Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 05


CHAPITRE V.


TROISIÈME ÉPOQUE. — LA CONCURRENCE.


Entre l’hydre aux cent gueules de la division du travail et le dragon indompté des machines, que deviendra l’humanité ? Un prophète l’a dit il y a plus de deux mille ans : Satan regarde sa victime, et la guerre est allumée, Aspexit gentes, et dissolvit. Pour nous préserver de deux fléaux, la famine et la peste, la Providence nous envoie la discorde.

La concurrence représente cette ère de la philosophie où une demi-intelligence des antinomies de la raison ayant engendré l’art du sophiste, les caractères du faux et du vrai se confondirent, et où l’on n’eut plus, au lieu de doctrines, que les joutes décevantes de l’esprit. Ainsi le mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvement métaphysique ; l’histoire de l’économie sociale est tout entière dans les écrits des philosophes. Étudions cette phase intéressante, dont le caractère le plus frappant est d’ôter le jugement à ceux qui croient comme à ceux qui protestent.


§ I. — Nécessité de la concurrence.


M. Louis Reybaud, romancier de profession, économiste par occasion, breveté par l’Académie des sciences morales et politiques pour ses caricatures anti-réformistes, et devenu, avec le temps, l’un des écrivains les plus antipathiques aux idées sociales ; M. Louis Reybaud n’en est pas moins, quoi qu’il fasse, profondément imbu de ces mêmes idées : l’opposition qu’il fait éclater n’est ni dans son cœur, ni dans son esprit ; elle est dans les faits.

Dans la première édition de ses Études sur les réformateurs contemporains, M. Reybaud, ému du spectacle des douleurs sociales autant que du courage de ces fondateurs d’écoles, qui crurent, avec une explosion de sentimentalité, pouvoir réformer le monde, avait formellement exprimé l’opinion que ce qui surnageait de tous leurs systèmes était l’association. M. Dunoyer, l’un des juges de M. Reybaud, lui rendait ce témoignage, d’autant plus flatteur pour M. Reybaud que la forme en était légèrement ironique :

« M. Reybaud, qui a exposé avec tant de justesse et de talent, dans un livre que l’Académie Française a couronné, les vices des trois principaux systèmes réformistes, tient bon pour le principe qui leur est commun et qui leur sert de base, l’association. — L’association est à ses yeux, il le déclare, le plus grand problème des temps modernes. Elle est appelée, dit-il, à résoudre celui de la distribution des fruits du travail. Si, pour la solution de ce problème, l’autorité ne peut rien, l’association pourrait tout. M. Reybaud parle ici comme un écrivain du phalanstère… »

M. Reybaud s’était un peu avancé, comme on peut voir. Doué de trop de bon sens et de bonne foi pour ne pas apercevoir le précipice, bientôt il sentit qu’il se fourvoyait, et commença de rétrograder. Je ne lui fais point un crime de cette volte-face : M. Reybaud est un de ces hommes que l’on ne peut sans injustice rendre responsables de leurs métaphores. Il avait parlé avant de réfléchir, il se rétracta : quoi de plus naturel ! Si les socialistes devaient s’en prendre à quelqu’un, ce serait à M. Dunoyer, qui avait provoqué l’abjuration de M. Reybaud par ce singulier compliment.

M. Dunoyer ne tarda pas à s’apercevoir que ses paroles n’étaient point tombées dans des oreilles closes. Il raconte, à la gloire des bons principes, que « dans une seconde édition des Études sur les réformateurs, M. Reybaud a de lui-même tempéré ce que ses expressions pouvaient offrir d’absolu. Il a dit, au lieu de pourrait tout, pourrait beaucoup. »

C’était une modification importante, comme le faisait très-bien remarquer M. Dunoyer, mais qui permettait encore à M. Reybaud d’écrire dans le même temps : « Ces symptômes sont graves ; on peut les considérer comme les pronostics d’une organisation confuse, dans laquelle le travail chercherait un équilibre et une régularité qui lui manquent… Au fond de tous ces efforts se cache un principe, l’association, qu’on aurait tort de condamner sur des manifestations irrégulières. »

Enfin, M. Reybaud s’est déclaré hautement partisan de la concurrence, ce qui veut dire qu’il a décidément abandonné le principe d’association. Car si, par association, l’on ne doit entendre que les formes de société déterminées par le code de commerce, et dont MM. Troplong et Delangle nous ont donné compendieusement la philosophie, ce n’est plus la peine de distinguer les socialistes des économistes, un parti qui cherche l’association, et un parti qui prétend que l’association existe.

Qu’on ne s’imagine pas, parce qu’il est arrivé à M. Reybaud de dire étourdiment oui et non sur une question dont il ne paraît point encore s’être fait une idée claire, que je le range parmi ces spéculateurs de socialisme, qui, après avoir lancé dans le monde une mystification, commencent aussitôt à faire leur retraite, sous prétexte que l’idée étant du domaine public, ils n’ont plus qu’à lui laisser faire son chemin. M. Reybaud, selon moi, appartient plutôt à la catégorie des dupes, qui compte dans son sein tant d’honnêtes gens, et des gens de tant d’esprit. M. Reybaud restera donc à mes yeux le vir probus dicendi peritus, l’écrivain consciencieux et habile, qui peut bien se laisser surprendre, mais qui n’exprime jamais que ce qu’il voit et ce qu’il éprouve. D’ailleurs, M. Reybaud, une fois placé sur le terrain des idées économiques, pouvait d’autant moins s’accorder avec lui-même, qu’il avait plus de netteté dans l’intelligence et de justesse dans le raisonnement. Je vais faire, sous les yeux du lecteur, cette curieuse expérience.

Si je pouvais être entendu de M. Reybaud, je lui dirais : Prenez parti pour la concurrence, vous aurez tort ; prenez parti contre la concurrence, vous aurez encore tort : ce qui signifie que vous aurez toujours raison. Après cela, si, convaincu que vous n’avez failli ni dans la première édition de votre livre ni dans la quatrième, vous réussissez à formuler votre sentiment d’une manière intelligible, je vous tiendrai pour un économiste d’autant de génie que Turgot et A. Smith ; mais je vous préviens qu’alors vous ressemblerez à ce dernier, que vous connaissez peu sans doute, vous serez un égalitaire ! Tenez-vous la gageure ?

Pour mieux préparer M. Reybaud à cette espèce de réconciliation avec lui-même, montrons-lui d’abord que cette versatilité de jugement, que tout autre à ma place lui reprocherait avec une aigreur injurieuse, est une trahison, non pas de l’écrivain, mais des faits dont il s’est rendu l’interprète.

En mars 1844, M. Reybaud publia sur les graines oléagineuses, sujet qui intéressait la ville de Marseille, sa patrie, un article où il se prononçait chaudement pour la libre concurrence et l’huile de sésame. D’après les renseignements recueillis par l’auteur et qui paraissent authentiques, le sésame rendrait de 45 à 46 pour 100 d’huile, tandis que l’œillette et le colza ne donnent que 25 à 30 pour 100, et l’olive seulement 20 à 22. La sésame, pour cette raison, déplaît aux fabricants du Nord, qui en ont demandé et obtenu la prohibition. Cependant les Anglais sont à l’affût, prêts à s’emparer de cette branche précieuse de commerce. Qu’on prohibe la graine, dit M. Reybaud, l’huile nous reviendra mélangée, en savon, ou de toute autre manière : nous aurons perdu le bénéfice de fabrication. D’ailleurs, l’intérêt de notre marine exige que ce commerce soit protégé ; il ne s’agit pas de moins que de 40,000 tonneaux de graines, ce qui suppose un appareil de navigation de 300 bâtiments et 3,000 marins.

Ces faits sont concluants : 45 pour 100 d’huile au lieu de 25 ; qualité supérieure à toutes celles de France ; réduction de prix pour une denrée de première nécessité ; économie pour les consommateurs, 300 navires, 3,000 marins : voilà ce que nous vaudrait la liberté du commerce. Donc, vivent la concurrence et le sésame !

Puis, afin de mieux assurer ces brillants résultats, M. Reybaud, entraîné par son patriotisme, et poursuivant droit son idée, observe, et très-judicieusement selon nous, que le gouvernement devra s’abstenir dorénavant de tout traité de réciprocité pour les transports : il demande que la marine française exécute tant les importations que les exportations du commerce français. « Ce que l’on nomme réciprocité, dit-il, est une pure fiction dont l’avantage reste à celle des parties dont la navigation coûte moins cher. Or, comme en France les éléments de la navigation, tels que l’achat du navire, les salaires des équipages, les frais d’armement et d’avitaillement, s’élèvent à un taux excessif et supérieur à celui des autres nations maritimes, il s’ensuit que tout traité de réciprocité équivaut pour nous à un traité d’abdication, et qu’au lieu de consentir à un acte de convenance mutuelle, nous nous résignons sciemment ou involontairement à un sacrifice. » — Ici, M. Reybaud fait ressortir les conséquences désastreuses de la réciprocité : « La France consomme 500,000 balles de coton, et ce sont les Américains qui les amènent sur nos quais ; elle emploie d’énormes quantités de houille, et ce sont les Anglais qui en opèrent le transport ; les Suédois et les Norwégiens nous livrent eux-mêmes leurs fers et leurs bois ; les Hollandais, leurs fromages ; les Russes, leurs chanvres et leurs blés ; les Génois, leurs riz ; les Espagnols, leurs huiles ; les Siciliens, leurs soufres ; les Grecs et les Arméniens, toutes les denrées de la Méditerranée et de la Mer Noire. »

Évidemment, un tel état de choses est intolérable, car il aboutit à rendre notre marine marchande inutile. Hâtons-nous donc de rentrer dans l’atelier maritime, d’où le bas prix de la navigation étrangère tend à nous exclure. Fermons nos ports aux bâtiments étrangers, ou tout au moins, frappons-les d’une forte taxe. Donc, à bas la concurrence et les marines rivales !

M. Reybaud commence-t-il à comprendre que ses oscillations économico-socialistes sont beaucoup plus innocentes qu’il n’aurait cru ? Quelle reconnaissance il me devra, pour avoir tranquillisé sa conscience, peut-être alarmée !

La réciprocité dont se plaint si amèrement M. Reybaud n’est qu’une forme de la liberté commerciale. Rendez la liberté des transactions pleine et entière, et notre pavillon est chassé de la surface des mers, comme nos huiles le seraient du continent. Donc, nous payerons plus cher notre huile si nous persistons à la fabriquer nous-mêmes, plus cher nos denrées coloniales, si nous voulons en faire la voiture. Pour arriver au meilleur marché, il faudrait, après avoir renoncé à nos huiles, renoncer à notre marine : autant vaudrait renoncer tout de suite à nos draps, à nos toiles, à nos indiennes, à nos fers ; puis, comme une industrie isolée coûte nécessairement encore trop cher, renoncer à nos vins, à nos blés, à nos fourrages ! Quelque parti que vous choisissiez, le privilège ou la liberté, vous arrivez à l’impossible, à l’absurde.

Sans doute il existe un principe d’accommodement ; mais à moins d’être du plus parfait despotisme, ce principe doit dériver d’une loi supérieure à la liberté elle-même : or, c’est cette loi que nul encore n’a définie, et que je demande aux économistes, si véritablement ils ont la science. Car je ne puis réputer savant tel qui, de la meilleure foi et avec tout l’esprit du monde, prêche tour à tour, à quinze lignes de distance, la liberté et le monopole.

N’est-il pas évident, d’une évidence immédiate et intuitive, que la concurrence détruit la concurrence ? Est-il dans la géométrie un théorème plus certain, plus péremptoire que celui-là ? Comment donc, à quelles conditions, en quel sens, un principe qui est la négation de lui-même, peut-il entrer dans la science ? comment peut-il devenir une loi organique de la société ? Si la concurrence est nécessaire, si, comme dit l’école, elle est un postulé de la production, comment devient-elle si dévastatrice ? Et si son effet le plus certain est de perdre ceux qu’elle entraîne, comment devient-elle utile ? Car les inconvénients qui marchent à sa suite, de même que le bien qu’elle procure, ne sont pas des accidents provenant du fait de l’homme : ils découlent logiquement, les uns et les autres, du principe, et subsistent au même titre et face à face…

Et d’abord, la concurrence est aussi essentielle au travail que la division, puisqu’elle est la division elle-même revenue sous une autre forme, ou plutôt élevée à sa deuxième puissance ; la division, dis-je, non plus comme à la première époque des évolutions économiques, adéquate à la force collective, par conséquent absorbant la personnalité du travailleur dans l’atelier, mais donnant naissance à la liberté, en faisant de chaque subdivision du travail comme une souveraineté où l’homme se pose dans sa force et son indépendance. La concurrence, en un mot, c’est la liberté dans la division et dans toutes les parties divisées : commençant aux fonctions les plus compréhensives, elle tend à se réaliser jusque dans les opérations inférieures du travail parcellaire.

