Système de la nature/Partie 1/Chapitre 16

s. n. (Tome 1p. 336-354).


CHAPITRE XVI

Les erreurs des hommes sur ce qui constitue le bonheur sont la vraie source de leurs maux. Des remèdes qu’on leur a voulu appliquer.


La raison ne défend point à l’homme de former de vastes desirs ; l’ambition est une passion utile au genre-humain, quand elle a son bonheur pour objet. De grandes ames veulent agir dans une grande sphère ; des génies puissans, éclairés, bienfaisans, placés dans d’heureuses conjonctures, répandent au loin leurs influences favorables ; ils ont besoin pour leur propre félicité de faire un grand nombre d’heureux. Tant de princes jouissent si rarement d’un vrai bonheur parce que leurs ames foibles & rétrécies sont forcées d’agir dans une sphère trop étendue pour leur peu d’énergie. C’est ainsi que par l’inaction, l’indolence, l’incapacité de leurs chefs, les nations languissent souvent dans la misère, & sont soumises à des maîtres aussi peu capables de faire leur propre bonheur que celui de leurs sujets. D’un autre côté des ames trop emportées, trop bouillantes, trop actives sont elles-mêmes à la gêne dans la sphère qui les renferme, & leur chaleur déplacée en fait des fléaux du genre-humain[1].

Alexandre fut un monarque aussi nuisible à la terre & aussi mécontent de son sort, que le despote indolent qu’il parvint à détrôner. Les ames de l’un & de l’autre furent peu proportionées à leurs sphères.

Le bonheur de l’homme ne résultera jamais que de l’accord de ses desirs avec ses circonstances. La puissance souveraine n’est rien pour celui qui la posséde, s’il ne sçait en user pour son propre bonheur ; elle est un mal réel, si elle le rend malheureux ; elle est un abus détestable, si elle produit l’infortune d’une portion du genre humain. Les princes les plus puissans ne sont pour l’ordinaire si étrangers au bonheur, & leurs sujets ne sont si communément dans l’infortune, que parce que les premiers possédent tous les moyens de se rendre heureux, sans jamais en faire usage, ou parce qu’ils ne sçavent qu’en abuser. Un sage sur le trône seroit le plus fortuné des mortels. Un monarque est un homme, à qui tout son pouvoir ne peut procurer d’autres organes & d’autres façons de sentir qu’au dernier de ses sujets ; s’il a des avantages sur lui, c’est par la grandeur, la variété, la multiplicité des objets dont il peut s’occuper, qui donnant une action perpétuelle à son esprit l’empêchent de se flétrir & de tomber dans l’ennui. Si son ame est vertueuse & grande, son ambition se satisfait à chaque instant à la vue du pouvoir de réunir les volontés de ses sujets à la sienne, de les intéresser à sa conservation, de mériter leur affection, & d’arracher les respects & les éloges de toutes les nations. Telles sont les conquêtes que la raison propose à tous ceux que le sort destine à gouverner des empires ; elles sont assez grandes pour satisfaire l’imagination la plus vive & l’ambition la plus vaste. Les rois ne sont les plus heureux des hommes que parce qu’ils ont la faculté de faire un plus grand nombre d’heureux & de multiplier ainsi les causes du contentement légitime d’eux-mêmes.

Ces avantages de la puissance souveraine sont partagés par tous ceux qui contribuent au gouvernement des états. Ainsi la grandeur, le rang, le crédit sont des objets désirables pour ceux qui connoissent les moyens de les faire servir à leur propre félicité ; ils sont inutiles à ces hommes médiocres qui n’ont ni l’énergie ni la capacité de les employer d’une façon avantageuse pour eux-mêmes ; ils sont détestables, lorsque pour les obtenir on compromet son bonheur & celui de la société : celle-ci est dans l’erreur, toutes les fois qu’elle respecte des hommes qui n’employent qu’à sa destruction une puissance qu’elle ne doit approuver que lorsqu’elle en recueille les fruits.

