Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/4

Gallimard (p. 168-170).

CHAPITRE IV

DE LA POÈSIE DRAMATIQUE

La tragédie purifie les passions en ce qu’elle les sépare du spectateur, de façon qu’il en contemple les effets sous l’idée d’une nécessité irrévocable. Mais la poésie y a son rôle aussi, qui est de mesurer l’expression de la plainte, de la menace et de la révolte, comme aussi de rendre sensible le cours du temps, élément principal du tragique. La tragédie classique, par ses vers d’allure épique, figure bien ce progrès des passions et des actions que rien n’arrête, mais que l’impatience non plus ne précipite pas. Ainsi marche le destin, entraînant toutes choses ensemble, celles qu’on voit et celles qu’on ne voit pas, toujours selon l’ordre et la mesure, et en contraste avec les passions qui sont prises dans ce tissu solide et s’y agitent sans le rompre. Par cette loi rythmée, tous sont en attente, et c’est aussi attente de soi-même. Quand cette poésie est tranquille et pleine, cela fait comme de beaux silences et comme un cérémonial du malheur.

C’est pourquoi l’élégiaque et le contemplatif ne sont pas non plus déplacés au théâtre. Et les poètes tragiques les plus sévères arrivent naturellement à la strophe, surtout lorsqu’il apparaît que le destin extérieur suffira pour accomplir les passions. C’est ainsi que le Chœur des anciens faisait comparaître les forces du monde et les Dieux. Il faut dire aussi que le temps porte à merveille ces évocations de lieux ; car il enferme en lui que toutes choses autour changent en même temps, jusqu’aux plus lointaines ; et toutes nos attentes passionnées sont jointes ainsi de plus d’une manière aux mouvements célestes et aux changements de la lumière. Aussi la poésie se développe aisément dans le drame, comme le génie de Shakespeare l’a deviné ; et c’est cette force poétique accrue qui permet la pauvreté du décor et les changements de lieu, qu’on ne remarque même pas pourvu que la loi du temps soit respectée. Mais cette même raison fait aussi que le lieu peut rester le même, et sans aucun caractère, comme aussi l’action manquer tout à fait sur la scène ; le déroulement du drame en dialogue, et la marche du temps toujours sensible, affirme assez que tout l’univers accompagne ; car il n’y a point de temps séparé ni de temps séparable ; et, même par l’abstraction la plus forte, on ne peut jamais penser qu’un temps pour toutes choses. C’est pourquoi le monde apparaît assez par éclairs. Ainsi quand le matin réveille le portier du château de Macbeth, la nuit a passé, et le crime est irrévocable. « Il n’est plus temps », voilà le refrain tragique ; en cela consiste l’action ; et voilà pourquoi les vains mouvements ne la remplacent point, et pourquoi le rythme poétique l’exprime si bien, en même temps qu’il en reçoit plus de corps et de puissance, car le pas de tous les personnages s’y fait entendre ; c’est comme une danse d’invisibles.

Il y aurait sans doute plus à dire sur les symboles, qui sont des comparaisons suivies et comme liées tout le long du drame, quoiqu’on ne les aperçoive que de temps en temps. Mais il n’est pas sûr que les auteurs de ce temps aient toujours mesuré les moyens poétiques à la force dramatique qui doit les porter. Il est permis de supposer que ces développements parallèles remplacent quelquefois le rythme des vers et rendent sensible la liaison de toutes choses dans le temps, même les plus étrangères. Mais je remarque que ces choses seraient bien froides hors du drame réel qui pose un temps plein. C’est pourquoi il ne faut point juger des symboles d’Ibsen par la lecture.