Système des Beaux-Arts/Livre dixième/11

Gallimard (p. 380-383).

CHAPITRE XI

DES LIEUX COMMUNS

Une belle prose consiste dans des idées communes, exprimées par des mots communs. Mais disons encore une fois d’où vient ici la force ; elle vient de ce que le jugement du lecteur, étant entièrement maître de tous ces mots familiers, n’ayant point non plus à changer leur sens usuel d’après les mots voisins qui les modifient, et les trouvant enfin à l’état d’éléments et délivrés de tous les liens de coutume, ne peut se détourner de former l’idée, d’où ensuite chacun des mots reçoit une lumière égale et étrangère. Un puissant écrivain se mesure à ceci que dans sa manière d’écrire il n’y a point d’apparences, j’entends qu’il faut le comprendre parfaitement ou ne rien comprendre du tout. La mauvaise prose, au contraire, est pleine d’apparences, on dirait presque d’apparitions ou de visions, chaque mot brillant et dansant pour son compte, ou bien formant des jeux et des rondes avec ses voisins, ce qui, dans le récit, rompt le mouvement, et, dans l’analyse, fait que l’on rêve au lieu de juger. En cet état de demi-sommeil, on reconnaît par les effets la faiblesse de l’imagination libre ; et le lecteur le moins cultivé regrette alors et cherche malgré lui quelque mouvement d’éloquence ou quelque rythme de poésie qui l’entraîne ; car il s’arrête partout, comme au musée ; et encore les objets manquent, car toutes ces visions du coin de l’œil s’évanouissent au regard direct. Telle est la misère du style orné.

Il faut appeler lieux communs toutes ces apparences. Oui, même rares, même contre l’usage et contre l’attente. Car ce qui définit le lieu commun, ce n’est point l’idée commune, mais la coutume et le jeu mécanique de l’imagination remplaçant l’idée. Aussi voit-on que l’idée la plus connue est sauvée, comme on dit, par l’expression ; oui, pourvu qu’on forme l’idée. Mais au contraire si deux mots se joignent par la coutume, et font jugement, si l’on ose dire, par mécanisme, ou si un mot devient centre, même par l’étonnement, comme ces noms de pierres précieuses qu’on n’a point vues, aussitôt le lecteur improvise selon son humeur, ce qui toujours commence bien, mais tout de suite nous laisse pauvre et seul, comme dans les contes de fées et enchantements. Aussi le lecteur se hâte, car il connaît ces brillantes promesses. Les fausses richesses font quelquefois effet, par souvenir, au lieu qu’une belle œuvre étonne quand on y revient ; et les vraies beautés s’offrent à la lecture, comme des objets que l’imagination ne remplace point. Le lieu commun est donc pauvre essentiellement, et surtout quand il étonne. Au contraire une belle page est toujours neuve. « Le nez de Cléopâtre », cela est dans la mémoire, et nouveau à chaque fois. Mais aussi les mots y sont ordinaires, et sans aucune apparence.

Ces remarques, et surtout la lecture des bons auteurs et l’expérience de cette force émouvante à laquelle ils parviennent avec les seules ressources du langage le plus commun, sont pour mettre en garde contre les mots rares, et qui par eux-mêmes semblent décrire. Et les mots de l’argot, à ce point de vue, doivent être considérés comme étrangers à tout langage humain. Ce n’est pas qu’ils ne puissent plaire au premier moment, et dans le langage parlé. Mais, premièrement, la loi de ces inventions faciles est que le mot décrit par l’image immédiate, et ainsi ne se prête nullement à l’analyse par liaison avec d’autres. Et, deuxièmement, ce genre de mots, par cette raison, est naturellement lieu commun, comme on voit, par exemple, que le même juron exprime tous les mouvements de colère, et même toutes les émotions ; c’est ce qui fait que la vivacité des images, qui est ce que l’on voudrait admirer dans ce langage, est justement ce qui importe le moins à ceux qui en usent d’ordinaire. Et il est très vrai qu’il reste en beaucoup de mots quelque chose de leur enfance, souvent sensible même dans le son, et qui apparaît surtout aux chercheurs d’étymologie. Cette partie de leur sens est bien peu de chose en comparaison de ce qu’ils doivent aux fortes relations dans lesquelles ils sont entrés par le jugement des penseurs. Il est vrai que tous ces mouvements qu’ils portent avec eux peuvent s’accorder mal avec les images soutenues. Et ce malheur ne peut manquer d’arriver à ceux qui cherchent leur pensée dans les mots d’abord. Au lieu qu’un ferme jugement, et pris d’abord des objets, discipline d’avance les formes, et, faisant place nette de tous les mots qui ne conviennent qu’à demi, laisse paraître enfin les mots nécessaires. Il me semble que ce qu’on peut appeler l’inspiration n’est pas du tout un choix entre plusieurs manières de dire, ou un essai des lieux communs, mais plutôt une méditation sans paroles, qui prend forme par l’idée, sans aucune difficulté d’expression, car les mots usuels ne manquent jamais. Ainsi la vraie prose est sans ratures.

Il faut seulement comprendre que cette exécution inspirée définit la prose artiste, non la prose industrielle, et qu’il y a de l’industrie dans toute œuvre. La rature exprime toujours le travail d’industrie, qui compare l’exécution à l’idée ; et ce genre de prose est toujours mêlé à l’autre. La prose artiste ne rature donc point, mais plutôt retoucherait seulement en ajoutant, et d’après ce qui est fait. Ainsi ce qui est fait serait modèle pour ce qu’on ajoute. Et disons encore que beaucoup ne jugent bien de ce qui est fait que par l’exécution typographique. Balzac, grand architecte de prose, est connu par cette méthode, ruineuse pour l’imprimeur. Et cela s’accorde avec les principes, car c’est la typographie qui est objet de prose.