Les richesses, inutiles à l’avare qui n’en est que le triste géolier, nuisibles au débauché, à qui elles ne procurent que des infirmités, des ennuis, des dégoûts, peuvent mettre dans les mains de l’homme de bien mille moyens d’augmenter la somme de son bonheur ; mais avant de désirer les richesses il faut sçavoir en user ; l’argent n’est que le signe représentatif du bonheur ; en jouir, s’en servir pour faire des heureux, voilà la réalité. L’argent, d’après les conventions des hommes, procure tous les biens que l’on puisse désirer ; il n’en est qu’un seul qu’il ne procure point, c’est celui d’en sçavoir user. Avoir de l’argent sans sçavoir en jouir, c’est posséder la clef d’un palais commode dont on s’interdit l’entrée ; le prodiguer, c’est jetter cette clef dans la rivière ; en faire un mauvais usage, c’est s’en servir pour se blesser. Donnez à l’homme de bien éclairé les plus amples trésors, il n’en sera point accablé ; s’il a l’ame grande & noble il ne fera qu’étendre au loin ses bienfaits ; il méritera l’affection d’un grand nombre d’hommes ; il s’attirera l’amour & les hommages de ceux qui l’entourent ; il sera retenu dans ses plaisirs, afin de pouvoir en jouir ; il sçaura que l’argent ne rétablira point une ame usée par la jouissance, des organes affoiblis par des excès, un corps énervé & devenu désormais incapable de se soutenir qu’à force de privations ; il sçaura que l’abus des voluptés étouffe le plaisir dans sa source, & que tous les trésors du monde ne peuvent renouveller des sens.

On voit donc que rien n’est plus frivole que les déclamations d’une sombre philosophie contre le desir du pouvoir, de la grandeur, des richesses, des plaisirs. Ces objets sont désirables pour nous, dès que notre sort nous permet d’y prétendre, ou lorsque nous sçavons la manière de les faire tourner à notre avantage réel ; la raison ne peut les blâmer ou les mépriser, quand pour les obtenir nous ne blessons personne ; elle les estime quand nous nous en servons pour nous rendre nous-mêmes & les autres heureux. Le plaisir est un bien, il est de notre essence de l’aimer ; il est raisonnable lorsqu’il nous rend chère notre existence, lorsqu’il ne nous nuit point à nous-mêmes, lorsque ses conséquences ne sont point fâcheuses pour les autres. Les richesses sont le symbole de la plûpart des biens de ce monde ; elles deviennent une réalité, lorsqu’elles sont entre les mains d’un homme qui en sçait user. Le pouvoir est le plus grand des biens lorsque celui qui en est dépositaire a reçu de la nature & de l’éducation une ame assez grande, assez noble, assez forte pour étendre ses heureuses influences sur des nations entières, qu’il met par-là dans une légitime dépendance, & qu’il enchaîne par ses bienfaits : l’on n’acquiert le droit de commander aux hommes qu’en les rendant heureux.

Les droits de l’homme sur son semblable ne peuvent être fondés que sur le bonheur qu’il lui procure ou qu’il lui donne lieu d’espérer ; sans cela le pouvoir qu’il exerce sur lui seroit une violence, une usurpation, une tyrannie manifeste ; ce n’est que sur la faculté de nous rendre heureux que toute autorité légitime est fondée. Nul mortel ne reçoit de la nature le droit de commander à un autre ; mais nous l’accordons volontairement à celui de qui nous espérons notre bien-être. Le gouvernement n’est que le droit de commander à tous conféré au souverain pour l’avantage de ceux qui sont gouvernés. Les souverains sont les défenseurs & les gardiens de la personne, des biens, de la liberté de leurs sujets, ce n’est qu’à cette condition que ceux-ci consentent d’obéir ; le gouvernement n’est qu’un brigandage dès qu’il se sert des forces qui lui sont confiées pour rendre la société malheureuse. L’empire de la religion n’est fondé que sur l’opinion où l’on est qu’elle a le pouvoir de rendre les nations heureuses ; les dieux ne seroient que des phantômes odieux s’ils rendoient les hommes malheureux[2]. Le gouvernement & la religion ne seroient des institutions raisonnables qu’autant que l’un & l’autre contribueroient à la félicité des hommes ; il y auroit de la folie à se soumettre à un joug dont il ne résulteroit que du mal ; il y auroit de l’injustice à forcer les mortels de renoncer à leurs droits sans avantage pour eux.