Ici les communistes élèvent une objection. Il faut, disent-ils, distinguer en toute chose l’usage et l’abus. Il y a une concurrence utile, louable, morale, une concurrence qui agrandit le cœur et la pensée, une noble et généreuse concurrence, c’est l’émulation ; et pourquoi cette émulation n’aurait-elle pas pour objet l’avantage de tous ?… Il y a une autre concurrence, funeste, immorale, insociable ; une concurrence jalouse, qui hait et qui tue, c’est l’égoïsme.

Ainsi dit la communauté ; ainsi s’exprimait, il y a près d’un an, dans sa profession de foi sociale, le journal la Réforme.

Quelque répugnance que j’éprouve à faire de l’opposition à des hommes dont les idées sont au fond les miennes, je ne puis accepter une pareille dialectique. La Réforme, en croyant tout concilier par une distinction plus grammaticale que réelle, a fait, sans s’en douter, du juste-milieu, c’est-à-dire de la pire espèce de diplomatie. Son argumentation est exactement la même que celle de M. Rossi relativement à la division du travail : elle consiste à opposer entre elles la concurrence et la morale, afin de les limiter l’une par l’autre, comme M. Rossi prétendait arrêter et restreindre par la morale les inductions économiques, tranchant par-ci, taillant par-là, selon le besoin et l’occurrence. J’ai réfuté M. Rossi en lui adressant cette simple question : comment se peut-il que la science soit en désaccord avec elle-même, la science de la richesse avec la science du devoir ? De même je demande aux communistes : comment un principe dont le développement est visiblement utile, peut-il être en même temps funeste ?

On dit : l’émulation n’est pas la concurrence. J’observe d’abord que cette prétendue distinction ne porte que sur les effets divergents du principe, ce qui a fait croire qu’il existait deux principes que l’on confondait. L’émulation n’est pas autre chose que la concurrence même ; et puisqu’on s’est jeté dans les abstractions, je m’y engagerai volontiers. Il n’y a pas d’émulation sans but, de même qu’il n’y a pas d’essor passionnel sans objet ; et comme l’objet de toute passion est nécessairement analogue à la passion elle-même, une femme pour l’amant, du pouvoir pour l’ambitieux, de l’or pour l’avare, une couronne pour le poëte, ainsi l’objet de l’émulation industrielle est nécessairement le profit.

Non, reprend le communiste, l’objet de l’émulation du travailleur doit être l’utilité générale, la fraternité, l’amour.

Mais la société elle-même, puisqu’au lieu de s’arrêter à l’homme privé, dont il s’agit en ce moment, on ne veut s’occuper que de l’homme collectif, la société, dis-je, ne travaille qu’en vue de la richesse ; le bien-être, le bonheur, est son objet unique. Comment donc ce qui est vrai de la société ne le serait-il pas de l’individu, puisqu’après tout la société c’est l’homme, puisque l’humanité tout entière vit dans chaque homme ? Comment substituer à l’objet immédiat de l’émulation, qui, dans l’industrie, est le bien-être personnel, ce motif éloigné et presque métaphysique qu’on appelle le bien-être général, alors surtout que celui-ci n’est rien sans l’autre, ne peut résulter que de l’autre ?

Les communistes, en général, se font une illusion étrange : fanatiques du pouvoir, c’est de la force centrale, et dans le cas particulier dont il s’agit, de la richesse collective, qu’ils prétendent faire résulter, par une espèce de retour, le bien-être du travailleur qui a créé cette richesse : comme si l’individu existait postérieurement à la société, et non pas la société postérieurement à lui. Du reste, ce cas n’est pas le seul où nous verrons les socialistes dominés à leur insu par les traditions du régime contre lequel ils protestent.

Mais qu’est-il besoin d’insister ? Dès lors que le communiste change les noms des choses, vera rerum vocabula, il avoue implicitement son impuissance, et se met hors de cause. C’est pourquoi je lui dirai pour toute réponse : En niant la concurrence, vous abandonnez la thèse ; désormais vous ne comptez plus dans la discussion. Une autre fois nous chercherons jusqu’à quel point l’homme doit se sacrifier à l’intérêt de tous : pour le moment il s’agit de résoudre le problème de la concurrence, c’est-à-dire de concilier la plus haute satisfaction de l’égoïsme avec les nécessités sociales ; faites-nous grâce de vos moralités.

La concurrence est nécessaire à la constitution de la valeur, c’est-à-dire au principe même de la répartition, et par conséquent à l’avénement de l’égalité. Tant qu’un produit n’est donné que par un seul et unique fabricant, la valeur réelle de ce produit reste un mystère, soit dissimulation de la part du producteur, soit incurie ou incapacité à faire descendre le prix de revient à son extrême limite. Ainsi, le privilège de la production est une perte réelle pour la société ; et la publicité de l’industrie comme la concurrence des travailleurs un besoin. Toutes les utopies imaginées et imaginables ne peuvent se soustraire à cette loi.

Certes, je n’ai garde de nier que le travail et le salaire ne puissent et ne doivent être garantis ; j’ai même l’espoir que l’époque de cette garantie n’est pas éloignée : mais je soutiens que la garantie du salaire est impossible sans la connaissance exacte de la valeur, et que cette valeur ne peut être découverte que par la concurrence, nullement par des institutions communistes ou par un décret du peuple. Car il y a quelque chose de plus puissant ici que la volonté du législateur et des citoyens : c’est l’impossibilité absolue pour l’homme de remplir son devoir dès qu’il se trouve déchargé de toute responsabilité envers lui-même : or, la responsabilité envers soi, en matière de travail, implique nécessairement, vis-à-vis des autres, concurrence. Ordonnez qu’à partir du 1er janvier 1847, le travail et le salaire sont garantis à tout le monde : aussitôt un immense relâche va succéder à la tension ardente de l’industrie ; la valeur réelle tombera rapidement au-dessous de la valeur nominale ; la monnaie métallique, malgré son effigie et son timbre, éprouvera le sort des assignats ; le commerçant demandera plus pour livrer moins ; et nous nous retrouverons un cercle plus bas dans l’enfer de misère dont la concurrence n’est encore que le troisième tour.

Quand j’admettrais, avec quelques socialistes, que l’attrait du travail puisse un jour servir d’aliment à l’émulation, sans arrière-pensée de profit, de quelle utilité pourrait être, dans la phase que nous étudions, cette utopie ? Nous ne sommes encore qu’à la troisième époque de l’évolution économique, au troisième âge de la constitution du travail, c’est-à-dire dans une période où il est impossible que le travail soit attrayant. Car l’attrait du travail ne peut être l’effet que d’un haut développement physique, moral et intellectuel du travailleur. Or, ce développement lui-même, cette éducation de l’humanité par l’industrie, est précisément l’objet que nous poursuivons à travers les contradictions de l’économie sociale. Comment donc l’attrait au travail pourrait-il nous servir de principe et de levier, alors qu’il est encore pour nous le but et la fin ?

Mais, s’il est indubitable que le travail, comme manifestation la plus haute de la vie, de l’intelligence et de la liberté, porte avec soi son attrait, je nie que cet attrait puisse jamais être totalement séparé du motif d’utilité, et partant d’un retour d’égoïsme ; je nie, dis-je, le travail pour le travail, de même que je nie le style pour le style, l’amour pour l’amour, l’art pour l’art. Le style pour le style a produit de nos jours la littérature expéditive, et l’improvisation sans idées ; l’amour pour l’amour conduit à la pédérastie, à l’onanisme et à la prostitution ; l’art pour l’art aboutit aux chinoiseries, à la caricature, au culte du laid. Quand l’homme ne cherche plus dans le travail que le plaisir de l’exercice, bientôt il cesse de travailler, il joue. L’histoire est pleine de faits qui attestent cette dégradation. Les jeux de la Grèce, isthmiques, olympiques, pythiques, néméens, exercices d’une société qui produisait tout par ses esclaves ; la vie des Spartiates et des anciens Crétois leurs modèles ; les gymnases, palestres, hippodromes, et les agitations de l’agora chez les Athéniens ; les occupations que Platon assigne aux guerriers dans sa République, et qui ne font que traduire les goûts de son siècle ; enfin, dans notre société féodale, les joutes et les tournois : toutes ces inventions ainsi que beaucoup d’autres que je passe sous silence, depuis le jeu d’échecs inventé, dit-on, au siège de Troie par Palamède, jusqu’aux cartes illustrées pour Charles VI par Gringonneur, sont des exemples de ce que devient le travail, dès qu’on en écarte le motif sérieux d’utilité. Le travail, le vrai travail, celui qui produit la richesse et qui donne la science, a trop besoin de règle, et de persévérance, et de sacrifice, pour être longtemps ami de la passion, fugitive de sa nature, inconstante et désordonnée ; c’est quelque chose de trop élevé, de trop idéal, de trop philosophique, pour devenir exclusivement plaisir et jouissance, c’est-à-dire mysticité et sentiment. La faculté de travailler, qui distingue l’homme des brutes, a sa source dans les plus hautes profondeurs de la raison : comment deviendrait-elle en nous une simple manifestation de la vie, un acte voluptueux de notre sensibilité ?

Que si maintenant l’on se rejette dans l’hypothèse d’une transformation de notre nature, sans antécédents historiques, et dont rien jusqu’à ce jour n’aurait exprimé l’idée : ce n’est plus qu’un rêve inintelligible à ceux-là même qui le défendent, une interversion du progrès, un démenti donné aux lois les plus certaines de la science économique ; et pour toute réponse, je l’écarte de la discussion.

Restons dans les faits, puisque les faits seuls ont un sens et peuvent nous servir. La révolution française a été faite pour la liberté industrielle autant que pour la liberté politique : et que la France, en 1789, n’eût point aperçu toutes les conséquences du principe dont elle demandait la réalisation, disons-le hautement, elle ne s’est trompée ni dans ses vœux ni dans son attente. Quiconque essaierait de le nier perdrait à mes yeux droit à la critique : je ne disputerai jamais avec un adversaire qui poserait en principe l’erreur spontanée de vingt-cinq millions d’hommes.

Sur la fin du dix-huitième siècle, la France, fatiguée de privilèges, voulut à tout prix secouer la torpeur de ses corporations, et relever la dignité de l’ouvrier, en lui conférant la liberté. Partout il fallait émanciper le travail, stimuler le génie, rendre l’industrie responsable, en lui suscitant mille compétiteurs et en faisant peser sur lui seul les conséquences de sa mollesse, de son ignorance et de sa mauvaise foi. Dès avant 89 la France était mûre pour la transition ; ce fut Turgot qui eut la gloire d’opérer la première traversée.

Pourquoi donc, si la concurrence n’eût été un principe de l’économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité de l’âme humaine, pourquoi, au lieu d’abolir corporations, maîtrises et jurandes, ne songea-t-on pas plutôt à réparer le tout ? Pourquoi, au lieu d’une révolution, ne se pas contenter d’une réforme ? Pourquoi cette négation, si une modification pouvait suffire ? D’autant plus que ce parti mitoyen était entièrement dans le sens des idées conservatrices, que partageait la bourgeoisie. Que le communisme, que la démocratie quasi-socialiste, qui, sur le principe de la concurrence, représentent, sans qu’ils s’en doutent, le système du juste-milieu, l’idée contre-révolutionnaire, m’expliquent cette unanimité de la nation, s’ils peuvent !

Ajoutez que l’événement confirma la théorie. À partir du ministère de Turgot, un surcroît d’activité et de bien-être commença à se manifester dans la nation. Aussi l’épreuve parut-elle si décisive, qu’elle obtint l’assentiment de toutes les législatures : la liberté de l’industrie et du commerce figure dans nos constitutions au même rang que la liberté politique. C’est à cette liberté, enfin, que depuis soixante ans la France doit les progrès de sa richesse…

À la suite de ce fait capital, et qui établit d’une manière si victorieuse la nécessité de la concurrence, je demande la permission d’en citer trois ou quatre autres, qui, étant d’une généralité moins grande, mettront mieux en relief l’influence du principe que je défends.

