Système des Beaux-Arts/Livre dixième/8

Gallimard (p. 369-371).

CHAPITRE VIII

DES PERSONNAGES

La fiction propre au roman est que le lecteur n’ignore rien des pensées du personnage, ni des sentiments qui les accompagnent. Mais on trouve toujours dans un roman un centre de perspective, autrement dit un sujet pensant principal, à l’égard duquel les autres personnages jouent le rôle d’objets. Et souvent, comme dans le Lys, c’est le principal personnage lui-même qui décrit et raconte. Même sans cet artifice, un roman suppose toujours quelque personnage auquel le lecteur s’identifie, réfléchissant, agissant, rêvant avec lui, sans mensonge possible. La vallée est toujours vue par Félix ; nous ne savons pas comment madame de Mortsauf la voit, et nous ignorons encore plus les perspectives, les projets et les rêveries du comte. Ainsi, à bien regarder, un roman n’est jamais un spectacle où tout serait objet agissant ou parlant ; c’est toujours le tableau d’une vie intérieure, j’entends individuelle, et telle que chacun ne connaît naturellement que la sienne. Et il n’y a rien de plus dans les événements que ce qu’il en connaît ou ce qu’on lui raconte. Les traits les plus cachés de madame de Rénal sont toujours de ceux que Julien a pu découvrir ; et pour M. de Rénal c’est encore bien plus visible. En cela consiste l’unité du roman, et les auteurs ne s’écartent guère de cette règle ; ou bien, s’ils l’oublient un moment, le récit prend aussitôt l’allure de l’histoire, ce qui déplace violemment le lecteur, et soudain refroidit les images et en même temps les brouille. Peut-être plusieurs vies intérieures en conflit, comme le permet le roman par lettres, donnent-elles plus de variété ; mais par cet abus d’analyse, l’objet manque aussi. Car la vie romanesque ne s’éclaire que par l’opposition des objets et par la présence du monde ; et dans le monde des objets il faut compter les hommes aussi. C’est en quoi la Julie est inférieure aux Confessions. Enfin le thème de tout roman, c’est le conflit d’un personnage romanesque avec des choses et des hommes qu’il découvre en perspective à mesure qu’il avance, qu’il connaît d’abord mal, et qu’il ne comprend jamais tout à fait. Au regard de sa fille, le père Grandet est un objet ; aussi le roman a pour titre Eugénie Grandet. On peut essayer d’imaginer ce que serait le roman, si Grandet en était le principal personnage ; mais il y aurait alors quelque chose de romanesque dans ce caractère, ce qui, à première vue, s’accorde assez mal avec l’avarice. Toujours est-il que, dans l’œuvre de Balzac, les rêveries de Grandet ne nous sont connues que par ce qu’il dit et par ce qu’il fait. Mais, en allant plus avant, on pourrait dire que ce genre de caractère ne s’oppose pas aux forces extérieures, mais plutôt les accepte et s’y joint, ce qui fait que la vie intérieure est ici une sorte de désert inexprimable peut-être. Et même la vie intérieure de madame de Mortsauf est sans doute plus simple que Félix ne croit, et plus simple assurément qu’il ne voudrait. On la devine d’après la lettre de la morte et d’après quelques traits de son agonie. Par ces moyens le monde reste fort, et la pensée romanesque saisit son terme antagoniste, ce qui la fait exister aussi.

Je distinguerais d’après cela trois sortes de personnages dans les romans. D’abord le personnage qui pense pour le lecteur et à la place de qui le lecteur se met toujours ; en ce sens un roman n’est qu’un monologue. Et, comme je ne suis point deux, ainsi il ne faut qu’un personnage de ce genre ; et s’il manque, c’est l’auteur même qui m’invite à penser et à observer avec lui. D’autres personnages sont connus seulement par leurs actions, leurs gestes et leurs paroles, autant que le principal personnage les perçoit ; mais la confiance ou l’intimité permettent ici de deviner beaucoup ; et de plus les sentiments romanesques agissent aussi sur eux et les éveillent par éclairs ; mais ils sont de l’objet déjà, et déjà engagés dans le mécanisme extérieur. Encore y a-t-il ici des degrés, et Mathilde est plus loin de nous, moins accessible et plus chose, que madame de Rénal. La troisième espèce comprend les Samanon, les Hochon, les Cibot, les Fraisier, les Listomère, les Conti. C’est un peuple d’automates, non point secondaires d’importance, mais soutenant le monde des hommes au contraire, et lui donnant force et résistance d’objet. De quoi le romanesque ne sait pas grand ’chose, ni personne ; contre quoi nul ne peut rien. Ils parlent et agissent selon la nécessité ; leur porte fermée, on ne sait plus rien d’eux. J’ai longtemps remarqué la puissance de ces figures qu’on dirait épisodiques, j’entends extérieures, aussi bien pour elles. Mais je n’ai pas compris sans peine que cette puissance venait de ce que ces esquisses, en traits et en actions seulement, sont par leur être même des esquisses, en ce sens que la vie romanesque y est niée absolument ; même leurs affections sont sans conscience ; c’est pourquoi ni amour, ni prière ne les touchent. De Marsay est sans doute la plus saisissante de ces figures sans pensée, ou sans conscience, dans tous les sens de ce mot si riche ; le puéril de Mortsauf encore, et tant d’autres. Tous ces degrés d’être font un monde plein, que la pensée romanesque éclaire et dessine en tous ses reliefs. Ces remarques aideront à comprendre ce que c’est qu’un roman sans matière, et fait seulement de confidences.