

Le monopole qui, tout à l’heure, nous avait paru si bien fondé en justice, est d’autant plus injuste que, non-seulement il rend le salaire illusoire, mais qu’il trompe l’ouvrier dans l’évaluation même de ce salaire, en prenant vis-à-vis de lui un faux titre, une fausse qualité.

M. de Sismondi, dans ses Études d’économie sociale, observe quelque part que lorsqu’un banquier remet à un négociant des billets de banque en échange de ses valeurs, bien loin qu’il fasse crédit au négociant, il le reçoit au contraire de lui. « Ce crédit, ajoute M. de Sismondi, est à la vérité si court, que le négociant se donne à peine le temps d’examiner si le banquier en est digne, d’autant plus que c’est le premier qui demande du crédit au lieu d’en accorder. »

Ainsi, d’après M. de Sismondi, dans l’émission du papier de banque, les rôles du négociant et du banquier sont intervertis : c’est le premier qui est créancier, et le second qui est crédité.

Quelque chose d’analogue se passe entre le monopoleur et le salarié.

En fait, ce sont les ouvriers qui, comme le négociant à la Banque, demandent à escompter leur travail ; en droit, c’est l’entrepreneur qui devrait leur fournir caution et sûreté. Je m’explique.

Dans toute exploitation, de quelque nature qu’elle soit, l’entrepreneur ne peut revendiquer légitimement, en sus de son travail personnel, autre chose que l’idée : quant à l’exécution, résultat du concours de nombreux travailleurs, c’est un effet de puissance collective dont les auteurs, aussi libres dans leur action que le chef, ne peuvent produire rien qui lui revienne gratuitement. Or, il s’agit de savoir si la somme des salaires individuels payés par l’entrepreneur, équivaut à l’effet collectif dont je parle : car s’il en était autrement, l’axiôme de Say, Tout produit vaut ce qu’il coûte, serait violé.

« Le capitaliste, disait-on, a payé les journées des ouvriers à prix débattu ; conséquemment il ne leur doit rien. Pour être exact, il faudrait dire qu’il a payé autant de fois une journée qu’il a occupé d’ouvriers, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense, qui résulte de l’union des travailleurs, de la convergence et de l’harmonie de leurs efforts ; cette économie de frais, obtenue par leur formation en atelier ; cette multiplication du produit, prévue il est vrai par l’entrepreneur, mais réalisée par des forces libres, il ne les a point payées. Deux cents grenadiers, manœuvrant sous la direction d’un ingénieur, ont, en quelques heures, élevé l’obélisque sur sa base : pense-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en fût venu à bout ? Cependant, au compte de l’entrepreneur, la somme de salaires est la même dans les deux cas, parce qu’il s’adjuge le bénéfice de la force collective. Or, de deux choses l’une, ou c’est usurpation de sa part, ou c’est erreur. » (Qu’est-ce que la propriété ? Ch. III.)

Pour exploiter convenablement la mule-jenny, il a fallu des mécaniciens, des constructeurs, des commis, des brigades d’ouvriers et d’ouvrières de toute espèce. Au nom de leur liberté, de leur sécurité, de leur avenir et de l’avenir de leurs enfants, ces ouvriers en s’embauchant dans la filature, avaient à faire des réserves : où sont les lettres de crédit qu’ils ont délivrées aux entrepreneurs ? Où sont les garanties qu’ils en ont reçues ? Quoi ! des millions d’hommes ont vendu leurs bras et aliéné leur liberté sans connaître la portée du contrat ; ils se sont engagés sur la foi d’un travail soutenu et d’une suffisante rétribution ; ils ont exécuté de leurs mains ce que la pensée des maîtres avait conçu ; ils sont devenus, par cette collaboration, associés dans l’entreprise : et quand le monopole, ne pouvant ou ne voulant plus faire d’échanges, suspend sa fabrication et laisse ces millions de travailleurs sans pain, on leur dit de se résigner. Par les nouveaux procédés, ils ont perdu neuf journées de leur travail sur dix ; et pour compensation, on leur montre le fouet de la nécessité levé sur eux ! Alors, s’ils refusent de travailler pour un moindre salaire, on leur prouve que c’est eux-mêmes qu’ils punissent. S’ils acceptent le prix qu’on leur offre, ils perdent ce noble orgueil, ce goût des commodités décentes qui font le bonheur et la dignité de l’ouvrier, et lui donnent droit aux sympathies du riche. S’ils se concertent pour faire augmenter leur salaire, on les jette en prison ! Tandis qu’ils devraient poursuivre devant les tribunaux leurs exploiteurs, c’est sur eux que les tribunaux vengeront les attentats à la liberté du commerce ! Victimes du monopole, ils porteront la peine due aux monopoleurs ! Ô justice des hommes, stupide courtisane, jusqu’à quand, sous tes oripeaux de déesse, boiras-tu le sang du prolétaire égorgé ?