Pourquoi l’agriculture est-elle parmi nous si prodigieusement en retard ? D’où vient que la routine et la barbarie planent encore, dans un si grand nombre de localités, sur la branche importante du travail national ? Parmi les causes nombreuses que l’on pourrait citer, je vois, en première ligne, le défaut de concurrence. Les paysans s’arrachent les lambeaux de terrain : ils se font concurrence chez le notaire ; aux champs, non. Et parlez-leur d’émulation, de bien public, comme vous les rendez ébahis ! — Que le roi, disent-ils (le roi, pour eux, est synonyme de l’État du bien public, de la société), que le roi fasse ses affaires, et nous ferons les nôtres ! Voilà leur philosophie et leur patriotisme. Ah ! si le roi pouvait leur susciter des concurrents ! Par malheur c’est impossible. Tandis que dans l’industrie la concurrence dérive de la liberté et de la propriété, dans l’agriculture la liberté et la propriété sont un obstacle direct à la concurrence. Le paysan, rétribué non pas selon son travail et son intelligence, mais selon la qualité de la terre et le bon plaisir de Dieu, ne songe, en cultivant, qu’à payer le moins de salaires et à faire le moins d’avances qu’il peut. Sûr de trouver toujours le placement de ses denrées, ce qu’il cherche est bien plus la réduction de ses frais, que l’amélioration du sol et la qualité des produits. Il sème, et la Providence fait le reste. La seule espèce de concurrence que connaisse la classe agricole est celle des baux ; et l’on ne peut nier qu’en France, et par exemple dans la Beauce, elle n’ait amené des résultats utiles. Mais comme le principe de cette concurrence n’est pour ainsi dire que de seconde main, qu’il n’émane point directement de la liberté et de la propriété des cultivateurs, cette concurrence disparaît avec la cause qui la produit, tellement que, pour déterminer la décadence de l’industrie agricole dans mainte localité, ou du moins pour en arrêter le progrès, il suffirait peut-être de rendre les fermiers propriétaires…

Une autre branche du travail collectif, qui dans ces dernières années a donné lieu à de vifs débats, est celle qui regarde les constructions publiques. « Pour diriger la construction d’une route, dit très-bien M. Dunoyer, il vaudrait peut-être mieux d’un pionnier et d’un postillon, que d’un ingénieur tout frais émoulu de l’école des ponts-et-chaussées. » Il n’est personne qui n’ait eu l’occasion de vérifier la justesse de cette remarque.

Sur l’une de nos plus belles rivières, célèbre par l’importance de sa navigation, un pont se trouvait à construire. Dès le commencement des travaux, les hommes de rivière s’aperçurent que les arches seraient beaucoup trop basses pour que les bateaux pussent circuler pendant les crues : ils en firent l’observation à l’ingénieur chargé de la conduite des travaux. Les ponts, répondit celui-ci avec une dignité superbe, sont faits pour ceux qui passent dessus, et non pour ceux qui passent dessous. Le mot est proverbial dans le pays. Mais comme il est impossible que la sottise ait raison jusqu’au bout, le gouvernement a senti la nécessité de revenir sur l’œuvre de son agent, et au moment où j’écris, on exhausse les arches du pont. Croit-on que si les négociants intéressés au parcours de la voie navigable eussent été chargés de l’entreprise, à leurs risques et périls, ils y fussent revenus à deux fois ? On ferait un livre des chefs-d’œuvre du même genre commis par la savante jeunesse des ponts-et-chaussées, qui, à peine sortie de l’école, et devenue inamovible, n’est plus stimulée par la concurrence.

On cite, comme preuve de la capacité industrielle de l’État, et par conséquent de la possibilité d’abolir partout la concurrence, l’administration des tabacs. — Là, dit-on, point de sophistication, point de procès, point de faillite, point de misère. Les ouvriers, suffisamment rétribués, instruits, prêchés, moralisés, assurés d’une retraite formée par leurs épargnes, sont dans une condition incomparablement meilleure que celle de l’immense majorité des ouvriers qu’occupe la libre industrie.

Tout cela peut être vrai : quant à moi, je l’ignore. Je ne sais rien de ce qui se passe dans l’administration des tabacs ; je n’ai pris de renseignements ni auprès des directeurs, ni auprès des ouvriers, et je n’en ai pas besoin. Combien coûte le tabac vendu par l’administration ? combien vaut-il ? Vous pouvez répondre à la première de ces questions : il vous suffit pour cela de passer au premier bureau. Mais vous ne pouvez rien me dire sur la seconde, parce que vous manquez de terme de comparaison, qu’il vous est interdit de contrôler par des essais les prix de revient de la régie, et par conséquent impossible de les accepter. Donc, l’entreprise des tabacs, érigée en monopole, coûte à la société nécessairement plus qu’elle ne lui rapporte ; c’est une industrie qui, au lieu de subsister de son propre produit, vit de subvention ; qui par conséquent, loin de nous offrir un modèle, est un des premiers abus que doive frapper la réforme.

Et quand je parle de la réforme à introduire dans la production du tabac, je ne considère pas seulement l’impôt énorme qui triple ou quadruple la valeur de ce produit ; ni l’organisation hiérarchique de ses employés, qui fait des uns, par leurs traitements, des aristocrates aussi coûteux qu’inutiles, et des autres des salariés sans espérance, retenus à jamais dans une condition subalterne. Je ne parle pas davantage du privilége des bureaux et de tout ce monde de parasites qu’ils font vivre : j’ai surtout en vue le travail utile, le travail des ouvriers. Par cela seul que l’ouvrier de l’administration n’a point de concurrence, qu’il n’est intéressé ni au bénéfice ni à la perte, qu’il n’est pas libre, en un mot, sa productivité est nécessairement moindre, et son service trop cher. Qu’on dise après cela que le gouvernement traite bien ses salariés, qu’il s’occupe de leur bien-être : où donc est la merveille ? Comment ne voit-on pas que c’est la liberté qui porte les charges du privilège, et que si, par impossible, toutes les industries étaient traitées comme celle des tabacs, la source des subventions venant à manquer, la nation ne pourrait plus équilibrer ses recettes et ses dépenses, et l’État ferait banqueroute ?

Produits étrangers. — Je cite le témoignage d’un savant, étranger à l’économie politique, M. Liebig. — « Anciennement, la France importait d’Espagne, chaque année, pour 20 à 30 millions de francs de soude ; car la soude d’Espagne était la meilleure. Pendant toute la durée de la guerre avec l’Angleterre, le prix de la soude, et par conséquent celui du savon et du verre, allèrent sans cesse en augmentant. Les manufactures françaises eurent donc à souffrir considérablement de cet état de choses. Ce fut alors que Leblanc découvrit les moyens d’extraire la soude du sel commun. Ce procédé fut pour la France une source de richesses : la fabrication de la soude prit une extension extraordinaire ; mais ni Leblanc, ni Napoléon ne jouirent du bénéfice de l’invention. La Restauration, qui profita de la colère des populations contre l’auteur du blocus continental, refusa d’acquitter la dette de l’empereur, dont les promesses avaient sollicité les découvertes de Leblanc… »

« Il y a quelques années, le roi de Naples ayant entrepris de convertir en monopole le commerce des soufres en Sicile, l’Angleterre, qui consomme une immense quantité de ces soufres, dénonça le cas de guerre au roi de Naples, si le monopole était maintenu. Pendant que les deux gouvernements échangeaient des notes diplomatiques, quinze brevets d’invention furent pris en Angleterre pour l’extraction de l’acide sulfurique des plâtres, pyrites de fer, et autres substances minérales dont l’Angleterre abonde. Mais, l’affaire s’étant arrangée avec le roi de Naples, il ne fut pas donné suite à ces exploitations : il resta seulement acquis, d’après les essais qui furent faits, que l’extraction de l’acide sulfurique par les nouveaux procédés aurait été suivie du succès : ce qui aurait peut-être anéanti le commerce que la Sicile fait de ces soufres. »

Ôtez la guerre avec l’Angleterre, ôtez la fantaisie de monopole du roi de Naples, de longtemps on n’eût songé, en France, à extraire la soude du sel marin ; en Angleterre, à tirer l’acide sulfurique des montagnes de plâtre et de pyrites qu’elle renferme. Or, telle est précisément sur l’industrie l’action de la concurrence. L’homme ne sort de sa paresse que lorsque le besoin l’inquiète ; et le moyen le plus sûr d’éteindre en lui le génie, c’est de le délivrer de toute sollicitude, de lui enlever l’appât du bénéfice et de la distinction sociale qui en résulte, en créant autour de lui la paix partout, la paix toujours, et transportant à l’État la responsabilité de son inertie.

Oui, il faut le dire en dépit du quiétisme moderne : la vie de l’homme est une guerre permanente, guerre avec le besoin, guerre avec la nature, guerre avec ses semblables, par conséquent guerre avec lui-même. La théorie d’une égalité pacifique, fondée sur la fraternité et le dévouement, n’est qu’une contrefaçon de la doctrine catholique du renoncement aux biens et aux plaisirs de ce monde, le principe de la gueuserie, le panégyrique de la misère. L’homme peut aimer son semblable jusqu’à mourir ; il ne l’aime pas jusqu’à travailler pour lui.

À la théorie du dévouement, que nous venons de réfuter en fait et en droit, les adversaires de la concurrence en joignent une autre, qui est juste l’oppose de la première : car c’est une loi de l’esprit que lorsqu’il méconnaît la vérité, qui est son point d’équilibre, il oscille entre deux contradictions. Cette nouvelle théorie du socialisme anti-concurrent est celle des encouragements.

Quoi de plus social, de plus progressif en apparence, que l’encouragement au travail et à l’industrie ? Pas de démocrate qui n’en fasse l’un des plus beaux attributs du pouvoir ; pas d’utopiste qui ne le compte en première ligne parmi les moyens d’organiser le bonheur. Or, le gouvernement est de sa nature si incapable de diriger le travail, que toute récompense décernée par lui est un véritable larcin fait à la caisse commune. M. Reybaud va nous fournir le texte de cette induction.

« Les primes accordées pour encourager l’exportation, observe quelque part M. Reybaud, équivalent aux droits payés pour l’importation de la matière première ; l’avantage reste absolument nul, et ne sert que d’encouragement à un vaste système de contrebande. »

Ce résultat est inévitable. Supprimez la taxe à l’entrée, l’industrie nationale pâtit, ainsi qu’on l’a vu précédemment à propos du sésame ; maintenez la taxe en n’accordant aucune prime pour l’exportation, le commerce national sera vaincu sur les marchés étrangers. Pour obvier à cet inconvénient, revenez-vous à la prime ? Vous ne faites que rendre d’une main ce que vous avez reçu de l’autre, et vous provoquez la fraude, dernier résultat, caput mortuum de tous les encouragements à l’industrie. Il suit de là que tout encouragement au travail, toute récompense décernée à l’industrie, autre que le prix naturel du produit, est un don gratuit, un pot de vin prélevé sur le consommateur, et offert en son nom à un favori du pouvoir, en échange de zéro, de rien. Encourager l’industrie est donc synonyme au fond d’encourager la paresse : c’est une des formes de l’escroquerie.

Dans l’intérêt de notre marine de guerre, le gouvernement avait cru devoir accorder aux entrepreneurs de transports maritimes une prime par homme employé sur leurs bâtiments. Or, je continue à citer M. Reybaud. « Chaque bâtiment qui part pour Terre-Neuve, embarque de 60 à 70 hommes. Sur ce nombre 12 matelots : le reste se compose de villageois arrachés aux travaux de la campagne, et qui, engagés comme journaliers pour la préparation du poisson, demeurent étrangers à la manœuvre, et n’ont du marin que les pieds et l’estomac. Cependant ces hommes figurent sur les rôles de l’inscription navale, et y perpétuent une déception. Quand il s’agit de défendre l’institution des primes, on les met en ligne de compte ; ils font nombre et contribuent au succès. »

C’est une ignoble jonglerie ! s’écriera sans doute quelque réformateur naïf. Soit : analysons le fait, et tâchons d’en dégager l’idée générale qui s’y trouve.

En principe, le seul encouragement au travail que la science puisse admettre est le profit. Car, si le travail ne peut trouver dans son propre produit sa récompense, bien loin qu’on l’encourage, il doit être au plus tôt abandonné, et si ce même travail est suivi d’un produit net, il est absurde d’ajouter à ce produit net un don gratuit, et de surcharger ainsi la valeur du service. Appliquant ce principe, je dis donc : si le service de la marine marchande ne réclame que 10,000 matelots, il ne faut pas la prier d’en entretenir 15,000 ; le plus court pour le gouvernement est d’embarquer 5,000 conscrits sur des bâtiments de l’État, et de leur faire faire, comme à des princes, leurs caravanes. Tout encouragement offert à la marine marchande est une invitation directe à la fraude, que dis-je ? une proposition de salaire pour un service impossible. Est-ce que la manœuvre, la discipline, toutes les conditions du commerce maritime s’accommodent de ces adjonctions d’un personnel inutile ? Que peut donc faire l’armateur, en face d’un gouvernement qui lui offre une aubaine pour embarquer sur son navire des gens dont il n’a pas besoin ? Si le ministre jette l’argent du trésor dans la rue, suis-je coupable de le ramasser ?…

Ainsi, chose digne de remarque, la théorie des encouragements émane en droite ligne de la théorie du sacrifice ; et pour ne pas vouloir que l’homme soit responsable, les adversaires de la concurrence, par la contradiction fatale de leurs idées, sont contraints de faire de l’homme tantôt un dieu, tantôt une brute. Et puis ils s’étonnent qu’à leur appel la société ne se dérange pas ! Pauvres enfants ! les hommes ne seront jamais ni meilleurs ni pires que vous les voyez et qu’ils furent toujours. Dès que leur bien particulier les sollicite, ils désertent le bien général : en quoi je les trouve, sinon honorables, au moins dignes d’excuse. C’est votre faute si tantôt vous exigez d’eux plus qu’ils ne vous doivent, tantôt vous agacez leur cupidité par des récompenses qu’ils ne méritent point. L’homme n’a rien de plus précieux que lui-même, et par conséquent point d’autre loi que sa responsabilité. La théorie du dévouement, de même que celle des récompenses, est une théorie de fripons, éversive de la société et de la morale ; et par cela seul que vous attendez, soit du sacrifice, soit du privilège, le maintien de l’ordre, vous créez dans la société un nouvel antagonisme. Au lieu de faire naître l’harmonie de la libre activité des personnes, vous rendez l’individu et l’état étrangers l’un à l’autre ; en commandant l’union, vous soufflez la discorde.