L’autorité qu’un père exerce sur sa famille n’est fondée que sur les avantages qu’il est supposé lui procurer. Les rangs dans les sociétés politiques n’ont pour base que l’utilité réelle ou imaginaire de quelques citoyens, en faveur de laquelle les autres consentent à les distinguer, à les respecter, à leur obéir. Le riche n’acquiert des droits sur l’indigent qu’en vertu du bien-être qu’il est en état de lui faire éprouver. Le génie, les talens de l’esprit, les sciences & les arts n’ont des droits sur nous qu’en raison de l’utilité, des agrémens & des avantages qu’ils procurent à la société. En un mot c’est le bonheur, c’est l’attente du bonheur, c’est son image que nous chérissons, que nous estimons, que nous adorons sans cesse. Les dieux, les monarques, les riches, les grands peuvent bien nous en imposer, nous éblouir, nous intimider par leur puissance ; jamais ils n’obtiendront la soumission volontaire de nos cœurs qui seuls peuvent conférer des droits légitimes, que par des bienfaits réels & des vertus. L’utilité n’est autre chose que le bonheur véritable ; être utile, c’est être vertueux ; être vertueux, c’est faire des heureux.

Le bonheur qu’on nous procure est la mesure invariable & nécessaire de nos sentimens pour les êtres de notre espèce, pour les objets que nous désirons, pour les opinions que nous embrassons, pour les actions dont nous jugeons ; nous sommes les dupes de nos préjugés toutes les fois que nous cessons de nous servir de cette mesure pour régler nos jugemens. Nous ne risquerons jamais de nous tromper lorsque nous examinerons qu’elle est l’utilité réelle qui résulte pour notre espèce des religions, des loix, de toutes les institutions, les inventions & les actions des hommes.

Un coup d’œil superficiel peut souvent nous séduire ; mais des expériences réfléchies nous raménent à la raison, qui ne peut nous tromper. Elle nous apprend que le plaisir est un bonheur momentané, mais que souvent il devient un mal ; que le mal est une peine passagère qui souvent devient un bien ; elle nous fait connoître la vraie nature des objets & pressentir les effets que nous pouvons en attendre ; elle nous fait distinguer les penchans auxquels notre bien-être nous permet de nous livrer, de ceux à la séduction desquels nous devons résister. Enfin elle nous convaincra toujours que l’intérêt des êtres intelligens, amoureux de leur bonheur & qui désirent de rendre leur existence heureuse, veut que l’on détruise pour eux tous les phantômes, les chimeres & les préjugés qui mettent des obstacles à leur félicité dans ce monde.

Si nous consultons l’expérience nous verrons que c’est dans des illusions & des opinions sacrées que nous devons chercher la source véritable de cette foule de maux dont nous voyons par-tout le genre-humain accablé. L’ignorance des causes naturelles lui créa des dieux ; l’imposture les rendit terribles, leur idée funeste poursuivit l’homme sans le rendre meilleur, le fit trembler sans fruit, remplit son esprit de chimeres, s’opposa aux progrès de sa raison, l’empêcha de chercher son bonheur. Ses craintes le rendirent esclave de ceux qui le trompèrent sous prétexte de son bien ; il fit le mal quand on lui dit que ses dieux demandoient des crimes ; il vécut dans l’infortune, parce qu’on lui fit entendre que ses dieux le condamnoient à être misérable ; il n’osa jamais résister à ses dieux ni se débarasser de ses fers, parce qu’on lui fit entendre que la stupidité, le renoncement à la raison, l’engourdissement de l’esprit, l’abjection de son ame étoient de sûrs moyens d’obtenir l’éternelle félicité.