Le monopole a tout envahi, la terre, le travail et les instruments de travail, les produits et la distribution des produits. L’économie politique elle-même n’a pu s’empêcher de le reconnaître : « Vous trouvez presque toujours sur votre route, dit M. Rossi, un monopole. Il n’est guère de produit qu’on puisse regarder comme le résultat pur et simple du travail ; ainsi la loi économique qui proportionne le prix aux frais de production ne se réalise jamais complètement… C’est une formule qui est profondément modifiée par l’intervention de l’un ou de l’autre des monopoles auxquels se trouvent soumis les instruments de production. » (Cours d’écon. pol., t. 1, p. 143.)

M. Rossi est placé trop haut pour donner à son langage toute la précision et l’exactitude que la science commande lorsqu’il est question du monopole. Ce qu’il appelle avec tant de bienveillance une modification des formules économiques, n’est qu’une longue et odieuse violation des lois fondamentales du travail et de l’échange. C’est par l’effet du monopole que dans la société, le produit net se comptant en sus du produit brut, le travailleur collectif doit racheter son propre produit pour un prix supérieur à celui que ce produit coûte, ce qui est contradictoire et impossible ; — que la balance naturelle de la production et de la consommation se trouve détruite ; que le travailleur est trompé tant sur le montant de son salaire que sur ses règlements ; que le progrès dans le bien-être se change pour lui en un progrès incessant dans la misère : c’est par le monopole enfin que toutes les notions de justice commutative sont perverties, et que l’économie sociale, de science positive qu’elle est, devient une véritable utopie.

Ce travestissement de l’économie politique sous l’influence du monopole est un fait si remarquable dans l’histoire des idées sociales, que nous ne pouvons nous dispenser d’en consigner ici quelques exemples.

Ainsi, au point de vue du monopole, la valeur n’est plus cette conception synthétique, qui sert à exprimer le rapport d’un objet particulier d’utilité avec l’ensemble de la richesse : le monopole estimant les choses, non pas relativement à la société, mais relativement à lui, la valeur perd son caractère social, et n’est plus qu’un rapport vague, arbitraire, égoïste, essentiellement mobile. Partant de ce principe, le monopoleur étend la qualification de produit à toutes les espèces de servage, et applique l’idée de capital à toutes les industries frivoles et honteuses qu’exploitent ses passions et ses vices. Les charmes d’une courtisane, dit Say, sont un fonds dont le produit suit la loi générale des valeurs, à savoir l’offre et la demande. La plupart des ouvrages d’économie politique sont pleins d’applications pareilles. Mais comme la prostitution et la domesticité dont elle émane sont réprouvées par la morale, M. Rossi nous fera observer encore que l’économie politique, après avoir modifié sa formule par suite de l’intervention du monopole, devra lui faire subir un nouveau correctif ; bien que ses conclusions soient en elles-mêmes irréprochables. Car, dit-il, l’économie politique n’a rien de commun avec la morale : c’est à nous à en accepter, modifier ou corriger les formules, selon que notre bien, celui de la société, et le soin de la morale, le réclament. Que de choses entre l’économie politique et la vérité !