En résumé, hors de la concurrence il ne reste que cette alternative : l’encouragement, une mystification ; ou le sacrifice, une hypocrisie.

Donc la concurrence, analysée dans son principe, est une inspiration de la justice ; et cependant nous allons voir que la concurrence, dans ses résultats, est injuste.


§ II. — Effets subversifs de la concurrence, et destruction par elle de la liberté.


Le royaume des cieux se gagne par la force, dit l’Évangile, et les violents seuls le ravissent. Ces paroles sont l’allégorie de la société. Dans la société réglée par le travail, la dignité, la richesse et la gloire sont mises au concours ; elles sont la récompense des forts, et l’on peut définir la concurrence, le régime de la force. Les anciens économistes n’avaient pas d’abord aperçu cette contradiction : les modernes ont été forcés de la reconnaître.

« Pour élever un état du dernier degré de barbarie au plus haut degré d’opulence, écrivait A. Smith, il ne faut que trois choses : la paix, des taxes modérées et une administration tolérable de la justice. Tout le reste est amené par le cours naturel des choses. »

Sur quoi le dernier traducteur de Smith, M. Blanqui, laisse tomber cette sombre glose : « Nous avons vu le cours naturel des choses produire des effets désastreux, et créer l’anarchie dans la production, la guerre pour les débouchés, et la piraterie dans la concurrence. La division du travail et le perfectionnement des machines, qui devaient réaliser pour la grande famille ouvrière du genre humain la conquête de quelques loisirs au profit de sa dignité, n’ont engendré sur plusieurs points que l’abrutissement et la misère… Quand A. Smith écrivait, la liberté n’était pas encore venue avec ses embarras et ses abus, le professeur de Glascow n’en prévoyait que les douceurs… Smith aurait écrit comme M. de Sismondi s’il eût été témoin du triste état de l’Irlande et des districts manufacturiers d’Angleterre, au temps où nous vivons… »

Or sus, littérateurs hommes d’état, publicistes quotidiens, croyants et demi-croyants, vous tous qui vous êtes donné la mission d’endoctriner les hommes, entendez-vous ces paroles qu’on croirait traduites de Jérémie ? Nous direz-vous enfin où vous prétendez conduire la civilisation ? Quel conseil offrez-vous à la société, à la patrie en alarmes ?

Mais à qui parlé-je ? Des ministres, des journalistes, des sacristains et des pédants ! est-ce que ce monde-là s’inquiète des problèmes de l’économie sociale ? est-ce qu’ils ont entendu parler de la concurrence ?

Un Lyonnais, une âme durcie à la guerre mercantile, voyageait en Toscane. Il observe qu’il se fabrique annuellement en ce pays cinq à six cent mille chapeaux de paille, formant en tout une valeur de 4 à 5 millions. Cette industrie est à peu près le seul gagne-pain du petit peuple. « Comment, se dit-il, une culture et une industrie si facile n’ont-elles pas été transportées en Provence et en Languedoc, dont le climat est le même que celui de la Toscane ? » — Mais, observe à ce propos un économiste, si l’on enlève aux paysans de Toscane leur industrie, comment feront-ils pour vivre ?

La fabrication des draps de soie noirs était devenue pour Florence une spécialité dont elle gardait précieusement le secret. « Un habile fabricant de Lyon, remarque avec satisfaction le touriste, est venu s’établir à Florence, et a fini par saisir les procédés propres à la teinture et au tissage. Probablement cette découverte diminuera l’exportation florentine. » (Voyage en Italie, par M. Fulchiron.)

Autrefois, l’éducation du ver à soie était abandonnée aux paysans de Toscane qu’elle aidait à vivre. « Les sociétés d’agriculture sont venues ; elles ont représenté que le ver à soie, dans la chambre à coucher du paysan, ne trouvait ni une ventilation suffisante, ni une température assez égale, ni des soins aussi bien entendus que si les ouvriers qui les élèvent en faisaient leur unique métier. En conséquence, des citoyens riches, intelligents, généreux, ont construit, aux applaudissements du public, ce qu’on nomme des bigattières (de bigatti, ver à soie). » — (M. de Sismondi.)

Et puis, demandez-vous, est-ce que ces éleveurs de vers à soie, ces fabricants de draps noirs et de chapeaux, vont perdre leur travail ? — Justement : on leur prouvera même qu’ils y ont intérêt, vu qu’ils pourront racheter les mêmes produits à moins de frais qu’ils ne les fabriquent. Voilà ce que c’est que la concurrence.

La concurrence, avec son instinct homicide, enlève le pain à toute une classe de travailleurs, et elle ne voit là qu’une amélioration, une économie : — elle dérobe lâchement un secret, et elle s’en applaudit comme d’une découverte ; — elle change les zones naturelles de la production au détriment de tout un peuple, et elle prétend n’avoir fait autre chose qu’user des avantages de son climat. La concurrence bouleverse toutes les notions de l’équité et de la justice ; elle augmente les frais réels de la production en multipliant sans nécessité les capitaux engagés, provoque tour à tour la cherté des produits et leur avilissement, corrompt la conscience publique en mettant le jeu à la place du droit, entretient partout la terreur et la méfiance.

Mais quoi ! Sans cet atroce caractère, la concurrence perdrait ses effets les plus heureux ; sans l’arbitraire dans l’échange et les alarmes du marché, le travail n’élèverait pas sans cesse fabrique contre fabrique, et, moins tenue en haleine, la production ne réaliserait aucune de ses merveilles. Après avoir fait surgir le mal de l’utilité même de son principe, la concurrence sait de nouveau tirer le bien du mal ; la destruction engendre l’utilité, l’équilibre se réalise par l’agitation, et l’on peut dire de la concurrence ce que Samson disait du lion qu’il avait terrassé : De comedente cibus exiit, et de forti dulcedo. Est-il rien, dans toutes les sphères de la science humaine, de plus surprenant que l’économie politique ?

Gardons-nous toutefois de céder à un mouvement d’ironie, qui ne serait de notre part qu’une injuste invective. C’est le propre de la science économique de trouver sa certitude dans ses contradictions, et tout le tort des économistes est de n’avoir pas su le comprendre. Rien de plus pauvre que leur critique, rien de plus attristant que le trouble de leurs pensées, dès qu’ils touchent à cette question de la concurrence : on dirait des témoins forcés par la torture de confesser ce que leur conscience voudrait taire. Le lecteur me saura gré de mettre sous ses yeux les arguments du laissez-passer, en le faisant, pour ainsi dire, assister à un conciliabule d’économistes.

M. Dunoyer ouvre la discussion.

M. Dunoyer est de tous les économistes celui qui a le plus énergiquement embrassé le côté positif de la concurrence, et par conséquent, comme l’on pouvait s’y attendre, celui de tous aussi qui en a le plus mal saisi le côté négatif. M. Dunoyer, intraitable sur ce qu’il appelle les principes, est fort éloigné de croire qu’en fait d’économie politique le oui et le non puissent être vrais l’un et l’autre au même moment et au même degré ; disons-le même à sa louange, une telle conception lui répugne d’autant plus, qu’il a plus de franchise et de loyauté dans ses doctrines. Que ne donnerais-je point pour faire pénétrer dans cette âme si pure, mais si obstinée, cette vérité aussi certaine pour moi que l’existence du soleil, que toutes les catégories de l’économie politique sont des contradictions ! Au lieu de s’épuiser inutilement à concilier la pratique et la théorie ; au lieu de se contenter de la ridicule défaite que tout ici-bas a ses avantages et ses inconvénients, M. Dunoyer chercherait l’idée synthétique dans laquelle toutes les antinomies se résolvent, et, de conservateur paradoxal qu’il est aujourd’hui, il deviendrait avec nous révolutionnaire inexorable et conséquent.

» Si la concurrence est un principe faux, dit M. Dunoyer, il s’ensuit que depuis deux mille ans l’humanité a fait fausse route. »

Non, cela ne s’ensuit pas comme vous le dites ; et votre remarque préjudicielle se réfute par la théorie même du progrès. L’humanité pose ses principes, tour à tour, et quelquefois à de longs intervalles : jamais elle ne s’en dessaisit quant au contenu, bien qu’elle les détruise successivement quant à l’expression ou à la formule. Cette destruction est appelée négation ; parce que la raison générale progressant toujours, nie incessamment la plénitude et la suffisance de ses idées antérieures. C’est ainsi que la concurrence étant l’une des époques de la constitution de la valeur, l’un des éléments de la synthèse sociale, il est tout à la fois vrai de dire qu’elle est indestructible dans son principe, et que néanmoins dans sa forme actuelle elle doit être abolie, être niée. Si donc quelqu’un ici se trouve en opposition avec l’histoire, c’est vous.

« J’ai à faire sur les accusations dont la concurrence a été l’objet, plusieurs remarques. La première est que ce régime, bon ou mauvais, ruineux ou fécond, n’existe réellement pas encore ; qu’il n’est établi nulle part que par exception et de la manière la plus incomplète. »

Cette première observation n’a pas de sens. La concurrence tue la concurrence, avons-nous dit en commençant ; cet aphorisme peut être pris pour une définition. Comment donc la concurrence serait-elle jamais complète ? — D’ailleurs, quand on accorderait que la concurrence n’existe pas encore dans son intégralité, cela prouverait simplement que la concurrence n’agit pas avec toute la puissance d’élimination qui est en elle ; mais cela ne changera rien à sa nature contradictoire. Qu’avons-nous besoin d’attendre encore trente siècles, pour savoir que plus la concurrence se développe, plus elle tend à réduire le nombre des concurrents ?

« La seconde est que le tableau qu’on en trace est infidèle ; et qu’on n’y tient pas suffisamment compte de l’extension qu’a prise le bien-être général, y compris celui même des classes laborieuses. »

Si quelques socialistes méconnaissent le côté utile de la concurrence, vous de votre côté vous ne faites aucune mention de ses effets pernicieux. Le témoignage de vos adversaires venant compléter le vôtre, la concurrence est mise dans tout son jour, et d’un double mensonge résulte pour nous la vérité. — Quant à la gravité du mal, nous verrons tout à l’heure à quoi nous en tenir.

« La troisième est que le mal éprouvé par les classes laborieuses n’est pas rapporté à ses véritables causes. »

S’il y a d’autres causes de misère que la concurrence, cela empêche-t-il qu’elle n’y contribue pour sa part ? N’y eût-il qu’un seul industriel ruiné tous les ans par la concurrence, s’il était reconnu que cette ruine est l’effet nécessaire du principe, la concurrence, comme principe, devrait être rejetée.

« La quatrième est que les principaux moyens propres pour y obvier ne seraient rien moins qu’expédients… »

C’est possible : mais j’en conclus que l’insuffisance des remèdes proposés vous impose un nouveau devoir, qui est précisément de rechercher les moyens les plus expédients de prévenir le mal de la concurrence.

« La cinquième, enfin, est que les vrais remèdes, en tant qu’il est possible de remédier au mal par la législation, seraient précisément dans le régime qu’on accuse de l’avoir produit, c’est-à-dire dans un régime de plus en plus réel de liberté et de concurrence. »

Eh bien ! je le veux. Le remède à la concurrence, selon vous, est de rendre la concurrence universelle. Mais pour que la concurrence soit universelle, il faut procurer à tous les moyens de concourir ; il faut détruire ou modifier la prédominance du capital sur le travail, changer les rapports de maître à ouvrier, résoudre, en un mot, l’antinomie de la division et celle des machines ; il faut organiser le travail : pouvez-vous donner cette solution ?

