Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/5

Gallimard (p. 171-173).

CHAPITRE V

DU DRAME MUSICAL

Il est clair d’après ce qui vient d’être expliqué que la musique ne va pas sans difficultés avec la tragédie. Cela se voit même dans les œuvres qui touchent au drame vulgaire, interrompu par des danses ou par des morceaux de concert. Mais il faut considérer les causes. La musique, d’abord, cède trop aisément au mouvement des passions dès qu’elle est condamnée à le suivre ; ainsi, bien loin d’en modérer l’expression, comme fait la poésie, au contraire elle l’exagère souvent jusqu’au ridicule. C’est que la musique, alors, ne remplit point son office. Selon la vertu propre de la musique, le drame humain d’instant en instant se noue et se dénoue ; elle exprime donc plutôt l’épreuve de la volonté devant la nécessité extérieure, que le fatalisme inhérent aux passions tragiques. Aussi la musique n’est-elle tragédienne qu’en subordonnant sa loi propre aux déclamations de l’âme prophétique ; c’est pourquoi la tragédie et la musique se nuisent l’une à l’autre. On pourrait appeler musique esclave, ou bien musique flatteuse, ce genre de musique si commun qui marque par ses intonations et par son mouvement toutes les inflexions d’un corps dominé par l’amour, l’espérance, l’ambition, la peur. La vraie musique, comme chacun peut voir en considérant les œuvres qu’il préfère, réagit au contraire contre ce langage naturel et presque animal. Comme elle ramène le corps à une majesté tranquille, ainsi elle ne garde jamais de la passion que ce mouvement royal par lequel l’esprit s’en retire ; il semble que, par la musique, tout soit toujours déjà passé et dépassé, pardonné, repris enfin en meilleur ordre et en humain recueillement. Que cela soit d’un moment et surhumain je ne le nie pas ; je sais assez que l’homme est au-dessous de la musique.

Il faut dire aussi que la musique n’a point du tout cette puissance d’évoquer qui lie la tragédie à l’ensemble du monde ; au contraire la musique, par sa puissance, abolit tout autre objet qu’elle-même. Et c’est pourquoi le spectacle réagit alors naturellement par un grand luxe de décors et par des mouvements de masses réglés à la manière des danses ; mais la belle musique n’y gagne rien, et il se trouve des auditeurs qui ferment volontairement les yeux, dès que la musique les appelle.

La beauté propre à ce genre d’œuvres est donc presque toujours d’un instant. La musique triomphe enfin de tous ces bruits d’orchestre et de ces voix chargées de matière. Alors un chant aérien ou bien les sonorités d’un chœur nous jettent dans une contemplation religieuse, solitaire, naïve. Le drame est alors sans nom et sans forme ; et les masses de l’orchestre et des voix, où la musique efface les bruits, apportent la purification et la victoire. Mais il faut reconnaître que l’aigre revendication, la menace, l’imprécation, encore grandies par le bruit et le mouvement désordonnés de l’orchestre, font alors une espèce de scandale, comme ferait une querelle à l’église. Disons donc qu’une messe solennelle, avec ses mouvements lents, ses dialogues réglés, son décor immuable, est le modèle du drame musical pur. Le thème, dépouillé et presque abstrait, des tentations, des vanités, du salut et de l’allégresse y suffit bien. Les passions y sont matière et force seulement, sans les raisons de la tragédie, et la victoire est de soi sur soi. La musique suit et exprime tous les mouvements de ce drame mystique, mais elle ne se prête à aucun autre.

Il faut prendre le changement du drame musical en notre temps comme une victoire de la musique, qui efface les vains bruits de l’histoire. C’est par l’exigence de la musique, enfin reine sur le théâtre, que les drames de Wagner ont cette simplicité monastique. La tentation, la chute, l’épreuve, la victoire, la récompense, ce sont les thèmes de la messe solennelle, mais trop peu réglés peut-être, quant au développement et à la durée, par ces vieilles légendes germaniques. Le drame musical, parce qu’il se joue entre les passions et la force d’âme seulement, est par lui-même informe, sans mesure, sans terminaison ; car c’est toujours dans le resserrement des choses que la vertu éclate et décide. Ainsi la plus haute musique peut-être, et la plus séparée, veut être prise plus étroitement dans la nécessité étrangère. C’est pourquoi les décors de théâtre sont ici trop minces ; et la messe, à défaut d’un autre rite commun et consacré, convient mieux sans doute, par ses divisions strictes, par ses décisions, par sa terminaison pressée ; on y sent mieux que l’épreuve du dehors attend la vertu régénérée, ce qu’expriment fortement ces voûtes séculaires et ces forts piliers qui enracinent le tout, et aussi ces contreforts et ces échoppes du dehors qui lient si bien les pierres de l’église aux pierres de la ville. Enfin le drame musical n’est point de luxe, mais de nécessité, et pour les pauvres. Ce serait le chant populaire des villes, peut-être. Considérant donc cette vie resserrée, ces travaux pressants, cet oubli des saisons et ces heures mécaniques, où la nécessité doit être vaincue d’instant en instant, vous trouverez, sans rien méconnaître, le sévère jugement qui convient devant la prolixité wagnérienne.