De même la théorie du produit net, si éminemment sociale, progressive et conservatrice, a été, si je puis ainsi dire, individualisée à son tour par le monopole, et le principe qui devrait procurer le bien-être de la société en cause la ruine. Le monopoleur, poursuivant en tout le plus grand produit net possible, n’agit plus comme membre de la société et dans l’intérêt de la société ; il agit en vue de son intérêt exclusif, que cet intérêt soit ou non contraire à l’intérêt social. Ce changement de perspective est la cause que M. de Sismondi assigne à la dépopulation de la Campagne de Rome. D’après les recherches comparatives qu’il a faites sur le produit de l’agro romano, selon qu’il serait mis en culture ou laissé en pâturage, il a trouvé que le produit brut serait douze fois plus considérable dans le premier cas que dans le second ; mais comme la culture exige relativement un plus grand nombre de bras, il a vu aussi que dans ce même cas le produit net serait moindre. Ce calcul, qui n’avait point échappé aux propriétaires, a suffi pour les confirmer dans l’habitude de laisser leurs terres incultes, et la Campagne de Rome est inhabitée.

« Toutes les parties des États romains, ajoute M. de Sismondi, présentent le même contraste entre les souvenirs de leur prospérité au moyen âge et leur désolation actuelle. La ville de Cères, rendue célèbre par Renzo da Céri, qui défendit tour à tour Marseille contre Charles-Quint, et Genève contre le duc de Savoie, n’est plus qu’une solitude. Dans tous les fiefs des Orsini et des Colonne, personne. Dans les forêts qui entourent le joli lac de Vico, la race humaine a disparu ; et les soldats avec lesquels le redoutable préfet de Vico fit si souvent trembler Rome au quatorzième siècle, n’ont point laissé de descendants. Castro et Ronciglione sont désolés… » (Études sur l’écon. pol.)

En effet, la société recherche le plus grand produit brut, par conséquent la plus grande population possible, parce que pour elle produit brut et produit net sont identiques. Le monopole, au contraire, vise constamment au plus grand produit net, dût-il ne l’obtenir qu’au prix de l’extermination du genre humain.

Sous cette même influence du monopole, l’intérêt du capital, perverti dans sa notion, est devenu à son tour pour la société un principe de mort. Ainsi que nous l’avons expliqué, l’intérêt du capital est, d’une part, la forme sous laquelle le travailleur jouit de son produit net, tout en le faisant servir à de nouvelles créations ; d’un autre côté, cet intérêt est le lien matériel de solidarité entre les producteurs, au point de vue de l’accroissement des richesses. Sous le premier aspect, la somme des intérêts ne peut jamais excéder le montant même du capital ; sous le second point de vue, l’intérêt comporte en sus du remboursement une prime, comme récompense du service rendu. Dans aucun cas, il n’implique perpétuité.

Mais le monopole, confondant la notion du capital, qui ne se peut dire que des créations de l’industrie humaine, avec celle du fonds exploitable que la nature nous a donné, et qui appartient à tous, favorisé d’ailleurs dans son usurpation par l’état anarchique d’une société, où la possession ne peut exister qu’à la condition d’être exclusive, souveraine et perpétuelle ; — le monopole s’est imaginé, il a posé en principe que le capital, de même que la terre, les animaux et les plantes, avait en lui-même une activité propre, qui dispensait le capitaliste d’apporter autre chose à l’échange, et de prendre aucune part dans les travaux de l’atelier. De cette idée fausse du monopole est venu le nom grec de l’usure, tokos, comme qui dirait le petit ou le croît du capital ; ce qui a donné lieu à Aristote de faire ce calembour, les écus ne font point de petits. Mais la métaphore des usuriers a prévalu contre la plaisanterie du Stagyrite ; l’usure, comme la rente dont elle est l’imitation, a été déclarée de droit perpétuelle ; et ce n’est que bien tard, par un demi-retour au principe, qu’elle a reproduit l’idée d’amortissement

Tel est le sens de cette énigme qui a soulevé tant de scandales parmi les théologiens et les légistes, et sur laquelle l’église chrétienne a erré deux fois, la première en condamnant toute espèce d’intérêt, la seconde en se rangeant au sentiment des économistes, et démentant ainsi ses anciennes maximes. L’usure, ou droit d’aubaine, est tout à la fois l’expression et la condamnation du monopole ; c’est la spoliation du travail par le capital organisée et légalisée ; c’est de toutes les subversions économiques celle qui accuse le plus haut l’ancienne société, et dont la scandaleuse persistance justifierait une dépossession brusque et sans indemnité de toute la classe capitaliste.