M. Dunoyer développe ensuite, avec un courage digne d’une meilleure cause, son utopie à lui de concurrence universelle : c’est un labyrinthe où l’auteur trébuche et se contredit à chaque pas.

« La concurrence, dit M. Dunoyer, rencontre une multitude d’obstacles. »

En effet, elle en rencontre tant et de si puissants, qu’elle en devient elle-même impossible. Car, le moyen de triompher d’obstacles inhérents à la constitution de la société, et par conséquent inséparables de la concurrence même ?

« Il est, en outre des services publics, un certain nombre de professions dont le gouvernement a cru devoir se réserver plus ou moins exclusivement l’exercice ; il en est un nombre plus considérable dont la législation a attribué le monopole à un nombre restreint d’individus. Celles qui sont abandonnées à la concurrence sont assujéties à des formalités et à des restrictions, à des gênes sans nombre, qui en défendent l’approche à beaucoup de monde, et où par conséquent la concurrence est loin d’être illimitée. Enfin, il n’en est guère qui ne soient soumises à des taxes variées, nécessaires sans doute…, etc. »

Qu’est-ce que tout cela signifie ? M. Dunoyer n’entend pas sans doute que la société se passe de gouvernement, d’administration, de police, d’impôts, d’universités, en un mot, de tout ce qui constitue une société. Donc, puisque la société implique nécessairement des exceptions à la concurrence, l’hypothèse d’une concurrence universelle est chimérique, et nous voilà replacés sous le régime du bon plaisir ; chose que nous savions déjà par la définition de la concurrence. Y a-t-il rien de sérieux dans cette argumentation de M. Dunoyer ?

Autrefois, les maîtres de la science commençaient par rejeter loin d’eux toute idée préconçue, et s’attachaient à ramener les faits, sans les altérer ni les dissimuler jamais, à des lois générales. Les recherches d’A. Smith sont, pour le temps où elles parurent, un prodige de sagacité et de haute raison. Le tableau économique de Quesnay, tout inintelligible qu’il paraisse, témoigne d’un sentiment profond de la synthèse générale. L’introduction du grand traité de J. B. Say roule exclusivement sur les caractères scientifiques de l’économie politique, et l’on y voit à chaque ligne combien l’auteur sentait le besoin de notions absolues. Les économistes du siècle passé n’ont pas constitué la science, à coup sûr : mais ils cherchaient avec ardeur et bonne foi cette constitution.

Que nous sommes loin aujourd’hui de ces nobles pensées ! Ce n’est plus une science que l’on cherche ; ce sont des intérêts de dynastie et de caste que l’on défend. On s’opiniâtre dans la routine, en raison même de son impuissance ; on s’autorise des noms les plus vénérés pour imprimer à des phénomènes anormaux un caractère d’authenticité qu’ils n’ont pas ; on taxe d’hérésie les faits accusateurs ; on calomnie les tendances du siècle ; et rien n’irrite un économiste comme de prétendre raisonner avec lui.

« Ce qui est particulier au temps actuel, s’écrie d’un ton de vif mécontentement M. Dunoyer, c’est l’agitation de toutes les classes ; c’est leur inquiétude, leur impossibilité de s’arrêter à rien, et de se contenter jamais ; c’est le travail infernal fait sur les moins heureuses pour qu’elles deviennent de plus en plus mécontentes, à mesure que la société fait plus d’efforts pour qu’elles soient moins à plaindre en réalité. »

Bon ! parce que les socialistes aiguillonnent l’économie politique, ce sont des diables incarnés ? Se peut-il rien de plus impie, en effet, que d’apprendre au prolétaire qu’il est lésé dans son travail et son salaire, et que dans le milieu où il vit sa misère est sans remède ?

M. Reybaud répète, en la renforçant, la plainte de son maître M. Dunoyer : on dirait les deux séraphins d’Isaïe chantant un Sanctus à la concurrence. En juin 1844, au moment où il publiait la quatrième édition des Réformateurs contemporains, M. Reybaud écrivait, dans l’amertume de son âme : « On doit aux socialistes l’organisation du travail, le droit au travail ; ils sont les promoteurs du régime de surveillance… Les chambres législatives de chaque côté du détroit subissent peu à peu leur influence… Ainsi l’utopie gagne du terrain… » Et M. Reybaud de déplorer l’influence secrète du socialisme sur les meilleurs esprits ; de flétrir, voyez la rancune ! la contagion inaperçue dont se laissent prendre ceux-là même qui ont rompu des lances contre le socialisme. Puis il annonce comme un dernier acte de sa haute justice contre les méchants, la publication prochaine sous le titre de Lois du travail, d’un ouvrage où il prouvera (à moins d’une évolution nouvelle dans ses idées) que les lois du travail n’ont rien de commun, ni avec le droit au travail, ni avec l’organisation du travail, et que la meilleure des réformes est de laisser faire. « Aussi bien, ajoute M. Reybaud, la tendance de l’économie politique n’est plus à la théorie, mais à la pratique. Les parties abstraites de la science semblent désormais fixées. Les travaux des grands économistes sur la valeur, le capital, l’offre et la demande, le salaire, les impôts, les machines, le fermage, l’accroissement de population, l’engorgement des produits, les débouchés, les banques, les monopoles, etc., etc., semblent avoir marqué la limite des recherches dogmatiques, et forment un ensemble de doctrines au delà duquel il y a peu de chose à espérer. »

Facilité de parler, impuissance de raisonner, telle eût été la conclusion de Montesquieu, sur cet étrange panégyrique des fondateurs de l’économie sociale. La science est faite ! M. Reybaud en fait le serment ; et ce qu’il proclame avec tant d’autorité, on le répète à l’Académie, dans les chaires, au Conseil d’état, aux chambres ; on le publie dans les journaux ; on le fait dire au roi dans ses discours de bonne année, et devant les tribunaux, les réclamants sont jugés en conséquence.

La science est faite ! Quelle est donc notre folie, socialistes, de chercher le jour en plein midi, et de protester, notre lanterne à la main, contre l’éclat de ces soleils !

Mais, Messieurs, c’est avec un regret sincère et une défiance profonde de moi-même, que je me vois forcé de vous demander quelques éclaircissements. Si vous ne pouvez remédier à nos maux, donnez-nous au moins de bonnes paroles, donnez-nous l’évidence, donnez-nous la résignation.

« Il est patent, dit M. Dunoyer, que la richesse est infiniment mieux répartie de nos jours qu’elle ne l’ait jamais été. » — « L’équilibre des joies et des peines, reprend aussitôt M. Reybaud, tend toujours à se rétablir ici-bas. »

Quoi donc ! que dites-vous ? richesse mieux répartie, équilibre rétabli ! Expliquez-vous, de grâce, sur cette meilleure répartition ? Est-ce l’égalité qui vient, ou l’inégalité qui s’en va ? la solidarité qui se resserre, ou la concurrence qui diminue ? Je ne vous quitte pas que vous ne m’ayez répondu, non missura cutem… Car, quelle que soit la cause du rétablissement d’équilibre et de la meilleure répartition que vous signalez, je l’embrasse avec ardeur, et la poursuivrai jusqu’à ses dernières conséquences. Avant 1830, je prends cette date au hasard, la richesse était plus mal répartie : comment cela ? Aujourd’hui, selon vous, elle l’est mieux : pourquoi ? Vous voyez où je veux en venir ; la répartition n’étant pas encore parfaitement équitable, ni l’équilibre absolument juste, je demande, d’un côté, quel est l’empêchement qui dérange l’équilibre ; de l’autre, en vertu de quel principe l’humanité passe sans cesse du pire au moins mal, et du bien au mieux ? Car enfin ce principe secret d’amélioration ne peut être ni la concurrence, ni les machines, ni la division du travail, ni l’offre et la demande : tous ces principes ne sont que les leviers qui, tour à tour, font osciller la valeur, ainsi que l’a très-bien compris l’Académie des sciences morales. Quelle est donc la loi souveraine du bien-être ? quelle est cette règle, cette mesure, ce critérium du progrès, dont la violation est la cause perpétuelle de la misère ? Parlez, et ne pérorez plus.

La richesse est mieux répartie, dites-vous. Voyons vos preuves.

M. Dunoyer :

« D’après des documents officiels, il n’existe guère moins de onze millions de cotes foncières. On estime à six millions le nombre des propriétaires par qui ces cotes sont payées ; de sorte que, à quatre individus par famille, il n’y aurait pas moins de vingt-quatre millions d’habitants sur trente-quatre qui participeraient à la propriété du sol. »

Donc, selon le chiffre le plus favorable, il y aurait en France dix millions de prolétaires, près du tiers de la population. Hé ! qu’en dites-vous ? Ajoutez à ces dix millions la moitié des vingt-quatre autres pour qui la propriété grevée d’hypothèques, morcelée, appauvrie, déplorable, ne vaut pas un métier ; et vous n’aurez pas encore le chiffre des individus qui vivent à titre précaire.

« Le nombre des 24 millions de propriétaires tend sensiblement à s’accroître. »

Je soutiens, moi, qu’il tend sensiblement à décroître. Quel est le vrai propriétaire, à votre avis, du détenteur nominal, imposé, taxé, gagé, hypothéqué, ou du créancier qui perçoit le revenu ? Les prêteurs juifs et Bâlois sont aujourd’hui les vrais propriétaires de l’Alsace ; et ce qui prouve l’excellent jugement de ces prêteurs, c’est qu’ils ne songent point à acquérir, ils préfèrent placer leurs capitaux.

« Aux propriétaires fonciers, il faut ajouter environ 1,500,000 patentés, soit à quatre personnes par famille, six millions d’individus intéressés comme chefs à des entreprises industrielles. »

Mais, d’abord, un grand nombre de ces patentés sont propriétaires fonciers, et vous faites double emploi. Puis, on peut affirmer que sur la totalité des industriels et commerçants patentés, un quart au plus réalise des bénéfices, un autre quart se soutient au pair, et le reste est constamment au-dessous de ses affaires. Prenons donc la moitié au plus des 6 millions de soi-disant chefs d’entreprises, que nous ajouterons aux 12 millions très-problématiques de propriétaires réels, et nous arriverons à un total de 15 millions de Français en état, par leur éducation, leur industrie, leurs capitaux, leur crédit, leurs propriétés, de se faire concurrence. Pour le surplus de la nation, soit 19 millions d’âmes, la concurrence est, comme la poule au pot de Henri IV, un mets qu’ils produisent pour la classe qui peut le payer, mais auquel ils ne touchent pas.

Autre difficulté. Ces dix-neuf millions d’hommes, à qui la concurrence demeure inabordable, sont les mercenaires des concurrents. Tels autrefois les serfs combattaient pour les seigneurs, mais sans pouvoir eux-mêmes porter bannière, ni mettre armée sur pied. Or, si la concurrence ne peut par elle-même devenir la condition commune, comment ceux pour qui elle n’a que des périls n’exigeraient-ils pas des garanties de la part des barons qu’ils servent ? Et si ces garanties ne peuvent leur être refusées, comment seraient-elles autre chose que des entraves à la concurrence, ainsi que la trêve de Dieu, inventée par les évêques, avait été une entrave aux guerres féodales ? Par la constitution de la société, disais-je tout à l’heure, la concurrence est une chose d’exception, un privilège ; à présent je demande comment, avec l’égalité des droits, ce privilège est encore possible ?

Et pensez-vous, lorsque je réclame pour les consommateurs et les salaries des garanties contre la concurrence, que ce soit un rêve de socialiste ? Écoutez deux de vos plus illustres confrères, que vous n’accuserez pas d’accomplir une œuvre infernale.

M. Rossi, tome Ier, leçon 16, reconnaît à l’état le droit de réglementer le travail, lorsque le danger est trop grand, et les garanties insuffisantes, ce qui veut dire toujours. Car le législateur doit procurer l’ordre public par des principes et des lois : il n’attend pas que des faits imprévus se produisent pour les refouler d’une main arbitraire. — Ailleurs, t. II, p. 73-77, le même professeur signale, comme conséquences d’une concurrence exagérée, la formation incessante d’une aristocratie financière et territoriale, la déroute prochaine de la petite propriété, et il jette le cri d’alarme. De son côté, M. Blanqui déclare que l’organisation du travail est à l’ordre du jour dans la science économique (depuis il s’est rétracté) ; il provoque la participation des ouvriers dans les bénéfices et l’avènement du travailleur collectif, et tonne sans discontinuer contre les monopoles, les prohibitions et la tyrannie du capital. Qui habet aures audiendi audiat ! M. Rossi, en qualité de criminaliste, statue contre les brigandages de la concurrence ; M. Blanqui, comme juge instructeur, dénonce les coupables : c’est la contrepartie du duo chanté tout à l’heure par MM. Reybaud et Dunoyer. Quand ceux-ci crient Hosanna, ceux-là répondent, comme les Pères des Conciles, Anathema.

