Système des Beaux-Arts/Livre premier/6

Gallimard (p. 31-34).

CHAPITRE VI

DE LA PUISSANCE PROPRE DE L’OBJET

Il est à propos de méditer maintenant sur une maxime d’Auguste Comte, philosophe bien plus profond qu’on ne dit, et trop peu lu, quoiqu’il ne manque pas de pieux disciples en tous pays. « Régler le dedans sur le dehors », cette parole est d’un homme qui a éprouvé plus d’une fois, par de cruelles expériences, le tumulte d’une âme forte, mais réduite, par la fatigue des sens investigateurs, à se régler sur les mouvements du corps seulement. Car ce n’est pas assez que ce monde inflexible nous tienne de toutes parts ; il s’en faut bien qu’il règle de lui-même la pensée naturelle. On sait que longtemps les astres eux-mêmes furent chargés d’amour, d’espérance, de crainte ; et ces puissantes liaisons en de tels objets n’apportent la sérénité du sentiment composé qu’autant que leur ordre impartial est d’abord perçu. L’ordre des choses plus proches est encore plus caché, surtout pour le spectateur oisif, qui ne trouve souvent occasion, dans la vue des choses, qu’à poursuivre des rêveries diffuses, inconsistantes, et bientôt perdues dans un cercle de discours mécaniques. C’est pourquoi, faute d’une longue éducation reçue des poètes et des peintres, le spectacle de l’univers arrive rarement à nous délivrer de cette agitation stérile qui est la cause ordinaire de l’ennui.

À quoi remédie le métier ; car notre action rencontre l’ordre inflexible, et même le fait apparaître. Il y a plus d’ordre, et plus visible, dans des champs cultivés que dans la nature libre ; mais ici la variété des causes entraîne encore à des espérances sans bornes, ou à des craintes informes. L’artisan, qu’il soit potier, menuisier, ou maçon, fait paraître un objet mieux circonscrit, capable de terminer les fictions. En ce sens, il y a quelque chose d’esthétique en toute œuvre finie et durable, et quelque bonheur d’artiste dans n’importe quel travail d’artisan. Il faut aussi remarquer que ce repos et cette assurance de l’esprit retrouvant la forme fidèle et invariable, se fortifie par tous les signes du travail et de la résistance ; en ce sens la trace de l’outil dans la pierre, dans un bois dur, dans le fer, est déjà un ornement ; et l’œil retrouvera toujours, comme un des signes de la beauté, cette puissance de l’objet contre le changement, manifeste encore dans l’usure et même dans les débris des choses durables. En revanche les signes même les moins frappants d’une matière flexible, et qui cède au lieu de s’user, détruisent toujours l’effet des ornements, quand ils seraient pris des meilleurs modèles.

Il est remarquable que la contemplation de la nature ordonnée, lorsqu’un long détour de métiers et de mesures l’eut assez préparée, dut longtemps se soutenir par le rythme poétique, qui contribuait de son côté, et plus énergiquement, à terminer toutes les divagations, en fixant les termes par une loi. Peut-être aperçoit-on déjà pourquoi la nature n’est réellement belle que dans des circonstances favorables, pour un esprit vigoureux, et par l’effet d’un progrès et d’une diffusion des connaissances qui fixent l’esprit au moins par préjugé et chassent les dieux agrestes.

S’irriter parce que les choses ne cèdent pas aux désirs, c’est le moment puéril de la pensée. L’expérience fait promptement connaître que l’indétermination des pensées est un mal plus grand que l’essai d’une nécessité inflexible, contre laquelle le vouloir se fortifie, et où il trouve même son appui. Sur cet obstacle ferme, qui ne m’aime ni ne me hait, et qui ne trompe point, je me prends à penser. Tel est le bonheur de la contemplation.

Or toutes les œuvres d’art, légères ou fortes, ont ce caractère d’être des objets éminemment, j’entends d’être assises fortement et comme nécessaires, sans aucune ambiguïté dans l’apparence, sans aucun changement concevable, affirmatives d’elles-mêmes, enfin. Cela est assez évident pour les œuvres qui sont des choses, et pour l’architecture surtout, qui soutient si bien l’ornement, la statuaire, et la peinture. Mais il y a détermination aussi et ordre inflexible dans la poésie et dans la musique, et même dans un simple récit, pourvu que la forme en soit sévèrement respectée, et jusqu’au détail ; cette répétition religieuse a par elle-même quelque chose d’esthétique, et les enfants le savent bien. Peut-être le chant de l’oiseau n’a-t-il point par lui-même un caractère esthétique, faute d’une détermination rigoureuse et d’un retour réglé ; il ne devient esthétique que s’il est joint par le contemplateur au grand jeu des forces printanières, ce qui lui donne valeur d’objet.

Il faut donc qu’une œuvre d’art soit faite, terminée, et solide. Et cela va jusqu’au détail, comme on verra, puisque ce qui n’est pas pris dans la masse ne peut pas orner. C’est pourquoi l’improvisation sans règles n’est jamais belle ; c’est l’art de l’orateur qui parvient à fixer un simple récit dans la masse de son discours. Disons qu’aucune conception n’est œuvre. Et c’est l’occasion d’avertir tout artiste qu’il perd son temps à chercher parmi les simples possibles quel serait le plus beau ; car aucun possible n’est beau ; le réel seul est beau. Faites donc et jugez ensuite. Telle est la première condition en tout art, comme la parenté des mots artiste et artisan le fait bien entendre ; mais une réflexion suivie sur la nature de l’imagination conduit bien plus sûrement à cette importante idée, d’après laquelle toute méditation sans objet réel est nécessairement stérile. Pense ton œuvre, oui, certes ; mais on ne pense que ce qui est : fais donc ton œuvre.