Enfin le monopole, par une sorte d’instinct de conservation, a perverti jusqu’à l’idée d’association qui pouvait lui contrevenir, ou, pour mieux dire, il ne lui a pas permis de naître.

Qui pourrait se flatter aujourd’hui de définir ce que doit être la société entre des hommes ? La loi distingue deux espèces et quatre variétés de sociétés civiles, autant de sociétés de commerce, depuis le simple compte-à-demi jusqu’à l’anonyme. J’ai lu les commentaires les plus respectables que l’on ait écrits sur toutes ces formes d’association, et je déclare n’y avoir trouvé qu’une application des routines du monopole entre deux ou plusieurs coalisés qui joignent leurs capitaux et leurs efforts contre tout ce qui produit et qui consomme, qui invente et qui échange, qui vit et qui meurt. La condition sine quâ non de toutes ces sociétés est le capital, dont la présence seule les constitue et leur donne une base ; leur objet est le monopole, c’est-à-dire l’exclusion de tous autres travailleurs et capitalistes, par conséquent la négation de l’universalité sociale, quant aux personnes.

Ainsi, d’après la définition du Code, une société de commerce qui poserait en principe la faculté pour tout étranger d’en faire partie sur sa simple demande, et de jouir aussitôt des droits et prérogatives des associés, même gérants, ne serait plus une société ; les tribunaux en prononceraient d’office la dissolution, la non-existence. Ainsi encore, un acte de société dans lequel les contractants ne stipuleraient aucun apport, et qui, tout en réservant pour chacun le droit exprès de faire concurrence à tous, se bornerait à leur garantir réciproquement le travail et le salaire, sans parler ni de la spécialité de l’exploitation, ni des capitaux, ni des intérêts, ni des profits et pertes : un pareil acte semblerait contradictoire dans sa teneur, dépourvu d’objet autant que de raison, et serait, sur la plainte du premier associé réfractaire, annulé par le juge. Des conventions ainsi rédigées ne pourraient donner lieu à aucune action judiciaire : des gens qui se diraient associés de tout le monde seraient considérés comme ne l’étant de personne ; des écrits où l’on parlerait à la fois de garantie et de concurrence entre associés, sans aucune mention de fonds social et sans désignation d’objet, passeraient pour une œuvre de charlatanisme transcendental, dont l’auteur pourrait bien être envoyé à Bicêtre, à supposer que les magistrats consentissent à ne le regarder que comme fou.

Et pourtant il est avéré, par tout ce que l’histoire et l’économie sociale offrent de plus authentique, que l’humanité a été jetée nue et sans capital sur la terre qu’elle exploite ; conséquemment, que c’est elle qui a créé et qui crée tous les jours toute richesse ; que le monopole en elle n’est qu’une vue relative servant à désigner le grade du travailleur avec certaines conditions de jouissance, et que tout le progrès consiste, en multipliant indéfiniment les produits, à en déterminer la proportionnalité, c’est-à-dire à organiser le travail et le bien-être par la division, les machines, l’atelier, l’éducation et la concurrence. L’étude la plus approfondie des phénomènes n’aperçoit rien au delà. — D’autre part, il est évident que toutes les tendances de l’humanité, et dans sa politique, et dans ses lois civiles, sont à l’universalisation, c’est-à-dire à une transformation complète de l’idée de société, telle que nos codes la déterminent.

D’où je conclus qu’un acte de société qui réglerait, non plus l’apport des associés, puisque chaque associé, d’après la théorie économique, est censé ne posséder absolument rien à son entrée dans la société, mais les conditions du travail et de l’échange, et qui donnerait accès à tous ceux qui se présenteraient ; je conclus, dis-je, qu’un tel acte de société n’aurait rien que de rationnel et de scientifique, puisqu’il serait l’expression même du progrès, la formule organique du travail, puisqu’il révélerait pour ainsi dire l’humanité à elle-même, en lui donnant le rudiment de sa constitution.