Mais, dira-t-on, MM. Blanqui et Rossi n’entendent frapper que les abus de la concurrence ; ils n’ont garde de proscrire le principe, et dans tout cela ils sont parfaitement d’accord avec MM. Reybaud et Dunoyer.

Je proteste contre cette distinction, dans l’intérêt de la renommée des deux professeurs.

En fait, l’abus a tout envahi, et l’exception est devenue la règle. Lorsque M. Troplong, défendant, avec tous les économistes, la liberté du commerce, reconnaissait que la coalition des messageries était un de ces faits contre lesquels le législateur se trouvait absolument sans action, et qui semblent démentir les notions les plus saines de l’économie sociale, il avait encore la consolation de se dire qu’un semblable fait était tout exceptionnel, et qu’il y avait lieu de croire qu’il ne se généraliserait pas. Or, ce fait s’est généralisé ; il suffit au jurisconsulte le plus routinier de mettre la tête à sa fenêtre, pour voir qu’aujourd’hui tout absolument a été monopolisé par la concurrence, les transports (par terre, par fer et par eau), les blés et farines, les vins et eaux-de-vie, le bois, la houille, les huiles, les fers, les tissus, le sel, les produits chimiques, etc. Il est triste pour la jurisprudence, cette sœur jumelle de l’économie politique, de voir en moins d’un lustre ses graves prévisions démenties : mais il est plus triste encore pour une grande nation d’être menée par de si pauvres génies, et de glaner les quelques idées qui la font vivre dans la broussaille de leurs écrits.

En théorie, nous avons démontré que la concurrence, par son côté utile, devait être universelle et portée à son maximum d’intensité ; mais que, sous son aspect négatif, elle doit être partout étouffée, jusqu’au dernier vestige. Les économistes sont-ils en mesure d’opérer cette élimination ? en ont-ils prévu les conséquences, calculé les difficultés ? En cas d’affirmative, j’oserais leur proposer le cas suivant à résoudre.

Un traité de coalition, ou plutôt d’association, car les tribunaux seraient fort embarrassés de définir l’une et l’autre, vient de réunir dans une même compagnie toutes les mines de houille du bassin de la Loire. Sur la plainte des municipalités de Lyon et de Saint-Étienne, le ministre a nommé une commission chargée d’examiner le caractère et les tendances de cette effrayante société. Eh bien ! je le demande, que peut ici l’intervention du pouvoir, assisté de la loi civile et de l’économie politique ?

On crie à la coalition. Mais peut-on empêcher les propriétaires de mines de s’associer, de réduire leurs frais généraux et d’exploitation, et de tirer, par un travail mieux entendu, un parti plus avantageux de leurs mines ? leur ordonnera-t-on de recommencer leur ancienne guerre, et de se ruiner par l’augmentation des dépenses, par le gaspillage, par l’encombrement, le désordre, la baisse des prix ? Tout cela est absurde.

Les empêchera-t-on d’augmenter leurs prix, de manière à retrouver l’intérêt de leurs capitaux ? Alors qu’on les défende eux-mêmes contre les demandes d’augmentation de salaire de la part des ouvriers ; qu’on refasse la loi sur les sociétés en commandite ; qu’on interdise le commerce des actions ; et quand toutes ces mesures auront été prises, comme les capitalistes propriétaires du bassin ne peuvent sans injustice être contraints de perdre des capitaux engagés sous un régime différent, qu’on les indemnise.

Leur imposera-t-on un tarif ? C’est une loi de maximum. L’état devra donc se mettre aux lieu et place des exploitants, faire leurs comptes de capital, d’intérêts, de frais de bureaux ; régler les salaires des mineurs, les appointements des ingénieurs et des directeurs, le prix des bois employés pour l’extraction, la dépense du matériel, et enfin déterminer le chiffre normal et légitime du bénéfice. Tout cela ne peut se faire par ordonnance ministérielle ; il faut une loi. Le législateur osera-t-il, pour une industrie spéciale, changer le droit public des Français, et mettre le pouvoir à la place de la propriété ? Alors de deux choses l’une : ou le commerce des houilles tombera aux mains de l’état ; ou bien l’état aura trouvé moyen de concilier pour l’industrie extractive la liberté et l’ordre, et dans ce cas les socialistes demandent que ce qui aura été exécuté sur un point, soit imité partout.

La coalition des mines de la Loire a posé la question sociale en des termes qui ne permettent plus de fuir. Ou la concurrence, c’est-à-dire le monopole et ce qui s’ensuit ; ou l’exploitation par l’état, c’est-à-dire la cherté du travail et l’appauvrissement continu ; ou bien enfin une solution égalitaire, en d’autres termes l’organisation du travail, ce qui emporte la négation de l’économie politique et la fin de la propriété.

Mais les économistes ne procèdent point avec cette brusque logique : ils aiment à marchander avec la nécessité. M. Dupin (séance de l’Académie des sciences morales et politiques du 10 juin 1843) exprime l’opinion que « si la concurrence peut être utile à l’intérieur, elle doit être empêchée de peuple à peuple. »

Empêcher ou laisser-faire, voilà l’éternelle alternative des économistes : leur génie ne va pas au delà. En vain on leur crie qu’il ne s’agit ni de rien empêcher ni de tout permettre ; que ce qu’on leur demande, ce que la société attend, est une conciliation : cette idée double n’entre pas dans leur cerveau.

« Il faut, réplique à M. Dupin M. Dunoyer, distinguer la théorie de la pratique. »

Mon Dieu ! chacun sait que M. Dunoyer, inflexible sur les principes dans ses ouvrages, est très-accommodant sur la pratique au conseil d’état. Mais qu’il daigne donc une fois se poser à lui-même cette question : Pourquoi suis-je contraint de distinguer sans cesse la pratique de la théorie ? pourquoi ne s’accordent-elles pas ?

M. Blanqui, en homme conciliant et pacifique, appuie le savant M. Dunoyer, c’est-à-dire la théorie. Toutefois il pense, avec M. Dupin, c’est-à-dire avec la pratique, que la concurrence n’est pas exempte de reproches. Tant M. Blanqui a peur de calomnier et d’attiser le feu.

M. Dupin s’obstine dans son opinion. Il cite, à la charge de la concurrence, la fraude, la vente à faux poids, l’exploitation des enfants. Le tout sans doute afin de prouver que la concurrence à l’intérieur peut être utile !

M. Passy, avec sa logique ordinaire, fait observer qu’il y aura toujours des malhonnêtes gens qui, etc. — Accusez la nature humaine, s’écrie-t-il, mais non pas la concurrence.

Dès le premier mot, la logique de M. Passy s’écarte de la question. Ce que l’on reproche à la concurrence, ce sont les inconvénients qui résultent de sa nature, et non les fraudes dont elle est l’occasion ou le prétexte. Un manufacturier trouve moyen de remplacer un ouvrier qui lui coûte 3 fr. par jour, par une femme à laquelle il ne donne que 1 fr. Cet expédient est le seul pour lui de soutenir la baisse et de faire marcher son établissement. Bientôt aux ouvrières, il adjoindra des enfants. Puis, contraint par les nécessités de la guerre, peu à peu il réduira les salaires et augmentera les heures de travail. Où est ici le coupable ? Cet argument peut se retourner de cent façons, et s’appliquer à toutes les industries, sans qu’il y ait lieu d’accuser la nature humaine.

M. Passy lui-même est forcé de le reconnaître, lorsqu’il ajoute : « Quant au travail forcé des enfants, la faute en est aux parents. » — C’est juste. Et la faute des parents, à qui ?

« En Irlande, continue cet orateur, il n’y a point de concurrence, et cependant la misère est extrême. »

Sur ce point la logique ordinaire de M. Passy a été trahie par un défaut de mémoire extraordinaire. En Irlande, il y a monopole complet, universel de la terre, et concurrence illimitée, acharnée pour les fermages. Concurrence-monopole sont les deux boulets que traîne à chaque pied la malheureuse Irlande.

Quand les économistes sont las d’accuser la nature humaine, la cupidité des parents, la turbulence des radicaux, ils se réjouissent par le tableau de la félicité du prolétariat. Mais là encore ils ne se peuvent accorder ni entre eux, ni avec eux-mêmes ; et rien ne peint mieux l’anarchie de la concurrence que le désordre de leurs idées.

« Aujourd’hui, la femme de l’artisan se pare de robes élégantes que n’auraient pas dédaignées les grandes dames de l’autre siècle. » (M. Chevalier, 4e leçon.) Et c’est ce même M. Chevalier qui, d’après un calcul à lui propre, estime que la totalité du revenu national donnerait 65 centimes par jour et par individu. Quelques économistes font même descendre ce chiffre à 55 centimes. Or, comme il faut prendre sur cette somme de quoi composer les fortunes supérieures, on peut évaluer, d’après le compte de M. de Morogues, que le revenu de la moitié des Français ne dépasse pas 25 centimes.

« Mais, reprend avec une mystique exaltation M. Chevalier, le bonheur n’est-il pas dans l’harmonie des désirs et des jouissances, dans l’équilibre des besoins et des satisfactions ? N’est-il pas dans un certain état de l’âme dont il n’appartient pas à l’économie politique de détourner les conditions, et qu’elle n’a pas mission de faire naître ? Ceci est l’œuvre de la religion et de la philosophie. » — Économiste, dirait Horace à M. Chevalier, s’il vivait de notre temps : occupez-vous seulement de mon revenu, et laissez-moi le soin de mon âme : Det vitam, det opes, æquum mî animum ipse parabo.

M. Dunoyer a de nouveau la parole :

« On pourrait aisément, dans beaucoup de villes, les jours de fêtes, confondre la classe ouvrière avec la classe bourgeoise (pourquoi y a-t-il deux classes ?), tant la mise de la première est recherchée. Pas moins de progrès dans la nourriture. L’alimentation est à la fois plus abondante, plus substantielle et plus variée. Le pain s’est amélioré partout. La viande, la soupe, le pain blanc, sont devenus, dans beaucoup de villes de fabriques, d’un usage infiniment plus commun qu’autrefois. Enfin, la durée de la vie moyenne s’est élevée de trente-cinq à quarante. »

Plus loin, M. Dunoyer donne le tableau des fortunes anglaises d’après Marshall. Il résulte de ce tableau qu’en Angleterre deux millions cinq cent mille familles n’ont qu’un revenu de 1,200 fr. Or, en Angleterre, 1,200 fr. de revenu répondent chez nous à 730 fr., somme qui, divisée entre quatre personnes, donne à chacune 182 fr. 50 c, et par jour 50 centimes. Cela se rapproche des 65 centimes que M. Chevalier accorde à chaque Français : la différence en faveur de celui-ci provient de ce que le progrès de la richesse étant moins avancé en France, la misère y est également moindre. Que faut-il croire, des descriptions luxuriantes des économistes, ou de leurs calculs ?

« Le paupérisme s’est accru à tel point en Angleterre, avoue M. Blanqui, que le gouvernement anglais a dû chercher un refuge dans ces affreuses maisons de travail… » En effet, ces prétendues maisons de travail, où le travail consiste en occupations ridicules et stériles, ne sont, quoi qu’on ait dit, que des maisons de torture. Car il n’est pour un être raisonnable de torture pareille à celle de tourner une meule sans grain et sans farine, dans le but unique de fuir le repos, sans pour cela échapper à l’oisiveté.

« Cette organisation (l’organisation de la concurrence), continue M. Blanqui, tend à faire passer tous les profits du travail du côté des capitaux… C’est à Reims, à Mulhouse, à Saint-Quentin, comme à Manchester, à Leeds, à Spitafield, que l’existence des ouvriers est le plus précaire… » Suit un tableau épouvantable de la misère des ouvriers. Hommes, femmes, enfants, jeunes filles, passent devant vous affamés, étiolés, couverts de haillons, blafards et farouches. La description se termine par ce trait : « Les ouvriers de l’industrie mécanique ne peuvent plus fournir de soldats au recrutement de l’armée. » Il paraît qu’à ceux-là le pain blanc et la soupe de M. Dunoyer ne profitent pas.

M. Villermé regarde le libertinage des jeunes ouvrières comme inévitable. Le concubinage est leur état habituel ; elles sont entièrement subventionnées par les patrons, commis, étudiants. Bien qu’en général le mariage ait plus d’attrait pour le peuple que pour la bourgeoisie, nombre de prolétaires, malthusiens sans le savoir, craignent la famille, et suivent le torrent. Ainsi, comme les ouvriers sont chair à canon, les ouvrières sont chair à prostitution : cela explique l’élégante tenue du dimanche. Après tout, pourquoi ces demoiselles seraient-elles obligées à vertu plutôt que leurs bourgeoises ?

