Système des Beaux-Arts/Livre sixième/10

Gallimard (p. 228-232).

CHAPITRE X

PRÉLIMINAIRES SUR LE STYLE

Nous allons examiner maintenant des arts en quelque sorte sans pudeur, sans mesure, et presque sans règle, comme sont la sculpture, la peinture et le roman ; il est donc à propos de ramasser ici ce que déjà nous pouvons dire du style ; car, si les costumes et ornements ont conservé le style dans sa pureté, il faut dire que c’est l’architecture qui est surtout maîtresse de style. Toutefois les arts en mouvement, par l’effet de la pudeur et de la politesse, sont arrivés aussi à une sorte de style, mais moins assuré. Ceux qui ont vu des danses russes auront à dire que le rythme n’y manque pas, mais que le style y manque ; au contraire la danse des villages bretons, si savante, si étudiée, si modeste aussi dans ses mouvements, est un bel exemple du style dans les mouvements rythmés. Le style, dans les arts de ce genre, consisterait donc à régler ou à retenir les mouvements naturels des passions au profit de la force expressive. On appelle goût, et c’est très bien dit, la préférence du spectateur et aussi de l’acteur pour le langage traditionnel, lequel a naturellement pour règle de dire beaucoup avec peu de mouvement. À dire vrai, les orateurs, les tragédiens et les chanteurs n’évitent pas toujours assez les cris et les convulsions. Toutefois les conditions de l’acoustique et les fatigues du métier tendent toujours à restaurer les règles du goût ; à quoi la poésie dramatique ne contribue pas peu, en imposant aux passions une espèce de chant qui règle en même temps les gestes, ainsi qu’il a été expliqué.

La musique est peut-être, de tous les arts en mouvement, celui qui conserve le mieux ce qu’on appelle le style. La musique est peut-être le style même ; car il n’y a point de musique passable qui ne suive une mesure rigoureuse ; et ce n’est guère que dans la musique dramatique que le chanteur peut se permettre de manquer aux règles de bon goût ; encore en est-il toujours puni, car un son juste, plein et puissant suppose la possession de soi. Enfin il est clair que la musique populaire est simple et noble toujours, sans la moindre trace de déclamation. C’est pourquoi on ne dirait pas trop en disant que le style est parent de la grandeur d’âme, et que la volonté de plaire ou d’étonner y est tout à fait contraire.

Sans doute faudrait-il aussi considérer attentivement ce que c’est qu’exprimer. Car une mimique violente et désordonnée n’exprime rien. Peut-être arriverait-elle à jeter le spectateur dans les mêmes convulsions, mais il ne saurait pas pour cela ce qu’il éprouve ; et il est presque de définition qu’un geste non retenu éteint la pensée ; c’est par là que les passions dépassent toujours leur fin. L’expression veut donc être comprise ; aussi est-elle par elle-même une invitation à l’attente ; elle avertit par la retenue. On sait que le moyen d’établir le silence n’est pas de crier. Aussi doit-on dire que la vraie musique fait silence, et la vraie éloquence aussi, et le véritable acteur aussi ; je dis le silence par le silence. En somme aucun tumulte n’exprime rien. L’expression est de la pensée. Il faut donc que la passion ait contour et forme. Et la pudeur, en toute chose, est sans doute la peur d’exprimer trop et ainsi d’exprimer mal. C’est pourquoi la politesse tient de si près au style, Remarquez qu’une danse de style, comme le menuet, est une danse de politesse.