Or, qui jamais, parmi les jurisconsultes et les économistes, s’est approché seulement à la distance de mille lieues de cette idée magnifique, et pourtant si simple ? « Je ne pense pas, dit M. Troplong, que l’esprit d’association soit appelé à de plus grandes destinées que celles qu’il a accomplies dans le passé et jusqu’à ce jour… ; et j’avoue que je n’ai rien tenté pour réaliser de telles espérances que je crois exagérées… Il existe de justes limites que l’association ne doit pas franchir. Non ! l’association n’est pas appelée en France à tout gouverner. L’élan spontané de l’esprit individuel est aussi une force vive de notre nation et une cause de son originalité…

« L’idée d’association n’est pas nouvelle… Déjà nous voyons chez les Romains la société de commerce apparaître avec tout son attirail de monopoles, d’accaparements, de collusions, de coalitions, de piraterie et de vénalité… La commande remplit le droit civil, commercial et maritime du moyen âge : elle est à cette époque l’instrument le plus actif du travail organisé en société… Dès le milieu du quatorzième siècle, on voit se former les sociétés par actions ; et jusqu’à la déconfiture de Law, on les voit prendre un accroissement continuel… Comment ! nous nous émerveillons de ce que l’on met en actions des mines, des fabriques, des brevets, des journaux ! Mais il y a deux siècles qu’on mettait en actions des îles, des royaumes, presque tout un hémisphère. Nous crions au miracle, parce que des centaines de commanditaires viendront se grouper autour d’une entreprise ; mais déjà, au quatorzième siècle, la ville de Florence tout entière était commanditaire de quelques négociants qui poussèrent aussi loin que possible le génie des entreprises. — Puis, si nos spéculations sont mauvaises, si nous avons été téméraires, imprévoyants ou crédules, nous tourmentons le législateur de nos réclamations tracassières ; nous lui demandons des prohibitions, des nullités. Dans notre manie de tout réglementer, même ce qui est déjà codifié ; de tout enchaîner par des textes revus, corrigés et augmentés ; de tout administrer, même les chances et les revers du commerce, nous nous écrions, au milieu de tant de lois existantes : il y a quelque chose à faire !… »

M. Troplong croit à la Providence, mais à coup sûr il n’est pas son homme. Ce n’est pas lui qui trouvera la formule d’association que réclament aujourd’hui les esprits, dégoûtés qu’ils sont de tous les protocoles de coalition et de rapine dont M. Troplong déroule le tableau dans son commentaire. M. Troplong se fâche, et avec raison, contre ceux qui veulent tout enchaîner dans des textes de lois ; et lui-même prétend enchaîner l’avenir dans une cinquantaine d’articles, où la raison la plus sagace ne découvrirait pas une étincelle de science économique, pas une ombre de philosophie. Dans notre manie, s’écrie-t-il, de tout réglementer, même ce qui est déjà codifié !… Je ne connais rien de plus délicieux que ce trait, qui peint à la fois le jurisconsulte et l’économiste. Après le code Napoléon, tirez l’échelle !…

« Heureusement, poursuit M. Troplong, que tous les projets de changements mis au jour en 1837 et 1838 avec tant de fracas, sont aujourd’hui oubliés. Le conflit des propositions et l’anarchie des opinions réformistes, ont amené des résultats négatifs. En même temps que la réaction s’opérait contre les agioteurs, le bon sens public faisait justice de tant de plans officiels d’organisation beaucoup moins sages que la loi existante, beaucoup moins en harmonie avec les usages du commerce, beaucoup moins libéraux après 1830, que les conceptions du conseil d’état impérial ! Maintenant tout est rentré dans l’ordre, et le Code de commerce a conservé son intégrité, son excellente intégrité. Lorsque le commerce en a besoin, il y trouve à côté de la société collective, de la société en participation, de la société anonyme, la commandite libre, tempérée seulement par la prudence des commanditaires et par les articles du Code pénal sur l’escroquerie. » (Troplong, des sociétés civiles et de commerce, préface.)

Quelle philosophie, que celle qui se réjouit de voir avorter les essais de réforme, et qui compte ses triomphes par les résultats négatifs de l’esprit de recherche ! Nous ne pouvons en ce moment entrer plus à fond dans la critique des sociétés civiles et de commerce, qui ont fourni à M. Troplong la matière de deux volumes. Nous réserverons ce sujet pour le temps où, la théorie des contradictions économiques étant achevée, nous aurons trouvé dans leur équation générale le programme de l’association, que nous publierons alors en regard de la pratique et des conceptions de nos anciens.

Un mot seulement sur la commandite.