M. Buret, couronné par l’Académie : « J’affirme que la classe ouvrière est abandonnée corps et âme au bon plaisir de l’industrie. » — Le même dit ailleurs : « Les plus faibles efforts de la spéculation peuvent faire varier le prix du pain de cinq centimes et au delà par livre, ce qui représente 620 millions 500 mille fr. pour 34 millions d’hommes. » Remarquez en passant que le très-regrettable Buret regardait comme un préjugé populaire l’existence des accapareurs. Eh ! sophiste : accapareur ou spéculateur, qu’importe le nom, si vous reconnaissez la chose ?

De telles citations rempliraient des volumes. Mais le but de cet écrit n’est point de raconter les contradictions des économistes, et de faire aux personnes une guerre sans résultat. Notre but est plus élevé et plus digne : c’est de dérouler le Système des contradictions économiques, ce qui est tout différent. Nous terminerons donc ici cette triste revue ; et nous jetterons, avant de finir, un coup d’œil sur les divers moyens proposés pour remédier aux inconvénients de la concurrence.


§ III. — Des remèdes contre la concurrence.


La concurrence dans le travail peut-elle être abolie ?

Autant vaudrait demander si la personnalité, la liberté, la responsabilité individuelle peut être supprimée.

La concurrence, en effet, est l’expression de l’activité collective ; de même que le salaire, considéré dans son acception la plus haute, est l’expression du mérite et du démérite, en un mot de la responsabilité du travailleur. En vain l’on déclame et l’on se révolte contre ces deux formes essentielles de la liberté et de la discipline dans le travail. Sans une théorie du salaire, point de répartition, point de justice ; sans une organisation de la concurrence, point de garantie sociale, partant point de solidarité.

Les socialistes ont confondu deux choses essentiellement distinctes, lorsqu’opposant l’union du foyer domestique à la concurrence industrielle, ils se sont demandé si la société ne pouvait pas être constituée précisément comme une grande famille dont tous les membres seraient liés par l’affection du sang, et non comme une espèce de coalition où chacun est retenu par la loi de ses intérêts. La famille n’est pas, si j’ose dire ainsi, le type, la molécule organique de la société. Dans la famille, comme l’avait très-bien observé M. de Bonald, il n’existe qu’un seul être moral, un seul esprit, une seule âme, je dirais presque, avec la Bible, une seule chair. La famille est le type et le berceau de la monarchie et du patriciat : en elle réside et se conserve l’idée d’autorité et de souveraineté, qui s’efface de plus en plus dans l’état. C’est sur le modèle de la famille que toutes les sociétés antiques et féodales s’étaient organisées : et c’est précisément contre cette vieille constitution patriarcale, que proteste et se révolte la démocratie moderne.

L’unité constitutive de la société est l’atelier.

Or, l’atelier implique nécessairement un intérêt de corps, et des intérêts privés ; une personne collective, et des individus. De là, un système de rapports inconnus dans la famille, et parmi lesquels l’opposition de la volonté collective, représentée par le maître, et des volontés individuelles, représentées par les salariés, figure au premier rang. Viennent ensuite les rapports d’atelier à atelier, de capital à capital, en d’autres termes la concurrence et l’association. Car la concurrence et l’association s’appuient l’une sur l’autre ; elles n’existent pas l’une sans l’autre ; bien loin de s’exclure, elles ne sont pas même divergentes. Qui dit concurrence, suppose déjà but commun ; la concurrence n’est donc pas l’égoïsme, et l’erreur la plus déplorable du socialisme est de l’avoir regardée comme le renversement de la société.

Il ne saurait donc être ici question de détruire la concurrence, chose aussi impossible que de détruire la liberté ; il s’agit d’en trouver l’équilibre, je dirais volontiers la police. Car toute force, tout spontanéité, soit individuelle, soit collective, doit recevoir sa détermination : il en est à cet égard de la concurrence comme de l’intelligence et de la liberté. Comment donc la concurrence se déterminera-t-elle harmoniquement dans la société ?

Nous avons entendu la réponse de M. Dunoyer, parlant pour l’économie politique : La concurrence doit se déterminer par elle-même. En d’autres termes, selon M. Dunoyer et tous les économistes, le remède aux inconvénients de la concurrence est encore la concurrence ; et puisque l’économie politique est la théorie de la propriété, du droit absolu d’user et d’abuser, il est clair que l’économie politique n’a rien autre chose à répondre. Or c’est comme si l’on prétendait que l’éducation de la liberté se fait par la liberté, l’instruction de l’esprit par l’esprit, la détermination de la valeur par la valeur : toutes propositions évidemment tautologiques et absurdes.

Et, en effet, pour nous renfermer dans le sujet que nous traitons, il saute aux yeux que la concurrence, pratiquée pour elle-même et sans autre but que de maintenir une indépendance vague et discordante, ne peut aboutir à rien, et que ses oscillations sont éternelles. Dans la concurrence ce sont les capitaux, les machines, les procédés, le talent et l’expérience, c’est-à-dire encore des capitaux, qui sont en lutte ; la victoire est assurée aux plus gros bataillons. Si donc la concurrence ne s’exerce qu’au profit d’intérêts privés, et que ses effets sociaux n’aient été ni déterminés par la science, ni réservés par l’état, il y aura dans la concurrence, comme dans la démocratie, tendance continuelle de la guerre civile à l’oligarchie, de l’oligarchie au despotisme, puis dissolution et retour à la guerre civile, sans fin et sans repos. Voilà pourquoi la concurrence, abandonnée à elle-même, ne peut jamais arriver à sa constitution : de même que la valeur, elle a besoin d’un principe supérieur qui la socialise et la définisse. Ces faits sont désormais assez bien établis pour que nous puissions les considérer comme acquis à la critique et nous dispenser d’y revenir. L’économie politique, pour ce qui concerne la police de la concurrence, n’ayant et ne pouvant avoir d’autre moyen que la concurrence même, est démontrée impuissante.

Reste donc à savoir comment le socialisme a entendu la solution. Un seul exemple donnera la mesure de ses moyens, et nous permettra de prendre à son égard des conclusions générales.

M. Louis Blanc est peut-être de tous les modernes socialistes celui qui, par son remarquable talent, a su le mieux appeler sur ses écrits l’attention du public. Dans son Organisation du travail, après avoir ramené le problème de l’association à un seul point, la concurrence, il se prononce, sans hésiter, pour son abolition. On peut juger d’après cela combien cet écrivain, d’ordinaire si avisé, s’est fait illusion sur la valeur de l’économie politique, et sur la portée du socialisme. D’un côté M. Blanc, recevant de je ne sais où ses idées toutes faites, donnant tout à son siècle et rien à l’histoire, rejette absolument, pour le contenu et pour la forme, l’économie politique, et se prive des matériaux même de l’organisation ; de l’autre, il attribue à des tendances ressuscitées de toutes les époques antérieures et qu’il prend pour nouvelles, une réalité qu’elles n’ont pas, et méconnaît la nature du socialisme, qui est d’être exclusivement critique. M. Blanc nous a donc donné le spectacle d’une imagination vive et prompte aux prises avec une impossibilité ; il a cru à la divination du génie : mais il a dû s’apercevoir que la science ne s’improvise pas, et que s’appelât-on Adolphe Boyer, Louis Blanc ou J. J. Rousseau, du moment qu’il n’y a rien dans l’expérience, il n’y a rien dans l’entendement.

M. Blanc débute par cette déclaration : « Nous ne saurions comprendre ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieux accouplement des deux principes opposés. Greffer l’association sur la concurrence est une pauvre idée : c’est remplacer les eunuques par les hermaphrodites. »

Ces quatre lignes sont pour M. Blanc à jamais regrettables. Elles prouvent qu’à la date de la 4e édition de son livre il était sur la logique aussi peu avancé que sur l’économie politique, et qu’il raisonnait de l’une et de l’autre comme un aveugle des couleurs. L’hermaphrodisme, en politique, consiste précisément dans l’exclusion, parce que l’exclusion ramène toujours, sous une forme quelconque et dans un même degré, l’idée exclue ; et M. Blanc serait étrangement surpris si on lui faisait voir, par le mélange perpétuel qu’il fait dans son livre des principes les plus contraires, l’autorité et le droit, la propriété et le communisme, l’aristocratie et l’égalité, le travail et le capital, la récompense et le dévouement, la liberté et la dictature, le libre examen et la foi religieuse, que le véritable hermaphrodite, publiciste au double sexe, c’est lui. M. Blanc, placé sur les confins de la démocratie et du socialisme, un degré plus bas que la République, deux degrés au-dessous de M. Barrot, trois au-dessous de M. Thiers, est encore lui-même, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, un descendant à la quatrième génération de M. Guizot, un doctrinaire.

« Certes, s’écrie M. Blanc, nous ne sommes pas de ceux qui crient anathème au principe d’autorité. Ce principe, nous avons eu mille fois occasion de le défendre contre des attaques aussi dangereuses qu’ineptes. Nous savons que, lorsque dans une société la force organisée n’est nulle part, le despotisme est partout… »

Ainsi, d’après M. Blanc, le remède à la concurrence, ou plutôt le moyen de l’abolir, consiste dans l’intervention de l’autorité, dans la substitution de l’état à la liberté individuelle : c’est l’inverse du système des économistes.

Je regretterais que M. Blanc, dont les tendances sociales sont connues, m’accusât de lui faire une guerre impolitique en le réfutant. Je rends justice aux intentions généreuses de M. Blanc ; j’aime et je lis ses ouvrages, et je lui rends surtout grâce du service qu’il a rendu, en mettant à découvert, dans son Histoire de dix ans, l’incurable indigence de son parti. Mais nul ne peut consentir à paraître dupe ou imbécile : or, toute question de personne mise à part, que peut-il y avoir de commun entre le socialisme, cette protestation universelle, et le pêle-mêle de vieux préjugés qui compose la république de M. Blanc ? M. Blanc ne cesse d’appeler à l’autorité, et le socialisme se déclare hautement anarchique ; M. Blanc place le pouvoir au-dessus de la société, et le socialisme tend à faire passer le pouvoir sous la société ; M. Blanc fait descendre la vie sociale d’en haut, et le socialisme prétend la faire poindre et végéter d’en bas ; M. Blanc court après la politique, et le socialisme cherche la science. Plus d’hypocrisie, dirai-je à M. Blanc : vous ne voulez ni du catholicisme, ni de la monarchie, ni de la noblesse ; mais il vous faut un Dieu, une religion, une dictature, une censure, une hiérarchie, des distinctions et des rangs. Et moi je nie votre Dieu, votre autorité, votre souveraineté, votre état juridique et toutes vos mystifications représentatives ; je ne veux ni de l’encensoir de Robespierre, ni de la baguette de Marat ; et plutôt que de subir votre démocratie androgyne, j’appuie le statu quo. Depuis seize ans, votre parti résiste au progrès et arrête l’opinion ; depuis seize ans, il montre son origine despotique en faisant queue au pouvoir à l’extrémité du centre gauche : il est temps qu’il abdique ou qu’il se métamorphose. Implacables théoriciens de l’autorité, que proposez-vous donc que le gouvernement auquel vous faites la guerre ne puisse réaliser d’une façon plus supportable que vous ?

Le système de M. Blanc se résume en trois points :

1o Créer au pouvoir une grande force d’initiative, c’est-à-dire, en langage français, rendre l’arbitraire tout-puissant pour réaliser une utopie.

2o Créer et commanditer aux frais de l’état des ateliers publics.

3o Éteindre l’industrie privée sous la concurrence de l’industrie nationale.

Et c’est tout.

M. Blanc a-t-il abordé le problème de la valeur, qui implique à lui seul tous les autres ? il ne s’en doute seulement pas. — A-t-il donné une théorie de la répartition ? Non. — A-t-il résolu l’antinomie de la division du travail, cause éternelle d’ignorance, d’immoralité et de misère pour l’ouvrier ? Non. — A-t-il fait disparaître la contradiction des machines et du salariat, et concilié les droits de l’association avec ceux de la liberté ? Tout au contraire, M. Blanc consacre cette contradiction. Sous la protection despotique de l’état, il admet en principe l’inégalité des rangs et des salaires, en y ajoutant, pour compensation, le droit électoral. Des ouvriers qui votent leur règlement et qui nomment leurs chefs ne sont-ils pas libres ? Il pourra bien arriver que ces ouvriers votants n’admettent parmi eux ni commandement, ni différence de solde : alors comme rien n’aura été prévu pour donner satisfaction aux capacités industrielles, tout en maintenant l’égalité politique, la dissolution pénétrera dans l’atelier, et, à moins d’une intervention de la police, chacun retournera à ses affaires. Ces craintes ne paraissent ni sérieuses ni fondées à M. Blanc : il attend l’épreuve avec calme, bien sûr que la société ne se dérangera pas pour lui donner le démenti.

