Système des Beaux-Arts/Livre premier/5

Gallimard (p. 28-30).

CHAPITRE V

L’IMAGINATION DANS LES PASSIONS

Ce qui vient d’être décrit, c’est le corps des passions, ce n’en est pas l’âme. L’âme des passions c’est un jugement faux accompagné de toutes ces preuves brillantes, souvenirs, suppositions, prévisions, que le passionné parcourt naïvement dans l’insomnie ou l’attente. Et ce jeu de l’imagination, qui fait les plus grands maux humains, est autre chose encore que fièvre, convulsion retenue, esquisse d’actions contrariées. Des ombres accourent, fuient, reviennent, souriantes, menaçantes, tristes ; des lieux sont entrevus, des mers, des montagnes, des villes, où l’on fut heureux ou malheureux ; cette imagerie est bien quelque chose aussi. Mais il faut pourtant estimer à sa valeur ce pouvoir d’évoquer. Sommes-nous donc artistes en cela ? Avons-nous ce pouvoir de contempler dans nos rêveries passionnées ce qui est loin ou ce qui n’est plus ? Le passionné dit oui, mais nous avons remarqué déjà que le passionné est un mauvais témoin ; il croit voir ; il veut avoir vu ; un trouble trop réel, qui va jusqu’à menacer la vie, le lui prouve assez. Son accent me touche, et me ferait croire que je vois aussi ce qu’il voit. Mais faisons froidement l’inventaire.

Quand je rêve les yeux ouverts, devant les nuages, la fumée, ou les crevasses d’un mur, il arrive que je vois un visage, ou bien un être en mouvement ou attitude. Et je le cherche et souvent je le retrouve ; mais enfin une minute d’attention résolue fait voir que les formes n’ont point changé ; ce sont fumées, nuages ou crevasses, rien de plus. Ce soupir est le bruit du vent, et rien de plus ; ce pas, le battement sourd d’une porte, et rien de plus. Ainsi le jugement, l’émotion, le geste, le départ du corps font toute la vision sans doute. Observons bien que tout objet, surtout confus, est indéterminé au premier moment, que le mouvement des yeux et du corps fait courir ou danser toutes les choses, et que mille accidents de la lumière les transforment d’instant en instant. Dans ce chaos d’un moment que ne puis-je point voir ? Observons aussi qu’on ne retrouve ces illusions étonnantes que par une complaisance à l’émotion et comme par une espèce de jeu tragique.

Quand les objets sont connus, familiers, et non ambigus, la rêverie alors s’en détourne, et le regard errant va chercher ses visions à côté et comme derrière nous toujours. On dit quelquefois que les images de la fantaisie sont faibles, mais c’est mal décrit. Ma maison de paysan, aujourd’hui cendre et ruine, je crois la revoir encore, mais non pas faible image, ou brumeuse, telle qu’il me faudrait regarder attentivement pour la voir ; au contraire l’attention la fait évanouir ; mais un geste, un mouvement, une brève émotion me la présentent soudain hors de mon droit regard, et c’est tout. Je n’ai que le souvenir d’avoir vu, entendez le sentiment vif qui se prolonge, et qui en témoigne. Ainsi encore une fois ce souvenir retombe au corps, et l’émotion est la seule chose que je saisis ; mais disons aussi que ce témoin, quand il est seul, et que le jugement parlé ne le seconde point, est naturellement effrayant. Toute la mémoire devrait être examinée de nouveau en partant de là, et surtout la fausse, qui nous fait souvent, comme on sait, reconnaître un objet que nous jugeons pourtant n’avoir jamais vu.

Il reste à savoir maintenant ce que j’ai vu quand j’ai fait un rêve. Mais je ne puis nullement le savoir, car il faudrait refaire le rêve, et alors j’en serais dupe encore. J’en retiens, j’en saisis une émotion bien réelle maintenant ; le reste n’est que rêverie maintenant, évanouissante comme toute rêverie. Je parle, je m’anime, je veux revoir ce que je crois avoir vu. Et, sans que je le soupçonne, mes yeux errants cherchent quelque forme ambiguë dans le monde, quelque forme que je puisse croire un petit moment. Par ces remarques je devine assez ce que c’est qu’un voyant et qu’un évocateur, ce qui ne me conduit point à le croire en tout ce qu’il dit. Nul n’est moins artiste que le voyant, je dis même en poésie et en éloquence ; et j’appelle voyant celui qui a tellement l’habitude de juger des choses d’après l’effet qu’elles exercent sur ses passions, qu’il ne doute point, s’il a bien peur, d’avoir vu quelque objet effrayant, ni, s’il est transporté d’amour, d’avoir vu les yeux qu’il aime, et ainsi du reste. Le voyant est celui qui dit qu’il voit le plus, et c’est sans doute celui qui voit le moins ; car je ne crois point que le fou voie tant de choses ; je crois seulement qu’il éprouve beaucoup plus qu’il ne peut l’expliquer par les choses présentes et visibles. Et je dis que le voyant, de même que le fou, n’est pas artiste du tout, parce qu’il n’a pas cette exigence de l’œuvre, réelle et achevée parmi les choses. Celui qui imagine aisément des romans n’en écrit point qui vaillent. Un fou n’est nullement artiste, quoiqu’il croie voir beaucoup de choses que les autres ne voient point. Et son erreur est de vouloir régler ses actions sur ses vaines images, au lieu que l’artiste, semble-t-il, tout au contraire règle ses images d’après ce qu’il fait, j’entends d’après l’objet qui naît sous ses doigts, ou d’après un chant réglé, ou d’après une déclamation mesurée. Le mouvement naturel d’un homme qui veut imaginer une hutte est de la faire ; et il n’a point d’autre moyen de la faire apparaître, comme pour la chanson, de chanter.