Des préjugés non moins dangereux ont aveuglé les hommes sur leurs gouvernemens. Les nations ne connurent point les vrais fondemens de l’autorité ; elles n’osèrent exiger le bonheur de ces rois, chargés de le leur procurer ; elles crurent que les souverains, travestis en dieux, recevoient en naissant le droit de commander au reste des mortels, pouvoient disposer à leur gré de la félicité des peuples & n’étoient point comptables des malheureux qu’ils faisoient. Par une suite nécessaire de ces opinions la politique dégénéra dans l’art fatal de sacrifier la félicité de tous au caprice d’un seul, ou de quelques méchans privilégiés. Malgré les maux qu’elles éprouvèrent, les nations furent en adoration devant les idoles qu’elles s’étoient faites, & respectèrent follement les instrumens de leurs misères ; elles obéirent à leurs volontés injustes ; elles prodiguèrent leur vie, leur sang leurs trésors pour assouvir leur ambition, leur avidité insatiable, leurs fantaisies renaissantes ; elles eurent une vénération stupide pour tous ceux qui possédèrent, avec le souverain, le pouvoir de nuire ; elles furent à genoux devant le crédit, le rang, les titres, l’opulence, le faste : enfin victimes de leurs préjugés, elles attendirent vainement leur bien-être de quelques hommes, qui malheureux eux-mêmes par leurs vices, & par l’incapacité de jouir ne furent guères disposés à s’occuper du bien être des peuples : sous de tels chefs leur bonheur physique & moral fut également négligé, ou même anéanti,

Nous trouvons le même aveuglement dans la science des mœurs. La religion, qui n’eut jamais que l’ignorance pour base & l’imagination pour guide, ne fonda point la morale sur la nature de l’homme, sur ses rapports avec les hommes, sur les devoirs qui découlent nécessairement de ces rapports : elle aima mieux la fonder sur des rapports imaginaires, qu’elle prétendit subsister entre l’homme & des puissances invisibles qu’elle avoit gratuitement imaginées, & faussement fait parler. Ce furent ces dieux invisibles, que la religion peignit toujours comme des tyrans pervers qui furent les arbitres & les modèles de la conduite de l’homme ; il fut méchant, insociable, inutile, turbulent, fanatique, quand il voulut imiter ces tyrans divinisés, ou se conformer aux leçons de leurs interprètes. Ceux-ci profitèrent seuls de la religion, & des ténèbres qu’elle répandit sur l’esprit humain ; les nations ne connurent ni la nature, ni la raison, ni la vérité : elles n’eurent que des religions, sans avoir aucunes idées certaines de la morale ou de la vertu. Quand l’homme fit du mal à ses semblables, il crut avoir offensé son dieu, il se crut quitte en s’humiliant devant lui, en lui faisant des présens, en mettant son prêtre dans ses intérêts. Ainsi la religion, loin de donner une base sûre, naturelle & connue à la morale, ne lui donna qu’une base chancelante, idéale, impossible à connoître. Que dis-je ? Elle la corrompit, & ses expiations achevèrent de la ruiner. Quand elle voulut combattre les passions des hommes elle le fit vainement ; toujours enthousiaste & privée d’expérience, elle n’en connut jamais les vrais remèdes ; ses remèdes furent dégoûtans & propres à révolter les malades ; elle les fit passer pour divins, parce qu’ils ne furent point faits pour des hommes ; ils furent inefficaces, parce que des chimeres ne peuvent rien contre des passions que les motifs les plus réels & les plus forts concouroient à faire naître & à nourrir dans les cœurs. La voix de la religion ou des dieux ne put se faire entendre dans le tumulte des sociétés, où tout crioit à l’homme qu’il ne pouvoit se rendre heureux sans nuire à ses semblables : ses vaines clameurs ne firent que rendre la vertu haïssable, parce qu’elles la représentèrent toujours comme ennemie du bonheur & des plaisirs des humains. Dans l’observation de leurs devoirs on ne fit voir aux mortels que le cruel sacrifice de ce qu’ils ont de plus cher, & jamais on ne leur donna des motifs réels pour faire ce sacrifice. Le présent l’emporta sur l’avenir, le visible sur l’invisible, le connu sur l’inconnu, & l’homme fut méchant parce que tout lui dit qu’il falloit l’être pour obtenir le bonheur.

