Système des Beaux-Arts/Livre dixième/10

Gallimard (p. 376-379).

CHAPITRE X

DU TRAGIQUE DANS LE ROMAN

L’horrible n’est point le tragique. Toutefois, dans le roman, ce n’est peut-être point par l’excès de l’horreur que l’on manque le tragique, car les descriptions sont bien loin d’approcher de la chose. Mais quand elles arriveraient à nous faire trembler, peut-être par l’évocation de quelque souvenir, il est clair que ce sentiment violent ramènerait la pensée aux malheurs réels, bien loin de nous attacher à la contemplation de l’œuvre. L’effet certain des moyens de terreur et de pitié, quand on les emploie sans précaution, est le désarroi et la déroute des pensées, enfin une méditation sans recul, comme dans les rêves ; de quoi les hommes se préservent par tous moyens, comme on sait. La même pudeur, qui retient l’acteur, le chanteur, le danseur, l’orateur, se retrouve donc naturellement dans l’œuvre écrite. De là cette manière sobre de raconter, remarquable dans les œuvres les plus émouvantes, et qui, au reste, ne fait qu’appliquer, dans les cas difficiles, la règle souveraine de la prose, qui est d’agir par le jugement et non par les mots. Disons donc que le tragique est toujours dans l’attente, et non dans la catastrophe.

Ce principe domine le roman aussi bien que le théâtre. L’irréparable, et la marche du temps, se font sentir ici comme là. Mais le théâtre tragique, par son développement même sous la loi du temps, et par le rythme tragique qui y soumet encore mieux le spectateur comme le personnage, rend la fatalité sensible, ce que le roman, bien plus libre dans son allure, dans ses préparations, dans ses retours, ne peut pas faire. Seulement le roman a d’autres ressources. Comme il peut reprendre à tout instant la chaîne des causes, et comme son œuvre propre est d’expliquer, on pourrait dire que la liaison des causes aux effets, proposée à la réflexion, rappelée à propos, et ramassée aux approches du malheur, arrive aussi à nous prendre dans le récit et à nous emporter. Aussi le roman ne fait point violence comme fait le théâtre ; il laisse notre jugement plus libre ; il dépend de nous de consentir, ou bien de fermer le livre, et d’échapper au destin, en quelque sorte, en imaginant d’autres chaînes de causes. Cette disposition du lecteur correspond à ce genre de drame où la nécessité extérieure offre mille prises et échappées, et où les passions font le destin, par décision et audace plutôt que par imprudence ou ignorance. C’est pourquoi les mêmes caractères, ni les mêmes catastrophes, ne conviennent au roman et au théâtre. Le héros de roman n’accuse pas les dieux ; il a choisi son destin. Et l’amour romanesque est ce genre d’amour qui est choisi. D’où vient que, dans les meilleurs romans, la fatalité n’a de puissance que par le consentement des victimes. Le roman serait donc le poème du libre arbitre. Et il serait vrai de dire que le roman nous représente plutôt nos fautes de jugement que nos vices. Le héros du roman est prudent, réservé, clairvoyant ; il avance par décisions et permissions à soi, sans contrainte extérieure ; il a le sentiment de sa propre puissance toujours ; par quoi justement il se perd, par cette pensée solitaire, par cette action solitaire, par l’ambition enfin et par la générosité. Ces traits achèvent de définir le romanesque, mais remarquons ici que la manière même de l’artiste les détermine déjà. Le héros de roman, même dans ses folies, est circonspect, prudent et méditant comme la prose même. Un Système des Beaux-Arts doit se priver d’analyser des exemples, sous peine de dépasser la longueur convenable. Mais, pour donner courage au lecteur, disons seulement que le crime de Julien Sorel, qui achève ses malheurs, est de volonté, et même contre ses sentiments les plus profonds. Aussi j’ai vu que beaucoup, par l’habitude du théâtre, le comprennent mal, et se demandent : « qui l’y forçait » ? Mais relisez l’œuvre ; les grands auteurs disent tout ce qu’il faut ; il est vrai qu’ils ne le disent pas deux fois.

Comment les forces extérieures reprennent l’audacieux, comment sa volonté devient destin pour d’autres plus faibles, ou plus attachés à la coutume, et comment par là toutes les puissances humaines mécaniques saisissent et déchirent le romanesque de leurs crochets, voilà ce que le roman dépeint sous mille formes. À quoi le héros répond toujours par mépris et refus ; refus de respecter, refus de s’humilier, refus du bonheur plat. Le roman vit donc par l’opposition des sentiments généreux et des autres. Et le lecteur y trouve occasion de suivre en action ses propres mouvements de révolte, et d’oublier une mécanique civilisation, comme parle Montaigne, où le bonheur se paie toujours par l’abandon de la liberté. C’est pourquoi l’art du romancier ne peut se mouvoir dans les sentiments seulement, ni dans les idées seulement, mais suppose un décor de choses solides et un peuple d’hommes et de femmes, et l’analyse des forces extérieures ; l’armature porte les sentiments, et, en échange, les sentiments éclairent ce triste monde comme le couchant embellit toutes choses. Ce qui n’a point lieu dans la vie comme elle est, où même les plus grands desseins sont petits par le succès et sans liberté, où le succès découronne l’ambition, où l’amour est dupe du désir toujours. D’où vient que les romans n’attristent point, quoiqu’ils finissent mal. Ce sont des malheurs voulus, aimés, choisis, quoique le mécanisme les reprenne à la fin, comme on voit assez dans la mort d’Anna Karénine. Ainsi le héros marche à la mort, comme dans l’épique, mais sans ce mouvement commun, sans ces dieux qui le figurent. Au contraire le mouvement de la prose fait apparaître à chaque moment une paix de compromis et le refus orgueilleux. Ainsi le sentiment de la liberté soutient tous les autres et les grandit ; et c’est par ce beau mouvement que la nature apparaît grande et belle, d’abord parce qu’elle est étrangère aux jeux de la coutume, du pouvoir et de l’esclavage, aussi parce que la puissance aveugle, contemplée en solitude, fait mieux goûter le pouvoir de dire non.