Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/10

Gallimard (p. 79-80).

CHAPITRE X

DE L’AISANCE ET DE LA GRÂCE

La timidité est le mal de tous, sans exception, quoiqu’on ne l’avoue guère. Et toutes les fois que l’on se trouve hors des chemins de la politesse, comme est l’orateur, l’acteur, le candidat, le mal va jusqu’à la révolution d’entrailles. Ce fait si connu donne la mesure de la puissance des passions ; car en voilà une qui est presque sans objet, mais qui se suffit à elle-même, et qui s’augmente par ses propres effets et par ses propres signes. L’assurance est un effet de volonté qui supprime les effets extérieurs de cette passion, et même les pensées qu’elle fait naître, et il n’y a point de beauté sans assurance. Mais l’aisance et la grâce sont plus belles. Stendhal dit bien de Madame de Rénal : « Cette démarche qu’elle avait quand elle était loin du regard des hommes. » Il y a une grâce de l’enfant qui fait connaître que c’est sa mère qui le tient ; cette sûreté sans effort est rare. Il fallait à cette femme de beaux jardins bien clos ; toutefois d’autres hommes peut-être auraient pu la voir ainsi sans la surprendre. La grâce exprime donc toujours un rapport de société ; c’est pourquoi la grâce dans un portrait dit beaucoup. La grâce est une conversation muette, apprêtée et libre, où les surprises ne sont que de jeu. Le difficile, on le comprend, est de ne pas aller jusqu’à la grâce niaise ou vide, ce qui ressemble à parler sans rien dire de peur de choquer. Il faut toujours de la force dans la grâce, et, si l’on peut, de la profondeur. Ce qui est hors de doute c’est qu’il n’y a point de profondeur sans la grâce en soi et autour. C’est ici comme à l’escrime, où la plus petite contracture ralentit. L’art d’aimer suppose cette grâce-là ; et les amitiés qui en sont privées ont toujours quelque chose d’aride. La grâce est donc une confiance échangée, comme entre les gymnastes qui comptent l’un sur l’autre. L’aisance va moins loin que la grâce ; elle affirme plus et donne moins ; il se peut même que l’aisance effraye le timide, ce que la grâce ne fait jamais.

Le sourire fait partie de la grâce ; mais non pas le sourire voulu, qui n’est qu’un expédient de sagesse, et qui précède la paix du corps. Le sourire de la grâce suit au contraire la paix du corps ; il l’exprime ; il monte, si l’on peut dire, du corps au visage, au lieu que l’autre essaie de descendre. Un des effets de l’amour plein, c’est la grâce pleine ; mais aussi la grâce est un échange, et la joie d’avoir ainsi reçu et rendu est la plus durable des joies, ce que le mot grâce exprime très bien par son triple sens. Mais disons qu’on peut avoir de la grâce seul, pourvu que les choses s’y prêtent ; non pourtant dans la nature brute, et c’est en cela que la beauté des édifices, du mobilier et de la musique est liée à la grâce humaine. Enfin, pour tout dire là-dessus, il y a une faiblesse aussi dans la grâce, car il faut que l’on sente qu’un rien la trouble ; ce n’est que le sommeil des passions. C’est pourquoi il n’y a point de grâce achevée sans une santé forte ; et c’est en ce sens que les signes des passions toutes prêtes sont aussi une partie de la beauté.