Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/11

Gallimard (p. 81-84).

CHAPITRE XI

DE LA BEAUTÉ DU CORPS HUMAIN

Il faut négliger maintenant la parure, et, ce qui est plus difficile, oublier ce genre de beauté que le dessin et la peinture peuvent donner quelquefois à l’image d’un corps fatigué, difforme ou grimaçant ; surtout il faut écarter ces souvenirs de grâce ou d’expression qui attachent ou ravissent. Il faut dire ce qui peut plaire dans le corps humain quand il ne pense pas à plaire et qu’il s’offre au naturel, sans savoir même qu’on l’observe. Chose remarquable, tout ce qui serait séduisant dans l’échange des impressions est choquant à l’état de repos ; et c’est peut-être l’idée la plus satisfaisante à suivre si l’on veut comprendre ce que c’est qu’un beau visage. Le signe de l’attention n’est pas laid par lui-même, mais, s’il reste, il est laid parce qu’il inquiète, par un besoin de correspondre, et par l’absence d’objet. Un beau visage annonce le calme de toutes choses, même dans le désordre passager ; mais il faut pouvoir ne rien exprimer que ce que l’on veut, en tout cas ne rien exprimer sans raison, donc pouvoir revenir au repos ; et c’est ce que certaines figures ne peuvent point. Les uns expriment l’étonnement, les autres la finesse et la ruse, d’autres une prétention ou un scrupule, même quand ils dorment. Le beau dont nous parlons ici est donc dans une forme qui par elle-même n’exprime rien.

Il y a un préjugé assez fort contre cette idée-là. Mais pourtant examinez. Le visage humain est un miroir des choses bien émouvant à considérer, et qui nous tire de la contemplation dès qu’il annonce quelque objet nouveau. C’est pourquoi la vue d’un visage toujours expressif jette dans une recherche sans fin. Donc, soit que le visage ait naturellement un pli, soit qu’il le prenne volontairement, il nous émeut d’une autre manière, bien loin de nous donner cette sécurité et délivrance qui sont l’effet des belles formes. Cette remarque conduit assez loin. Car la sagesse consiste principalement à ne point trop croire à ses propres mouvements ; et comme on ne doit point laisser les événements façonner son caractère, aussi ne faut-il point que le milieu extérieur sculpte à jamais notre face ; et les beaux visages sont comme des preuves de cette puissance d’oublier et de s’oublier. Je doute qu’on puisse citer un beau visage où l’on ne lise cette absence de préjugé, ce pardon à toutes choses et à soi, cette jeunesse enfin toujours jeune, qui vient de ce qu’on ne joue aucun personnage. Et l’homme n’est point fait pour vivre d’après le dehors. L’expérience marque aussi ses rides, et cela fait pitié ; au lieu que la beauté a toujours quelque chose de naïf, signe certain de la puissance intérieure. Est-il rien de plus sot qu’un homme qui marque de l’orgueil toujours ? L’homme véritable en montrera, ou bien de la colère, ou bien du mépris, si l’occasion le veut ; aussi bien l’un que l’autre, sans aucun commencement ni préjugé de l’un ni de l’autre. Même dans le visage féminin, cette attente reposée a de la majesté et de la force. Au contraire, quelque considération que l’on ait pour un caractère, nous n’y trouverons jamais un homme, mais une situation toujours. Hélas, la beauté alors est loin ; le pli des affaires, grandes ou petites, la déshonore. Observez que, d’un beau visage, vous ne pouvez jamais dire quel métier il fait. Et dans les tempêtes des choses comme dans les tempêtes humaines, le retour de la beauté est sublime, parce qu’elle signifie alors directement une puissance d’un autre ordre, et un dieu au dedans. C’est pourquoi l’image d’un dieu est belle ; et cela suffit.

On voit que la beauté est proprement jeune, et en un sens toujours jeune. Mais il est trop clair que l’âge et la maladie l’altèrent toujours un peu, et souvent beaucoup. Un ulcère est laid ; la pâleur maladive est laide ; mais la beauté y peut revenir toujours par éclairs, si la force intérieure arrive à l’oubli d’un instant. Félicité des Touches fut plus belle qu’en ses plus beaux jours lorsqu’elle forma cette idée souveraine qui devait la conduire au couvent.

Sur la beauté du corps nu, il y a peu à dire, parce que ce spectacle est trop émouvant. Mais sans doute, chez ceux qui ont dominé ces impressions, s’il y en a qui le puissent, la jeunesse, l’équilibre et la disposition à tout mouvement s’affirment assez dans le repos ; en revanche les misères de l’âge sont trop visibles.

Au reste, ce qu’il y a à dire sur le nu, à ce moment de l’analyse, c’est qu’il efface naturellement cette expression du visage qui résulte de cérémonie et de société. Les relations de simple force dominent aussitôt. Ce serait l’homme en solitude, sans autre pensée que ses actions, ce qui exclut tout spectateur. Aussi le nu vivant est-il toujours un spectacle scandaleux. L’occasion est favorable pourtant de dire ce que les autres arts pourront exprimer par le nu, à savoir l’action certainement, et la pensée peut-être, mais nullement le sentiment, toujours lié au costume et à l’échange des signes. Ce que la mère vêtue et l’enfant nu, en leur société, représentent à merveille.