C’est ainsi que la somme des malheurs du genre humain ne fut point diminuée, mais s’accrût au contraire par ses religions, par ses gouvernemens, par son éducation, par ses opinions, en un mot par toutes les institutions qu’on lui fit adopter, sous prétexte de rendre son sort plus doux. L’on ne peut trop le répéter ; c’est dans l’erreur que nous trouverons la vraie source des maux dont la race humaine est affligée ; ce n’est point la nature qui la rendit malheureuse ; ce n’est point un dieu irrité qui voulut qu’elle vécût dans les larmes ; ce n’est point une dépravation héréditaire qui a rendu les mortels méchans & malheureux ; c’est uniquement à l’erreur que sont dûs ces effets déplorables.

Le souverain bien, tant cherché par quelques sages, & par d’autres annoncé avec tant d’emphase, ne peut être regardé que comme une chimere, semblable à cette panacée merveilleuse que quelques adeptes ont voulu faire passer pour le remède universel. Tous les hommes sont malades, la naissance les livre aussitôt à la contagion de l’erreur ; mais chacun d’eux, par une suite de son organisation naturelle & de ses circonstances particulières en est diversement affecté. S’il est un remède général que l’on puisse appliquer aux maladies diversifiées & compliquées des hommes, il n’en est qu’un, sans doute, & ce remède est la vérité, qu’il faut puiser dans la nature.

à la vue des erreurs qui aveuglent le plus grand nombre des mortels, & qu’ils sont forcés du sucer avec le lait ; à la vue des désirs dont ils sont perpétuellement agités, des passions qui les tourmentent, des inquiétudes qui les rongent, des maux tant physiques que moraux qui les assiégent de toutes parts, on seroit tenté de croire que le bonheur n’est point fait pour ce monde, & que ce seroit une entreprise vaine que de vouloir guérir des esprits que tout conspire à empoisonner. Quand on considère ces superstitions qui les allarment, les divisent & les rendent insensés ; ces gouvernemens qui les oppriment, ces loix qui les gênent, les injustices multipliées sous lesquelles on voit gémir presque tous les peuples de la terre, enfin ces vices & ces crimes qui rendent l’état de société si haïssable presque à tous ceux qui s’y trouvent ; l’on a peine à se défendre de l’idée que l’infortune est l’apanage du genre-humain, que ce monde n’est fait que pour rassembler des malheureux, que le bonheur est une chimere, ou du moins un point si fugitif qu’il est impossible de le fixer.

Des superstitieux atrabilaires & nourris de mélancolie, virent donc sans cesse la nature ou son auteur acharnés contre l’espèce humaine ; ils supposèrent que l’homme, objet constant de la colère du ciel, l’irritoit même par ses desirs, & se rendoit criminel en cherchant une félicité qui n’étoit pas faite pour lui. Frappés de voir que les objets que nous désirons le plus vivement ne sont jamais capables de remplir notre cœur, ils ont décrié ces objets comme nuisibles, comme odieux, comme abominables ; ils ont prescrit de les fuir ; ils ont fait main basse indistinctement sur toutes les passions les plus utiles à nous-mêmes & aux êtres avec qui nous vivons ; ils ont voulu que l’homme se rendît insensible, devint l’ennemi de lui-même, se séparât de ses semblables, renonçât à tout plaisir, se refusât le bonheur, en un mot se dénaturât. " mortels ! Ont-ils dit, vous êtes nés pour le malheur ; l’auteur de votre existence vous destina pour l’infortune ; entrez donc dans ses vues & rendez vous malheureux. Combattez ces desirs rebelles qui ont la félicité pour objet ; renoncez à ces plaisirs qu’il est de votre essence d’aimer ; ne vous attachez à rien ici bas ; fuyez une société qui ne sert qu’à enflammer votre imagination pour des biens que vous devez vous refuser ; brisez le ressort de votre ame ; réprimez cette activité qui cherche à mettre fin à vos peines ; souffrez, affligez-vous, gémissez : telle est pour vous la route du bonheur. "

