Système des Beaux-Arts/Livre septième/1

Gallimard (p. 235-238).

CHAPITRE PREMIER

DE L’IMITATION ET DES MODÈLES

On ne dit point d’un homme qu’il est artiste parce qu’il imite le chant des oiseaux ou le bruit du vent ; on ne dit point d’un architecte qu’il est artiste tant qu’il se borne à copier exactement un modèle. Les arts que nous avons maintenant à examiner peuvent être appelés arts décevants, parce qu’ils semblent tirer leur puissance de l’imitation même de la nature, ce qui réduirait le rôle de l’écrivain, du peintre, et surtout du sculpteur à bien choisir son modèle, à le bien disposer, ou bien à se placer comme il faut pour le bien voir, et enfin à en donner une copie exacte. Cette dernière partie du travail offre encore plus d’une difficulté dans l’écriture et dans la peinture ; mais, dans la sculpture, elle est purement mécanique. Il n’est pas difficile de concevoir une machine à sculpter qui donnerait à la pierre ou au marbre exactement les creux, les reliefs et les dimensions du modèle. Le moulage est un moyen mécanique encore plus simple. Et l’exécution, même manuelle, d’une copie en marbre d’après un modèle en plâtre ou en terre glaise, est souvent laissée à l’ouvrier. Ainsi, en même temps que la sculpture se sépare de l’architecture et délie les statues, nous nous trouvons bien loin de ces arts où l’exécution et l’invention marchent du même pas, comme sont l’éloquence, la poésie, la danse, la musique, et aussi l’architecture, comme on l’a vu.

Comme il existe de beaux modèles, par exemple de beaux hommes et de belles femmes, et que le goût ici ne trompe guère, rien ne serait donc plus facile que de faire des statues ; et cela est vrai en un sens. Il ne manque point de mauvais peintres qui se sont trouvés sculpteurs passables, pourvu qu’ils aient eu à copier quelque beau vieillard ou quelque athlète. Et du reste il n’est pas impossible qu’on invente quelque procédé, analogue à celui des photographes, et qui donnera le portrait en relief, et ressemblant, de ceux qui auront la patience de rester immobiles un petit moment. Le portrait, ainsi fabriqué, d’un homme beau, serait donc beau. Et encore plus beau s’il était peint d’après la nature même, et vêtu de vraies étoffes, comme sont les figures de cire que l’on voit chez les marchands. Pourtant on ne voit point qu’une belle actrice ait jamais désiré rester jeune et belle sous cette forme-là ; un homme d’état non plus. Disons même qu’un portrait de ce genre serait désagréable et presque effrayant à regarder, et il n’est pas difficile de dire pourquoi. Cette immobilité jointe à toutes les apparences de la vie, du sentiment et même de l’esprit, donne l’idée d’une mort soudaine ou d’une folie sans avertissement. Et même une statue de marbre, quand l’artiste a copié la nature sans précaution, donne souvent une impression du même genre, quoique moins forte. Il y a toujours quelque expression de folie dans les statues dansantes ou souriantes. On pourrait dire qu’une certaine recherche du mouvement rend l’immobilité du marbre encore plus frappante. Et enfin il est assez clair que la sculpture ne peut point du tout exprimer à la manière de la danse, et donc qu’elle ne doit point du tout chercher par là.

Dans le fait, cette fantaisie se trouve réglée plus ou moins par le modèle vivant lui-même, qui cherche d’abord une pose qu’il puisse conserver sans trop de fatigue. En quoi il faut distinguer les gens du métier, toujours assez calmes et indifférents, ce qui donne quelquefois un peu de noblesse à leurs portraits de plâtre ou de marbre, et ceux qui veulent laisser une belle image d’eux-mêmes, et qui, d’après cette idée, prennent justement l’attitude la moins naturelle et le plus sot visage. Aussi il est d’expérience que les faiseurs de portraits en marbre cherchent toujours et trouvent quelquefois une expression que le modèle n’offre jamais pendant la pose ou s’il sait seulement qu’on le regarde. Ainsi la reproduction trait pour trait qu’ils font d’abord n’est jamais qu’une ébauche, sur laquelle ils chercheront en tâtonnant le véritable visage que le modèle ne sait pas montrer. C’est pourquoi, très prudemment, ils cherchent d’abord une ébauche simplifiée et une esquisse par plans, comme ils disent, ce que l’exécution mécanique ne chercherait pas du tout ; car la machine à sculpter pourrait aussi bien finir la bouche avant que le front soit seulement coupé dans le marbre. Ainsi, dans les procédés mêmes des sculpteurs qui voudaient bien copier la nature, on aperçoit une autre règle, architecturale au fond, qui est celle que la matière impose aux ornements comme on l’a dit. Seulement il faut avouer que la méthode de modeler dans la glaise est cause que la plupart oublient bientôt leurs principes et gâtent l’ébauche. Il faut être bien avancé dans cet art difficile pour traiter la glaise comme si c’était du marbre déjà.

Mais nous, éclairés par l’étude d’autres arts moins libres et mieux attachés au métier, faisons choix par jugement d’un autre genre de copie où le modèle est l’œuvre même. Michel-Ange, à ce qu’on dit, ne concevait la statue qu’en considérant le bloc de marbre qu’on lui apportait ; ainsi la vraie méthode lui était présentée par ces plans de hasard qui dessinaient déjà quelque chose ; et sans doute il sculptait d’abord quelque bloc encore sauvage, qui n’avait de forme que pour lui ; ainsi le modèle naissait du marbre ; et le modèle, c’était l’œuvre même. Considérez maintenant le modeleur devant son bloc de terre plastique ; son œuvre ressemble alors à ces rêveries que le plus petit incident transforme, sans que le souvenir en garde rien. Il ressemble à ces écrivains qui négligent la première esquisse par le pouvoir qu’ils ont de raturer. Mais n’anticipons point trop ; comme l’architecte est le maître du sculpteur, ainsi le sculpteur est le maître du peintre, et tous de l’écrivain.