Système des Beaux-Arts/Livre huitième/8

Gallimard (p. 300-302).

CHAPITRE VIII

DES SYMBOLES

Une suite de gestes occupe comme un message chiffré, car le loisir manque. Et cette pensée mercenaire fait tout l’équilibre et tout le bonheur du plus grand nombre. C’est pourquoi le loisir même est souvent rempli par des conversations sans retours ni silence. On ne comprendra point cette agitation sans fruit si l’on ne considère les pensées errantes, bientôt informes, et qui rendent la rêverie odieuse à beaucoup. Et telle est la faiblesse du dessin, qui suppose une attention forte et disciplinée ; aux enfants et aux esprits faibles, il faut une suite de dessins, qui occupe à la manière des conversations frivoles. Et disons que la frivolité est une sorte de jugement préalable qui s’interdit de s’arrêter sur rien, par horreur du vide. Or il faut comprendre qu’un geste arrêté, comme aussi une lecture libre, donne naturellement naissance à ces folles associations d’images et de mots qui font haïr presque toujours la liberté de penser. Comment la poésie et l’éloquence et surtout la musique conduisent les esprits faibles et les ramènent d’instant en instant, c’est ce qui a été montré suffisamment. Comment l’écrivain de prose y parvient sans soumettre les signes à la loi du temps et du rythme, cela sera expliqué aussi autant que l’art le plus caché peut-être le permettra. Un des moyens les plus puissants à cette fin est sans doute la concordance des images, et ces comparaisons en éclair qui ramènent la folle à marcher d’une certaine manière avec l’idée. L’art du romancier, comme on voit dans le Lys, éveille ainsi et rassemble toutes les puissances de l’âme, par une sorte de peinture patiente aux touches successives, mais qui s’appellent et se répondent. Ici est enfermé le secret des figures de mots et de la plus profonde rhétorique.

La peinture va plus directement à la même fin, mais non pas plus aisément ; car les œuvres qui se laissent contempler, sans commentaires extérieurs, et qui, par un échange sans fin, enrichissent à la fois le contemplé et le contemplant, de telles œuvres sont rares, et communément tenues pour plus précieuses que toutes les autres choses ; culte sur tous les cultes, dont il faut rendre compte. Et le premier effet d’une belle peinture est une contemplation aussi riche que l’on voudra, qui occupe et ramène toute l’âme, par une variété sans fin, mais réduite aussitôt à cette forme colorée qui suffit à tout porter ; dont la première cause, qui marque aussi l’opposition profonde entre la peinture et le dessin, est que la ligne évoque des formes, au lieu que la couleur évoque des sentiments. Et, tandis que les formes sans objet font aussitôt un vide inconsistant, un chaos où la matière manque, et qui peut donner quelque idée de l’ennui mathématicien, le moins supportable peut-être, au contraire les sentiments, qui ne se développent point en espace, mais enrichissent le temps imperturbable, se développent par la négation de l’extérieur et se prêtent force les uns aux autres, comme ces touches superposées de la couleur profonde et riche, donnant un devenir qui accumule, et un total souvenir de soi. À quoi aide, en se montrant à mesure, cette expression humaine du visage peint, qui signifie aussi une manière de sentir ou d’être pour soi, unique absolument et pour cela inexprimable hors de la peinture, mais qui, par la conversation muette ou échange de ces prodigieux signes, développe sans fin toute vie individuelle, et la grandit, sans permettre pourtant qu’elle s’use ou même s’essaie à la plus petite action.

Ces échanges seraient la fin du cérémonial et son triomphe, sans cette timidité de l’être humain qui se voit regardé et lance aussitôt quelque signe de détresse, quelque message menteur et détourneur, par le seul frémissement de l’inquiétude. Mais le portrait n’a point d’inquiétude. Aussi le court moment où deux natures, dans le silence des signes, se saisissent mutuellement, mais pour se cacher l’une à l’autre et se tromper aussitôt, soi et l’autre, par les signes de l’amour et de l’amitié, ce court moment n’est que le premier moment de la contemplation picturale. La première inquiétude, car tout être humain tremble devant le sentiment, la première pudeur enfin est aussitôt réduite par cette peinture ferme, où les illusions du dessin sont d’abord dominées, aussi qui ne change point par nos émotions, qui promet d’être la même, et fixe l’amour sans le borner. Il faut appeler symbole, d’après le sens premier de ce mot, un tel objet qui signifie lui-même et en lui-même un monde, et autant d’autres mondes que l’on voudra, différents de lui et semblables à lui ; et le symbole est aux sentiments ce que l’allégorie est aux pensées. Comprenez d’après cela comment l’art du portrait et l’art sacré peuvent se confondre, et finalement pourquoi il importe qu’un symbole ressemble de profonde ressemblance à un modèle qui a vécu, mais comment aussi le modèle peut nuire à l’œuvre dès qu’on les compare. Ce sont les paradoxes de la peinture, et, comme tous les paradoxes, signes de vérités bien cachées. Et peut-être n’est-il pas inutile de les expliquer autant qu’on le peut, pour soi et pour d’autres, car il n’est pas rare que des jugements précipités gâtent nos meilleures joies.