Système des Beaux-Arts/Livre huitième/9

Gallimard (p. 303-305).

CHAPITRE IX

DU NU

Dans le Sartor Resartus, qui est une profonde philosophie du costume tempérée par le ton plaisant, Carlyle ose bien proposer la vue d’une assemblée, salon, académie ou tribunal d’hommes nus. Il y a lèse-majesté dans ces railleries sauvages, comme dans le mot de Shakespeare, qui en rassemble toute l’idée, sur le « mauvais radis fourchu ». Il suffit déjà des disgrâces de nature assez communes, des maladies, de la fatigue et des effets de l’âge, pour expliquer la pudeur. Mais la pudeur est fortement liée aussi à ces coutumes de politesse qui nous font cacher le plus possible les signes de nature, et atténuent ainsi la violence des sentiments immédiats. Nos pensées sont aisément détournées ; il suffit d’un cri et d’un petit mouvement de peur pour les mettre en déroute ; moins encore, une cravate oubliée déconcerte, ou bien, comme dit Pascal, un homme à moitié rasé. C’est pourquoi l’état de nudité produit toujours une espèce de délire dans lequel l’ardeur du plaisir ne domine pas d’abord ; l’exaltation orgiaque serait plutôt une réaction et comme un remède. Chacun sait que les artistes, dans leurs ateliers, apprennent bientôt, ainsi que leurs modèles, à dominer ces fortes impressions ; mais il n’est pas raisonnable de vouloir que les spectateurs apprennent en cela du moins à être peintres. Disons aussi qu’il y eut, en tous les temps de haute civilisation, une peinture voluptueuse, mais secrète. Il suffit de ces remarques pour inviter le lecteur à user de franchise avec soi et à ne point juger légèrement.

Il faut donc toujours que le nu soit abstrait ou d’un moment. C’est pourquoi dans le dessin il étonne moins. Et il a été expliqué comment la sculpture, sans scandale, représente le corps pensant en solitude. Mais la peinture se trouve portée si loin de cette sévère abstraction, elle s’applique si naturellement, et avec tant de force expressive, aux sentiments conquis sur l’animal par le costume et les usages de la société polie, qu’on peut se demander si le nu n’y est point toujours une sorte d’égarement ou de négation passionnée. La plus simple remarque que l’on puisse faire à ce sujet est que le portrait nu est chose rare et quasi impossible. Il est à prévoir que ce rejet du cérémonial et cette franchise entière va renvoyer et comme disperser les passions dans la nature animale, au fond mécanique, les séparant absolument de la pensée, qui, si elle est occupée d’elle-même, restera vide et un peu hagarde. La vraie peinture, par la puissance même de ses moyens propres, ne peut que grandir, en la fixant, cette espèce de folie. La peinture, comme tout art, est composée et conquise. Comme la sculpture se nie elle-même dans la statue peinte, ainsi la peinture se nie elle-même dans le portrait nu. Cette remarque, si vous la vérifiez par l’examen de deux ou trois célèbres exemples, confirmera assez nos définitions.

D’après nos principes donc, on peut parier que la commune peinture du nu, je ne dis pas sans talent, sera surtout fille bâtarde de sculpture, j’entends allégorique, les figures représentant des pensées extérieures et même étrangères à elles, et détachées aussi du sentiment individuel. La couleur sera alors ornementale plutôt qu’expressive, et le visage perdra tout à fait et de propos délibéré cette expression de ressemblance, si riche par elle-même et sans le témoignage du modèle. Qui ne voit aussi que le lent travail du peintre à l’intérieur même de la couleur s'effacera devant le souci de la composition extérieure, la couleur étant déchue de sa vérité, et la forme elle-même tombant à l’arabesque flatteuse, car la couleur corrompt toujours le dessin. Ces vues sommaires expliquent assez, et peut-être plus qu’elles ne méritent, ces réunions de Dieux sur des nuages, et ces cortèges de Naïades et de Sirènes fardées, volant, flottant ou nageant, car, pour marcher, ces formes ne le peuvent point. Ainsi l’idée de la peinture se retrouve encore ici, pour le châtiment du peintre.

À ces deux espèces de peintures du nu, dont l’une est peinture encore, il faut sans doute en joindre une troisième, qui serait la peinture du nu dans la vraie et libre nature des choses. Le sens de cette peinture jeune, et qui sauverait le nu pictural, est sans doute dans l’assurée et pleine négation de la peinture habillée et cérémonieuse. Car remarquons que ce qui choque surtout dans le portrait nu, c’est le cérémonial présent et nié. Si l’objet principal de la peinture est pris de la nature agreste, non parée, immense, comme des cieux, des eaux et des bois, le nu s’y accordera mieux, étant alors partie des choses, enveloppé et comme vêtu de reflets et d’air transparent, et exprimant par là cette parenté de l’homme et de la terre, que la cérémonie cache si bien. Mais aussi la couleur exprime alors moins le corps humain lui-même et ses affections que toutes ces choses de nature dans lesquelles il baigne toujours, desquelles il vit, et dont il est fait. Cette grandeur, si on y atteint, efface les passions.