Et les questions si complexes, si embrouillées de l’impôt, du crédit, du commerce international, de la propriété, de l’hérédité : M. Blanc les a-t-il approfondies ? Et le problème de la population, l’a-t-il résolu ? Non, non, non, mille fois non : quand M. Blanc ne tranche pas une difficulté, il l’élimine. À propos de la population, il dit : « Comme il n’y a que la misère qui soit prolifique, et comme l’atelier social fera disparaître la misère, il n’y a pas lieu de s’en occuper. »

En vain M. de Sismondi, appuyé sur l’expérience universelle, lui crie : « Nous n’avons aucune confiance dans ceux qui exercent des pouvoirs délégués. Nous croyons que toute corporation fera plus mal ses affaires que ceux qui sont animés par un intérêt individuel ; qu’il y aura de la part des directeurs négligence, faste, dilapidation, favoritisme, crainte de se compromettre, tous les défauts enfin qu’on remarque dans l’administration de la fortune publique, par opposition à la fortune privée. Nous croyons de plus que dans une assemblée d’actionnaires on ne trouvera qu’inattention, caprice, négligence, et qu’une entreprise mercantile serait constamment compromise et bientôt ruinée, si elle devait dépendre d’une assemblée délibérante et d’un commerçant. » M. Blanc n’entend rien ; il s’étourdit avec la sonorité de ses phrases : l’intérêt privé, il le remplace par le dévouement à la chose publique ; à la concurrence, il substitue l’émulation et les récompenses. Après avoir posé en principe la hiérarchie industrielle, conséquence nécessaire de sa foi en Dieu, à l’autorité et au génie, il s’abandonne à des puissances mystiques, idoles de son cœur et de son imagination.

Ainsi, M. Blanc débute par un coup d’état, ou plutôt, suivant son expression originale, par une application de la force d’initiative qu’il crée au pouvoir ; et il frappe une contribution extraordinaire sur les riches, afin de commanditer le prolétariat. La logique de M. Blanc est toute simple, c’est celle de la République : Le pouvoir veut ce que le peuple veut, et ce que le peuple veut est vrai. Singulière façon de réformer la société que de comprimer ses tendances les plus spontanées, de nier ses manifestations les plus authentiques, et, au lieu de généraliser le bien-être par le développement régulier des traditions, de déplacer le travail et le revenu ! Mais, en vérité, à quoi bon ces déguisements ? pourquoi tant de détours ? N’était-il pas plus simple d’adopter tout de suite la loi agraire ? Le pouvoir, en vertu de sa force d’initiative, ne pouvait-il d’emblée déclarer que tous les capitaux et instruments de travail étaient propriétés de l’État, sauf l’indemnité à accorder aux détenteurs par forme de transition ? Au moyen de cette mesure péremptoire, mais loyale et sincère, le champ économique était déblayé ; il n’en eût pas coûté davantage à l’utopie, et M. Blanc pouvait alors, sans nul empêchement, procéder à l’aise à l’organisation de la société ?

Mais que dis-je ? organiser ! Toute l’œuvre organique de M. Blanc consiste dans ce grand acte d’expropriation ou de substitution, comme on voudra : l’industrie une fois déplacée et républicanisée, le grand monopole constitué, M. Blanc ne doute point que la production n’aille à souhait ; il ne comprend pas qu’on élève contre ce qu’il appelle son système, une seule difficulté. Et de fait, qu’objecter à une conception aussi radicalement nulle, aussi insaisissable que celle de M. Blanc ? La partie la plus curieuse de son livre est dans le recueil choisi qu’il a fait d’objections proposées par quelques incrédules, et auxquelles il répond, on le devine, victorieusement. Ces critiques n’avaient pas vu qu’en discutant le système de M. Blanc, ils argumentaient sur les dimensions, la pesanteur et la figure d’un point mathématique. Or, il est arrivé que la controverse soutenue par M. Blanc lui en a plus appris que ses propres méditations n’avaient fait ; et l’on s’aperçoit que si les objections eussent continué, il eût fini par découvrir ce qu’il croyait avoir inventé, l’organisation du travail.

Mais enfin le but, si restreint d’ailleurs, que poursuivait M. Blanc, savoir l’abolition de la concurrence et la garantie de succès d’une entreprise patronée et commanditée par l’état, ce but a-t-il été atteint ? — Je citerai à ce sujet les réflexions d’un économiste de talent, M. Joseph Garnier, aux paroles duquel je me permettrai de joindre quelques commentaires.

« Le gouvernement, selon M. Blanc, choisirait des ouvriers moraux, et leur donnerait de bons salaires. » — Ainsi il faut à M. Blanc des hommes faits exprès : il ne se flatte pas d’agir sur toute espèce de tempéraments. Quant aux salaires, M. Blanc les promet bons ; c’est plus aisé que d’en définir la mesure.

« M. Blanc admet par hypothèse que ces ateliers donneraient un produit net, et feraient en outre une si bonne concurrence à l’industrie privée que celle-ci se transformerait en ateliers nationaux. »

Comment cela se pourrait-il, si les prix de revient des ateliers nationaux sont plus élevés que ceux des ateliers libres ? J’ai fait voir au chapitre Ier que les 300 ouvriers d’une filature ne produisent pas à l’exploitant, entre eux tous, un revenu net et régulier de 20,000 fr ; et que ces 20,000 fr. répartis entre les 300 travailleurs n’augmenteraient leur revenu que de 18 centimes par jour. Or, ceci est vrai de toutes les industries. Comment l’atelier national, qui doit à ses ouvriers de bons salaires, comblera-t-il ce déficit ? — Par l’émulation, dit M. Blanc.

M. Blanc cite avec une extrême complaisance la maison Leclaire, société d’ouvriers peintres en bâtiments faisant très-bien leurs affaires, et qu’il regarde comme une démonstration vivante de son système. M. Blanc aurait pu ajouter à cet exemple une multitude de sociétés semblables, qui prouveraient tout autant que la maison Leclaire, c’est-à-dire pas plus. La maison Leclaire est un monopole collectif, entretenu par la grande société qui l’enveloppe. Or, il s’agit de savoir si la société tout entière peut devenir un monopole, au sens de M. Blanc et sur le patron de la maison Leclaire : ce que je nie positivement. Mais ce qui touche de plus près à la question qui nous occupe, et à quoi M. Blanc n’a pas pris garde, c’est qu’il résulte des comptes de répartition que la maison Leclaire lui a fournis, que, les salaires de cette maison étant de beaucoup supérieurs à la moyenne générale, la première chose à faire dans une organisation de la société serait de susciter à la maison Leclaire, soit parmi ses ouvriers, soit au dehors, une concurrence.

« Les salaires seraient réglés par le gouvernement. Les membres de l’atelier social en disposeraient à leur convenance, et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderait pas à faire naître, de l’association des travaux, la volontaire association des plaisirs. »

M. Blanc est-il communiste, oui, ou non ? Qu’il se prononce une fois, au lieu de tenir le large ; et si le communisme ne le rend pas plus intelligible, du moins on saura ce qu’il veut.

« En lisant le supplément dans lequel M. Blanc a jugé à propos de combattre les objections que quelques journaux lui ont faites, on voit mieux ce qu’il y a d’incomplet dans sa conception, fille au moins de trois pères, le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme, avec le concours de la politique, et d’un peu, de très-peu d’économie politique.

» D’après ses explications, l’état ne serait que régulateur, législateur, protecteur de l’industrie, et non fabricant ni producteur universel. Mais comme il protège exclusivement les ateliers sociaux pour détruire l’industrie privée, il arrive forcément au monopole et retombe dans la théorie saint-simonienne malgré lui, au moins quant à la production. »

M. Blanc ne saurait en disconvenir : son système est dirigé contre l’industrie privée ; et chez lui le pouvoir, par sa force d’initiative, tend à éteindre toute initiative individuelle, à proscrire le travail libre. L’accouplement des contraires est odieux à M. Blanc : aussi voyons-nous qu’après avoir sacrifié la concurrence à l’association, il lui sacrifie encore la liberté. Je l’attends à l’abolition de la famille.

« Toutefois la hiérarchie sortirait du principe électif, comme dans le fouriérisme, comme dans la politique constitutionnelle. Mais encore ces ateliers sociaux, réglementés par la loi, seront-ils autre chose que des corporations ? Quel est le lien des corporations ? la loi. Qui fera la loi ? le gouvernement. Vous supposez qu’il sera bon ? Eh bien ! l’expérience a démontré qu’il ne s’était jamais entendu à réglementer les innombrables accidents de l’industrie. Vous nous dites qu’il fixera le taux des profits, le taux des salaires ; vous espérez qu’il le fera de façon que les travailleurs et les capitaux se réfugieront dans l’atelier social. Mais vous ne nous dites pas comment l’équilibre s’établira entre ces ateliers qui auront tendance à la vie en commun, au phalanstère ; vous ne nous dites pas comment ces ateliers éviteront la concurrence intérieure et extérieure ; comment ils pourvoiront à l’excès de population par rapport au capital ; comment les ateliers sociaux manufacturiers différeront de ceux des champs, et bien d’autres choses encore. Je sais bien que vous répondrez : Par la vertu spécifique de la loi ! Et si votre gouvernement, votre état ne savent pas la faire ? Ne voyez-vous pas que vous glissez sur la pente, et que vous êtes obligé de vous raccrocher à quelque chose d’analogue à la loi vivante ? On le voit bien en vous lisant : vous vous préoccupez surtout d’inventer un pouvoir susceptible d’être appliqué à votre système ; mais je déclare qu’après vous avoir lu attentivement, je ne pense pas que vous ayez encore une notion claire et précise de ce qu’il vous faut. Ce qui vous manque, ainsi qu’à nous tous, c’est la véritable notion de la liberté et de l’égalité, que vous ne voudriez pas méconnaître, et que vous êtes obligé de sacrifier, quelques précautions que vous preniez.

» Ne connaissant pas la nature et les fonctions du pouvoir, vous n’avez pas osé vous arrêter sur une seule explication ; vous n’avez pas donné le moindre exemple.

» Admettons que les ateliers fonctionnent pour produire, ce seront des ateliers commerciaux qui feront aussi circuler les produits, qui feront les échanges. Et qui donc réglera le prix ? encore la loi ? En vérité, je vous le dis, il vous faudra une nouvelle apparition sur le mont Sinaï, sans quoi vous ne vous en tirerez jamais, vous, votre conseil d’état, votre chambre de représentants ou votre aréopage de sénateurs. »

Ces réflexions sont d’une invincible justesse. M. Blanc, avec son organisation par l’état, est obligé de conclure toujours par où il aurait dû commencer, et qui lui aurait évité la peine de faire son livre, l’Étude de la science économique. Comme le dit très-bien son critique : « M. Blanc a eu le tort grave de faire de la stratégie politique avec des questions qui ne se prêtent point à cet usage ; » il a essayé de mettre le gouvernement en demeure, et il n’a réussi qu’à démontrer de mieux en mieux l’incompatibilité du socialisme avec la démocratie harangueuse et parlementaire. Son pamphlet, tout émaillé de pages éloquentes, fait honneur à sa littérature : quant à la valeur philosophique du livre, elle serait absolument la même si l’auteur s’était borné à écrire sur chaque page, en gros caractères, ce seul mot : Je proteste.

Résumons :

La concurrence, comme position ou phase économique, considérée dans son origine, est le résultat nécessaire de l’intervention des machines, de la constitution de l’atelier et de la théorie de réduction des frais généraux ; considérée dans sa signification propre et dans sa tendance, elle est le mode selon lequel se manifeste et s’exerce l’activité collective, l’expression de la spontanéité sociale, l’emblème de la démocratie et de l’égalité, l’instrument le plus énergique de la constitution de la valeur, le support de l’association. — Comme essor des forces individuelles, elle est le gage de leur liberté, le premier moment de leur harmonie, la forme de la responsabilité qui les unit toutes et les rend solidaires.

Mais la concurrence abandonnée à elle-même et privée de la direction d’un principe supérieur et efficace, n’est qu’un mouvement vague, une oscillation sans but de la puissance industrielle, éternellement ballottée entre ces deux extrêmes également funestes, d’un côté les corporations et le patronage, auxquels nous avons vu l’atelier donner naissance, d’autre part le monopole, dont il sera question au chapitre suivant.

Le socialisme, en protestant avec raison contre cette concurrence anarchique, n’a rien proposé encore de satisfaisant pour sa réglementation ; et la preuve, c’est qu’on rencontre partout, dans les utopies qui ont vu le jour, la détermination ou socialisation de la valeur abandonnée à l’arbitraire, et toutes les réformes aboutir, tantôt à la corporation hiérarchique, tantôt au monopole de l’état, ou au despotisme de la communauté.