Système des Beaux-Arts/Livre dixième/7

Gallimard (p. 366-368).

CHAPITRE VII

DES ÉTATS D’ÂME

Il y a de forts préjugés concernant la vie intérieure. Beaucoup d’hommes cultivés croient, d’après une philosophie mal dirigée, que la vie intérieure, de pensées de souvenirs, de sentiments, se développe sans que les sens s’exercent. Ils fermeraient bien les yeux et se boucheraient les oreilles comme veut Descartes, afin de savoir ce qu’ils pensent et de mieux goûter ce qu’ils sentent. Mais il faut un jugement puissant pour soutenir cet état, et encore pendant de courts instants et dans le silence des passions. Si au contraire on se laisse vivre, sans rien percevoir, les pensées et les sentiments échapperont en même temps que les objets. L’imagination, ainsi qu’il a été dit, ne va pas loin dès que nous ne percevons plus les choses. Et nos pensées ne se soutiennent que par la perception actuelle de l’ordre extérieur. Hors de là nous sommes réduits aux mots ; la pensée est commune et pauvre. Pour le sentiment sans pensée, il se réduit à la connaissance confuse de l’état du corps ; aussi ce genre de songerie fait les hypocondriaques. Bref il n’y a de sentiment que par la pensée, et nous pensons des objets. La vie intérieure, qui serait mieux appelée la pensée individuelle, suppose donc un point de vue sur le monde et des fenêtres ouvertes. Par cette contemplation, les souvenirs s’éveillent et les sentiments fleurissent. Aussi voyons-nous que le goût de la rêverie ne se sépare point de l’amour de la nature. Les arnoureux ne s’y trompent point, qui attachent tant de prix aux objets et même à une fleur fanée. Mais l’écrivain s’y trompe souvent et se perd dans les lieux communs ; car les mots, considérés seuls, ne s’enrichissent point, mais au contraire s’appauvrissent. C’est une erreur d’apprenti que de choisir, pour support des sentiments et des actions, un pays qu’il n’a point vu. Parce que l’ordre extérieur manque, tout est faible et inconsistant.

Ces remarques expliquent assez des descriptions de lieux qui quelquefois paraissent un peu longues et même assez ennuyeuses pour le lecteur sans expérience. On comprend du même coup que les imitateurs prennent pour fin ce qui n’est réellement que moyen, comme si un roman devait être une espèce de guide pour le voyageur. Dans le fait ces descriptions démesurées sont de fausses promesses, auxquelles le lecteur ne se laisse pas prendre deux fois. Toutefois il arrive que, dans les belles œuvres, comme le Lys ou Béatrix, la préparation descriptive fatigue un peu à la première lecture ; mais aussi les éclairs du drame sont alors comme une lumière qui ne rencontre point l’objet. C’est pourquoi les beaux romans sont peut-être plus difficilement reconnus que les belles peintures ; j’en ai cité deux, dont l’un est méconnu, et l’autre inconnu. En vérité le roman ressemble aux monuments et aux statues en ceci qu’il faut les revoir et les explorer ; on comprend alors le prix de ces détails dont chacun portera une pensée et un sentiment ; et, quand on relit, il y a un pressentiment dans les moindres traits. Aussi le vrai roman n’est-il pas de ces œuvres qui plaisent par la surprise. Et, au sujet des descriptions, cela suffit.

Il est clair que les objets, aussi exactement décrits que l’on voudra, n’ont pourtant pas la solidité des choses. Il faudra dire en quel sens le lecteur les voit. Mais les sentiments supposent des pensées aussi ; non pas les pensées des sentiments, car la divagation gâte aussitôt toute méditation de ce genre, comme on peut voir chez les mystiques, mais des pensées véritables, des pensées d’objets. De cette manière encore, l’ordre extérieur règle les sentiments et les fortifie ; dans la vie réelle déjà, où il est clair, par exemple, que l’amour se multiplie par l’échange des pensées sur toutes choses, mais surtout dans le roman, où il faut que les idées nous prennent d’abord. Car on ne peut sentir avec le personnage que si l’on pense d’abord avec lui, pour cette raison que les sentiments d’un homme ne lui sont connus que dans ses pensées. Cela ne veut point dire, comme on feint parfois de l’entendre dans les discussions, que le sentiment se réduise à de froides et abstraites notions ; mais c’est pourtant par le jugement que l’amour s’éclaire ; ou bien il n’est que mouvement et penchant, comme on dit si bien, et il se développe en lieux communs. Par les pensées donc, je me substitue au personnage, et de là je découvre cette perspective d’objets, d’actions et de sentiments qui fait sa vie intérieure et cachée. Là se trouve encore une différence entre le roman et l’histoire ; c’est que, lorsque je lis l’histoire, je suis spectateur, non acteur ; ainsi les personnages sont tous au rang d’objets, et leurs idées sont abstraites, j’entends bien distinctes de celles que je forme en lisant. C’est pourquoi les discours remplacent les idées dans l’histoire, et souvent dans le roman aussi, quand il raconte sans penser. Et, au rebours, l’histoire devient roman dès que l’auteur décrit comme décrirait le personnage, ce qui le conduit à penser et à sentir avec lui, à être lui autant que cela se peut. Et il y a bien de la différence entre les perceptions du spectateur et celles de l’agent, car tout se meut par l’action, et les perspectives changent. Et ces apparitions enchaînées par l’action sont sans doute tout le réel que les mots peuvent présenter à un lecteur solitaire. Mais je demande au lecteur beaucoup de patience, car il faut vaincre ici des lieux communs bien forts.