On croirait au premier coup d’œil que la commandite, par sa puissance expansive et par la facilité de mutation qu’elle présente, puisse se généraliser de manière à embrasser une nation entière, dans tous ses rapports commerciaux et industriels. Mais l’examen le plus superficiel de la constitution de cette société démontre bien vite que l’espèce d’élargissement dont elle est susceptible, quant au nombre des actionnaires, n’a rien de commun avec l’extension du lien social.

D’abord la commandite, comme toutes les autres sociétés de commerce, est nécessairement limitée à une exploitation unique : sous ce rapport elle est exclusive de toutes les industries étrangères à la sienne propre. S’il en était autrement, la commandite aurait changé de nature : ce serait une forme nouvelle de société dont les statuts porteraient non plus spécialement sur les bénéfices, mais sur la distribution du travail et les conditions d’échange ; ce serait précisément l’association telle que la nie M. Troplong, et que la jurisprudence du monopole l’exclut.

Quant au personnel qui compose la commandite, il se divise naturellement en deux catégories, les gérants et les actionnaires. Les gérants, en très-petit nombre, sont choisis parmi les promoteurs, organisateurs et patrons de l’entreprise : à dire vrai, ce sont les seuls associés. Les actionnaires, comparés à ce petit gouvernement qui administre avec plein pouvoir la société, sont tout ce peuple de contribuables qui, étrangers les uns aux autres, sans influence et sans responsabilité, ne tiennent à l’affaire que par leurs mises. Ce sont des prêteurs à prime, ce ne sont pas des associés.

On conçoit d’après cela que toutes les industries du royaume pourraient être exploitées par des commandites, et chaque citoyen, grâce à la facilité de multiplier ses actions, s’intéresser dans la totalité ou dans la plupart de ces commandites, sans que pour cela sa condition fût améliorée : il se pourrait même qu’elle fût de plus en plus compromise. Car, encore une fois, l’actionnaire est la bête de somme, la matière exploitable de la commandite : ce n’est pas pour lui que cette société est formée. Pour que l’association soit réelle, il faut que celui qui s’y engage y tienne par la qualité non de parieur, mais d’entrepreneur ; qu’il ait voix délibérative au conseil ; que son nom soit exprimé ou sous-entendu dans la raison sociale ; que tout enfin soit réglé à son égard sur le pied d’égalité. Mais ces conditions sont précisément celles de l’organisation du travail, laquelle n’est point entrée dans les prévisions du Code ; elles forment l’objet ultérieur de l’économie politique, par conséquent elles ne sont point à supposer, mais à créer, et comme telles radicalement incompatibles avec le monopole.

Le socialisme, malgré le faste de son nom, n’a pas été jusqu’ici plus heureux que le monopole dans la définition de la société : on peut même dire que dans tous ses plans d’organisation, il s’est constamment montré sous ce rapport le plagiaire de l’économie politique. M. Blanc, que j’ai déjà cité à propos de la concurrence, et que nous avons vu tour à tour partisan du principe hiérarchique, défenseur officieux de l’inégalité, prêchant le communisme, niant d’un trait de plume la loi de contradiction parce qu’il ne la conçoit pas, affectant par-dessus tout le pouvoir comme raison dernière de son système, M. Blanc nous offre de nouveau le curieux exemple d’un socialiste copiant, sans qu’il s’en doute, l’économie politique, et tournant continuellement dans le cercle vicieux des routines propriétaires. Au fond, M. Blanc nie la prépondérance du capital ; il nie même que le capital soit égal au travail dans la production, en quoi il est d’accord avec les saines théories économiques. Mais il ne peut ou ne sait se passer du capital, il prend pour point de départ le capital, il fait appel à la commandite de l’état, c’est-à-dire qu’il se met à genoux devant les capitalistes, et qu’il reconnaît la souveraineté du monopole. De là les contorsions singulières de sa dialectique. Je prie le lecteur de me pardonner ces éternelles personnalités : mais puisque le socialisme, aussi bien que l’économie politique, s’est personnifié en un certain nombre d’écrivains, je ne puis faire autrement que de citer les auteurs.