Aveugles médecins ! Qui ont pris pour une maladie l’état naturel de l’homme ! Ils n’ont point vu que ses passions & ses desirs lui sont essentiels ! Que lui défendre d’aimer & de désirer, c’est vouloir lui enlever son être ; que l’activité est la vie de la société & que nous dire de nous haïr & de nous mépriser nous-mêmes, c’est nous ôter le mobile le plus propre à nous porter à la vertu. C’est ainsi que par ses remèdes surnaturels la religion, loin de guérir les hommes de leurs maux, n’a fait que les aigrir & les désespérer ; au lieu de calmer leurs passions, elle rendit plus incurables, plus dangereuses & plus envenimées celles que leur nature ne leur avoit données que pour leur conservation & leur bonheur. Ce n’est point en éteignant nos passions que l’on nous rendra heureux ; c’est en les dirigeant vers des objets vraiment utiles à nous-mêmes & aux autres.

Malgré les erreurs dont le genre-humain est aveuglé ; malgré l’extravagance de ses institutions religieuses & politiques ; malgré les plaintes & les murmures que nous faisons continuellement contre le sort, il est des heureux sur la terre. Nous y voyons quelquefois des souverains animés de la noble ambition de rendre les nations florissantes & fortunées ; nous y trouvons des Antonins, des Trajans, des Julien, des Henri ; nous y rencontrons des ames élevées qui mettent leur gloire & leur bonheur à encourager le mérite, à secourir l’indigence, à tendre la main à la vertu opprimée. Nous y trouvons des génies occupés du desir d’arracher l’admiration de leurs concitoyens en les servant utilement, & jouissant du bonheur qu’ils procurent aux autres.

Ne croyons point que le pauvre lui-même soit exclu du bonheur. La médiocrité, l’indigence lui procurent souvent des avantages que l’opulence & la grandeur sont forcées de reconnoître & d’envier. L’ame du pauvre toujours en action ne cesse de former des desirs, tandis que le riche & le puissant sont souvent dans le triste embarras de ne sçavoir que souhaiter ou de désirer des objets impossibles à se procurer[3]. Son corps habitué au travail connoit les douceurs du repos ; ce repos est la plus rude des fatigues pour celui qui s’ennuie de son oisiveté. L’exercice & la frugalité procurent à l’un de la vigueur & de la santé ; l’intempérance & l’inertie des autres ne leur donne que des dégoûts & des infirmités. L’indigence tend tous les ressorts de l’ame, elle est mère de l’industrie ; c’est de son sein que l’on voit sortir le génie, les talens, le mérite auxquels l’opulence & la grandeur sont forcées de rendre hommage. Enfin les coups du sort trouvent dans le pauvre un roseau flexible qui cède sans se briser.