Un homme poli est souvent admirable par une élégance sans pensée aucune ; ce genre de style désespère l’imitateur et écrase l’envieux. Il faut donc regarder attentivement par là, mais sans aucun espoir d’y trouver un modèle pour les œuvres ; car l’homme poli n’est modèle que de politesse. Il faut transposer ici, plutôt qu’imiter, et saisir l’analogie en écartant la ressemblance. Mais il faudrait décrire ce vide de la politesse, qui en est l’essence. Celui qui a le souci de plaire n’est qu’à moitié poli ; celui qui craint de déplaire ne l’est même pas à moitié. C’est que l’intention se voit, et la crainte encore plus. Il y a une perfection de la politesse qui suppose que l’on n’ait rien à cacher. La danse excelle à nous vider ainsi de nos pensées, de façon que nous répondions au signe seulement par le signe. On peut concevoir une conversation d’après ce modèle ; mais les paroles et les gestes définiront alors le style d’une danse, non le style d’une conversation. Il faudrait transporter le style de la danse dans une conversation qui dise quelque chose ; mais cela suppose une sécurité entière avec des pensées, ce qui est chose rare, même entre amis. Il faudrait être assez assuré de ce qu’on dira, et assez tranquille sur les effets, pour régler le langage sur l’objet seulement. On voit que le style dans les œuvres ressemble au style de la politesse, mais qu’il s’y oppose aussi, par cette liberté d’exprimer qui exclut toute politesse. Il y a certainement de la solitude autour des œuvres, mais c’est une solitude peuplée, dont la situation de l’orateur, à ses plus beaux moments, nous donne quelque idée ; car il a égard à tous ses auditeurs, sans en considérer jamais aucun en particulier. On saisit ici la différence entre le public, qui soutient les œuvres, et la société qui les tuerait toutes, et que le style est bien une politesse, mais qui sauve la forme par le contenu.

L’architecture va aux mêmes fins, par un chemin plus caché, car la dureté de la pierre est pour beaucoup dans la sobriété de l’ornement. Chacun sait bien aussi que l’exécution, dans les broderies et tapisseries, dans les faïences peintes, donne du style aux ornements. Et déjà la forme de l’objet, comme une assiette ou un vase, ou bien les cases régulières d’une frise, affermissent le dessin et délivrent de l’imitation puérile. Il y a un frappant contraste, dans les dessins des jeunes enfants, entre la composition libre, toujours laide, et l’ornementation réglée, qui par la nécessité des teintes plates et des lignes simplifiées, conduit souvent, dès les premiers essais, à des modèles dignes de l’art ancien. Mais qu’est-ce que l’art ancien, dans le mobilier, dans la terre cuite, dans la faïence, sinon l’art de l’artisan ? Dans ces travaux toujours difficiles, et où la matière ne permet pas les fautes, les mouvements sont disciplinés par le métier, et la pensée est attentive, sérieuse, éveillée, sans aucune comédie. Cette conscience de l’artisan se retrouve dans le trait, sans qu’il y pense, et c’est un beau témoignage. La pudeur, ici, est donc plutôt sagesse. C’est pourquoi les fautes de goût qui seraient dans le plan sont toujours atténuées par l’exécution. Ainsi l’architecture est le modèle de tous les arts.

Si l’on recherchait bien les vrais caractères des beaux meubles, où le style est bien reconnu, on trouverait de même que les exigences du métier y sont partout visibles. Considérons seulement une horloge ornée ; il me semble que l’idée d’un mécanisme fragile, qu’il s’agit d’assurer et de protéger d’abord, est sensible dans les surfaces planes, dans les colonnettes, et jusque dans les fantaisies d’ornement exigées par la mode, ou suggérées par l’imitation. Il en est de même pour une commode, pour un flambeau ou pour une cuiller d’argent. Comme sur le son d’un bel archet le moindre changement se détache avec force, quoique la justesse et la pureté du son n’en soient pas altérées, ainsi l’ornement sur la chose. Rien n’apaise mieux les passions qu’un travail difficile des mains ; rien n’éveille mieux la pensée aussi ; les rêveries prennent la forme du jugement, par cette disposition où l’on se trouve à saisir l’objet exactement comme il est, sans mensonge ni ruse. Tel est donc l’esprit de l’ornement, et telles sont quelques-unes des conditions du style en toute œuvre ; et c’est assez maintenant là-dessus.