« Le capital, disait la Phalange, en tant que faculté concourant à la production, a-t-il ou n’a-t-il pas la légitimité des autres facultés productives ? S’il est illégitime, il prétend illégitimement à une part dans la production, il faut l’exclure, il n’a pas d’intérêt à recevoir ; si, au contraire, il est légitime, il ne saurait être légitimement exclu de la participation aux bénéfices, à l’accroissement desquels il a concouru. »

La question ne pouvait être posée plus clairement. M. Blanc trouve au contraire qu’elle est posée d’une manière très-confuse, ce qui veut dire qu’elle l’embarrasse fort, et il se tourmente beaucoup pour en trouver le sens.

D’abord, il suppose qu’on lui demande « s’il est équitable d’accorder au capitaliste, dans les bénéfices de la production, une part égale à celle du travailleur ? » À quoi M. Blanc répond sans hésiter que cela serait injuste. Suit un mouvement d’éloquence pour établir cette injustice.

Or, le phalanstérien ne demande pas si la part du capitaliste doit être ou non égale à celle du travailleur ; il veut savoir seulement s’il aura une part ? Et c’est à quoi M. Blanc ne répond pas.

Veut-on dire, continue M. Blanc, que le capital est indispensable, comme le travail lui-même, à la production ? — Ici M. Blanc distingue : il accorde que le capital est indispensable comme le travail, mais non pas autant que le travail.

Encore une fois, le phalanstérien ne dispute pas sur la quantité, mais sur le droit.

Entend-on, c’est toujours M. Blanc qui interroge, que tous les capitalistes ne sont pas des oisifs ? M. Blanc, généreux pour les capitalistes qui travaillent, demande pourquoi l’on ferait si grande la part de ceux qui ne travaillent pas ? Tirade d’éloquence sur les services impersonnels du capitaliste, et les services personnels du travailleur, terminée par un rappel à la Providence.

Pour la troisième fois, on vous demande si la participation du capital aux bénéfices est légitime, comme vous admettez qu’elle est indispensable dans la production.

Enfin M. Blanc, qui avait pourtant compris, se décide à répondre que s’il accorde un intérêt au capital, c’est par mesure de transition et pour adoucir aux capitalistes la pente qu’ils ont à descendre. Du reste, son projet rendant inévitable l’absorption des capitaux privés dans l’association, il y aurait folie et abandon des principes à faire plus. M. Blanc, s’il avait étudié sa matière, n’avait à répondre que ce seul mot : Je nie le capital.

Ainsi, M. Blanc, et j’entends sous son nom tout le socialisme, après avoir, par une première contradiction au titre de son livre, de l’organisation du travail, déclaré que le capital était indispensable dans la production, et par conséquent qu’il devait être organisé et participer aux bénéfices comme le travail, rejette, par une seconde contradiction, le capital de l’organisation et refuse de le reconnaître ; — par une troisième contradiction, lui qui se moque des décorations et des titres de noblesse, il distribue les couronnes civiques, les récompenses et les distinctions aux littérateurs, inventeurs et artistes qui auront bien mérité de la patrie ; il leur alloue des traitements selon leurs grades et dignités : toutes choses qui sont la restauration du capital aussi réellement, mais non toutefois avec la même précision mathématique, que l’intérêt et le produit net ; — par une quatrième contradiction, M. Blanc constitue cette aristocratie nouvelle sur le principe d’égalité, c’est-à-dire qu’il prétend faire voter des maîtrises à des associés égaux et libres, des privilèges d’oisiveté à des travailleurs, la spoliation enfin aux spoliés ; — par une cinquième contradiction, il fait reposer cette aristocratie égalitaire sur la base d’un pouvoir doué d’une grande force, c’est-à-dire sur le despotisme, autre forme du monopole ; — par une sixième contradiction, après avoir, par ses encouragements aux arts et au travail, essayé de proportionner la rétribution au service, comme le monopole, le salaire à la capacité, comme le monopole, il se met à faire l’éloge de la vie en commun, du travail et de la consommation en commun, ce qui ne l’empêche pas de vouloir soustraire aux effets de l’indifférence commune, au moyen des encouragements nationaux prélevés sur le produit commun, les écrivains sérieux et graves, dont le commun des lecteurs ne se soucie pas ; — par une septième contradiction… Mais arrêtons-nous à sept, car nous n’aurions pas fini à septante-sept.