Ainsi la nature ne fut point une marâtre pour le plus grand nombre de ses enfans. Celui que la fortune a placé dans un état obscur ignore l’ambition qui dévore le courtisan, les inquiétudes de l’intriguant, les remors, les ennuis & les dégoûts de l’homme enrichi des dépouilles des nations dont il ne sçait profiter. Plus le corps travaille & plus l’imagination se repose ; c’est la diversité des objets qu’elle parcoure qui l’allume ; c’est la satiété de ces objets, qui lui cause du dégoût : l’imagination de l’indigent est circonscrite par la nécessité ; il reçoit peu d’idées, il connoît peu d’objets, par conséquent il a peu de desirs ; il se contente de peu, tandis que la nature entière suffit à peine pour contenter les vœux insatiables & les besoins imaginaires de l’homme plongé dans le luxe, qui a parcouru ou épuisé tous les objets nécessaires. Ceux que le préjugé nous fait regarder comme les plus malheureux des hommes jouissent souvent d’avantages plus réels & plus grands que ceux qui les oppriment, qui les méprisent & qui quelquefois sont réduits à les envier. Des desirs bornés sont un bien très réel : l’homme du peuple dans son humble fortune ne désire que du pain ; il l’obtient à la sueur de son front, il le mangeroit avec joye, si l’injustice ne le lui rendoit communément amer. Par le délire des gouvernemens ceux qui nâgent dans l’abondance, sans être plus heureux pour cela, disputent au cultivateur les fruits même que ses bras font sortir de la terre. Les princes sacrifient leur bonheur véritable & celui de leurs états à des passions, à des caprices qui découragent les peuples, qui plongent leurs provinces dans la misère, qui font des millions de malheureux sans aucun profit pour eux-mêmes. La tyrannie oblige ses sujets de maudire leur existence, d’abandonner le travail, & leur ôte le courage de donner le jour à des enfans qui seroient aussi misérables que leurs pères : l’excès de l’oppression les force quelquefois de se révolter ou de se venger par des attentats des injustices qu’on leur fait. L’injustice en réduisant l’indigence au désespoir, l’oblige de chercher dans le crime des ressources contre ses malheurs. Un gouvernement inique produit le découragement dans les ames ; ses vexations dépeuplent les campagnes, les terres demeurent sans culture, de la naît l’affreuse famine qui fait éclore les contagions & les pestes. Les malheurs des peuples produisent les révolutions ; aigris par l’infortune, les esprits entrent en fermentation, & les renversemens des empires en sont les effets nécessaires. C’est ainsi que le physique & le moral sont toujours liés ou plutôt sont la même chose.

Si l’iniquité des chefs ne produit pas toujours des effets si marqués, au moins elle produit la paresse, dont l’effet est de remplir les sociétés de mendians & de malfaiteurs, que ni la religion ni la terreur des loix ne peuvent arrêter, & que rien ne peut engager à demeurer les spectateurs malheureux d’un bien-être auquel il ne leur est pas permis de prendre part. Ils cherchent leur bonheur passager aux dépens mêmes de leur vie, lorsque l’injustice leur a fermé la route du travail & de l’industrie qui les auroit rendus utiles & honnêtes.

Que l’on ne nous dise point que nul gouvernement ne peut rendre tous ses sujets heureux ; il ne peut, sans doute, se flatter de contenter les fantaisies de quelques citoyens oisifs, qui ne sçavent qu’imaginer pour calmer leurs ennuis : mais il peut & il doit s’occuper à contenter les besoins réels de la multitude. Une société jouit de tout le bonheur dont elle est susceptible dès que le plus grand nombre de ses membres sont nourris, vêtus, logés, en un mot peuvent, sans un travail excessif, se procurer les besoins que la nature leur a rendus nécessaires. Leur imagination est contente, dès qu’ils ont l’assûrance que nulle force ne pourra leur ravir les fruits de leur industrie, qu’ils travaillent pour eux-mêmes. Par une suite des folies humaines, des nations entières sont forcées de travailler, de suer, d’arroser la terre de larmes, pour entretenir le luxe, les fantaisies, la corruption d’un petit nombre d’insensés, de quelques hommes inutiles, dont le bonheur est devenu impossible, parceque leur imagination égarée ne connoît plus de bornes. C’est ainsi que les erreurs religieuses & politiques ont changé l’univers en une vallée de larmes.

Faute de consulter la raison, de connoître le prix de la vérité, d’être instruits de leurs véritables intérêts, de sçavoir en quoi consiste le bonheur solide & réel, les princes & les peuples, les riches & les pauvres, les grands & les petits sont, sans doute, souvent très éloignés d’être heureux ; cependant si nous jettons un coup d’œil impartial sur la race humaine, nous y trouverons un plus grand nombre de biens que de maux. Nul homme n’est heureux en masse, mais il l’est en détail. Ceux qui se plaignent le plus amérement de la rigueur du destin tiennent pourtant à leur existence par des fils, souvent imperceptibles, qui les empêchent d’en sortir. En effet l’habitude nous rend nos peines plus légères ; la douleur suspendue devient une vraie jouissance ; chaque besoin est un plaisir au moment où il se satisfait ; l’absence du chagrin & de la maladie est un état heureux dont nous jouissons sourdement & sans nous en appercevoir ; l’espérance, qui rarement nous abandonne tout-à-fait, nous aide à supporter les maux les plus cruels. Le prisonnier rit dans les fers, le villageois fatigué rentre en chantant dans sa cabane ; enfin l’homme qui se dit le plus infortuné ne voit point arriver la mort sans effroi, à moins que le désespoir n’ait totalement défiguré la nature à ses yeux[4].

Tant que nous désirons la continuation de notre être, nous ne sommes pas en droit de nous dire complétement malheureux ; tant que l’espérance nous soutient nous jouissons encore d’un très-grand bien. Si nous étions plus justes en nous rendant compte de nos plaisirs & de nos peines, nous reconnoîtrions que la somme des premiers excède de beaucoup celle des derniers ; nous verrions que nous tenons un régistre très exact du mal & peu exact du bien. En effet nous avouerions qu’il est peu de journées entiérement malheureuses dans tout le cours de notre vie. Nos besoins périodiques nous procurent le plaisir de les contenter ; notre ame est perpétuellement remuée par mille objets, dont la variété, la multiplicité ; la nouveauté nous réjouit, suspend nos peines, fait diversion à nos chagrins. Les maux physiques sont-ils violens ? Ils ne sont pas d’une longue durée, ils nous conduisent bien-tôt à notre terme ; les maux de notre esprit nous y mènent également. En même-tems que la nature nous refuse tout bonheur, elle nous ouvre une porte pour sortir de la vie ; refusons-nous d’y passer, c’est que nous trouvons encore du plaisir à exister. Les nations réduites au désespoir sont-elles complétement malheureuses ? Elles ont recours aux armes, & au risque de périr elles font leurs efforts pour terminer leurs souffrances.

De ce que tant d’hommes tiennent à la vie, nous devons donc en conclure qu’ils ne sont pas si malheureux qu’on le pense. Ainsi ne nous exagérons plus les maux de l’espèce humaine ; imposons silence à l’humeur noire qui nous persuade que ses maux sont sans remède ; diminuons peu-à-peu le nombre de nos erreurs, & nos calamités diminueront dans la même proportion. De ce que le cœur de l’homme ne cesse de former des desirs, n’en concluons point qu’il est malheureux ; de ce que son corps a besoin chaque jour de nourriture, concluons qu’il est sain & qu’il remplit ses fonctions ; de ce que son cœur désire, il faut en conclure qu’il a besoin à chaque instant d’être remué, que les passions sont essentielles au bonheur d’un être qui sent, qui pense, qui reçoit des idées & qui nécessairement doit aimer & désirer ce qui lui procure ou lui promet une façon d’exister analogue à son énergie naturelle. Tant que nous vivons, tant que le ressort de notre ame subsiste dans sa force, cette ame désire ; tant qu’elle désire, elle éprouve l’activité qui lui est nécessaire ; tant qu’elle agit, elle vit. La vie peut être comparée à un fleuve, dont les eaux se poussent, se succèdent & coulent sans interruption : forcées de rouler sur un lit inégal, elles rencontrent par intervalles des obstacles qui empêchent leur stagnation ; elles ne cessent de jaillir, de bondir & de couler, jusqu’à ce qu’elles soient rendues dans l’océan de la nature.


  1. Æstuat infelix angusto limite mundi. Sénèque dit d’Alexandre, post Darium & Indos pauper est Alexander ; inventus est qui concupisceret aliquid post omnia. V. Senec. Epist. 120.
  2. Cicéron dit : Nisi homini Deus placuerit, Deus non erit. Dieu ne peut obliger les hommes à lui obéir qu’en leur faisant connaître qu’il est en son pouvoir de les rendre heureux ou malheureux. Voyez défense de la religion, tom. I, pag. 433. Il faut conclure de ces principes, que l’homme est en droit de juger la religion et les dieux ; d’après les avantages ou les désavantages qu’ils procurent à la société.
  3. Petrone dit, nescio quomodo bonæ mentis soror est popertas.
  4. Voyez ce qui a été dit sur le suicide dans le chapitre 14.