On dit que M. Blanc, qui prépare en ce moment une histoire de la révolution française, s’est mis à étudier sérieusement l’économie politique. Le premier fruit de cette étude sera, je n’en doute pas, de lui faire rétracter son pamphlet sur l’Organisation du travail, et par suite, de réformer toutes ses idées sur l’autorité et le gouvernement. À ce prix l’Histoire de la révolution française, par M. Blanc, sera un travail vraiment utile et original.

Toutes les sectes socialistes, sans exception, sont possédées du même préjugé ; toutes, à leur insu, inspirées par la contradiction économique, viennent confesser leur impuissance devant la nécessité du capital ; toutes attendent, pour réaliser leurs idées, qu’elles aient en main le pouvoir et l’argent. Les utopies du socialisme en ce qui concerne l’association, font plus que jamais ressortir la vérité de ce que nous avons dit en commençant : il n’y a rien dans le socialisme qui ne se trouve dans l’économie politique ; et ce plagiat perpétuel est la condamnation irrévocable de tous deux. Nulle part on ne voit poindre cette idée mère, qui ressort avec tant d’éclat de la génération des catégories économiques : c’est que la formule supérieure de l’association n’a point du tout à s’occuper du capital, objet des comptes des particuliers ; mais qu’elle doit porter uniquement sur l’équilibre de la production, les conditions de l’échange, la réduction progressive des prix de revient, seule et unique source du progrès de la richesse. Au lieu de déterminer les rapports d’industrie à industrie, de travailleur à travailleur, de province à province, et de peuple à peuple, les socialistes ne songent qu’à se pourvoir de capitaux, concevant toujours le problème de la solidarité des travailleurs, comme s’il s’agissait de fonder une nouvelle maison de monopole. Le monde, l’humanité, les capitaux, l’industrie, la pratique des affaires, existent : il ne s’agit plus que d’en chercher la philosophie, en d’autres termes de les organiser : et les socialistes cherchent des capitaux ! Toujours en dehors de la réalité, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que la réalité leur manque ?

Ainsi M. Blanc demande la commandite de l’état, et la création d’ateliers nationaux ; ainsi Fourier demandait six millions, et son école s’occupe encore aujourd’hui de grouper cette somme ; ainsi les communistes espèrent en une révolution qui leur donne l’autorité et le trésor, et s’épuisent en attendant à d’inutiles souscriptions. Le capital et le pouvoir, organes secondaires dans la société, sont toujours les dieux que le socialisme adore : si le capital et le pouvoir n’existaient pas, il les inventerait. Par ses préoccupations de pouvoir et de capital, le socialisme a complétement méconnu le sens de ses propres protestations : bien plus, il ne s’est pas aperçu qu’en s’engageant comme il faisait dans la routine économique, il s’ôtait jusqu’au droit de protester. Il accuse la société d’antagonisme, et c’est par le même antagonisme qu’il poursuit la réforme. Il demande des capitaux pour les pauvres travailleurs, comme si la misère des travailleurs ne venait pas de la concurrence des capitaux entre eux, aussi bien que de l’opposition factice du travail et du capital ; comme si la question n’était pas aujourd’hui précisément telle qu’elle eût été avant la création des capitaux, c’est-à-dire encore et toujours une question d’équilibre ; comme si enfin, redisons-le sans cesse, redisons-le jusqu’à satiété, il s’agissait d’autre chose désormais que d’une synthèse de tous les principes émis par la civilisation, et que si cette synthèse, si l’idée qui mène le monde était connue, l’on eût besoin de l’intervention du capital et de l’état pour la mettre en évidence.

Le socialisme, en désertant la critique pour se livrer à la déclamation et à l’utopie, en se mêlant aux intrigues politiques et religieuses, a trahi sa mission et méconnu le caractère du siècle. La révolution de 1830 nous avait démoralisés, le socialisme nous effémine. Comme l’économie politique dont il ne fait que ressasser les contradictions, le socialisme est impuissant à satisfaire au mouvement des intelligences : ce n’est plus, chez ceux qu’il subjugue, qu’un nouveau préjugé à détruire, et chez ceux qui le propagent un charlatanisme à démasquer, d’autant plus dangereux qu’il est presque toujours de bonne foi.