Synopse des quatre Évangiles/Avertissement

J. Gabolda et Fils (p. 5-8).

AVERTISSEMENT
de la première édition



Le mot « synopse », qui n’a pas encore droit de cité dans notre langue, désigne d’après Littré : un ouvrage dans lequel « les Évangiles, imprimés en colonnes, offrent en regard les passages correspondants ou parallèles ». Tous les chrétiens savent en effet que les quatre évangélistes renferment nombre de passages semblables dans leur récit de la vie de Jésus-Christ. Les trois premiers, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, semblent tellement propres à cette comparaison qu’on a nommé leurs Évangiles « synoptiques ». D’où viennent ces ressemblances, et aussi les différences qui les distinguent, c’est ce qu’on appelle précisément « la question synoptique ». Nous n’avons pas à l’aborder ici, d’autant que la synopse est plutôt un instrument qui permet d’étudier le problème. À vrai dire, cela ne se peut faire à fond qu’en grec, la langue dans laquelle nous possédons les Évangiles, car celui de saint Matthieu, écrit d’abord dans la langue araméenne qu’on parlait en Galilée au temps de Jésus, ne nous est parvenu que dans une traduction. C’est principalement dans ce dessein que le P. Lagrange a composé une synopse grecque[1]. Nous voudrions ici en faire connaître la disposition au lecteur français. Celui-ci pourra en tirer un autre profit, qui sera pour lui le principal. Une des différences entre les quatre évangélistes, même entre les trois synoptiques, est qu’ils n’ont pas sur le même ordre historique dans le récit d’un grand nombre de faits, Or le lecteur qui s’attache aux traces de Jésus voudrait le suivre année par année, mois par mois, et l’on peut dire jour par jour, heure par heure. Comment arriver à la certitude, quand l’autorité des documents est la même, tous étant inspirés par l’Esprit-Saint ? On devra, il faut le reconnaître, se contenter souvent d’une simple probabilité, quelquefois demeurer dans l’incertitude. Un principe directeur s’offre cependant, c’est de préférer en cela l’évangéliste qui s’est proposé un ordre historique à celui qui a mis au-dessus de tout la valeur démonstrative des faits sans insister sur cet ordre. Or il n’est pas douteux que c’est bien dans ces termes qu’on note ordinairement le rapport entre saint Luc et saint Matthieu. Il y a donc quelque lieu de s’étonner qu’après ce grand nombre de synopses, celle du P. Lagrange ait été la première à placer saint Luc avant les autres synoptiques comme guide dans l’arrangement au moins relatif des dates. Cet agencement est d’ailleurs confirmé d’une manière générale par celui de saint Marc. L’ordre des colonnes est donc : Luc, Marc, Matthieu.

Si maintenant on les compare au quatrième Évangile, on remarquera que saint Jean, le disciple de la première heure, l’apôtre bien-aimé, a eu plus de souci encore que saint Luc de fixer des points de repère chronologiques, comme aussi de placer les événements dans leurs lieux. Il devrait donc occuper la première place ; mais l’étroite parenté des synoptiques revendique la présence des trois dans les colonnes de la synopse. Si saint Jean, qui occupe souvent toute la page, vient après eux, c’est plutôt pour préciser la situation que pour marquer une dépendance.

La synopse grecque ayant surtout pour but la comparaison des textes, plusieurs passages devaient être reproduits plus d’une fois, ce qui ne présentait pas le même intérêt dans une synopse française. Sauf ce point, on a ici une reproduction fidèle de la synopse grecque, avec le même ordre des paragraphes, marqués par les mêmes numéros.

Quant à la traduction, le P. Lagrange a bien voulu m’autoriser à la découper dans ses commentaires. Elle est donc son œuvre aussi, et l’on comprend que je ne me serais pas permis d’y rien changer, si lui-même ne m’avait pressé d’y introduire les modifications qui me paraîtraient nécessaires. C’est ainsi que, par exemple, lorsque deux évangélistes ont le même mot ou la même expression, je devais éviter l’emploi des synonymes, indifférents en eux-mêmes, mais qui peuvent dans une synopse donner lieu à quelque méprise sur le texte original. On aurait pu concevoir, pour un texte destiné au grand public, une traduction moins littérale. Mais le succès des traductions du P. Lagrange prouve que ce public aime à être renseigné, même à travers le voile d’un à peu près, sur la nature particulière de ce style unique, qui n’est ni grec ni purement sémitique.

D’après la règle posée par le Concile de Trente, une traduction des Écritures en langue vulgaire doit être accompagnée de notes. J’ai donc dû rédiger une très modeste série d’annotations pour justifier l’ordre des paragraphes et signaler, sous la différence des termes ou des modes de présentation, l’accord foncier des Évangiles. À quelques-unes des interprétations données par le P. Lagrange dans ses commentaires, j’ai ajouté certaines indications, tirées surtout des Homélies de saint Jean Chrysostome sur saint Matthieu et du Traité de saint Augustin, de consensu evangelistarum, où sont posées les régles de l’exégèse comparative des Évangiles.

Enfin, mon cher maître m’ayant encouragé à appuyer discrètement sur la note de piété, j’ai eu recours à sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Dans un temps, où l’Évangile n’occupe pas la place qui lui est due dans les lectures et les méditations des Chrétiens, n’est-il pas admirable que cette chère petite sainte, qui paraît si uniquement envahie du pur amour de Dieu, se soit si visiblement complue à cette divine lecture. C’est elle-même qui nous l’a dit : « Puisque Jésus est remonté au ciel, je ne puis le suivre qu’aux traces qu’il a laissées. Ah ! que ces traces sont lumineuses ! qu’elles sont divinement embaumées ! Je n’ai qu’à jeter les yeux sur le saint Évangile : aussitôt je respire le parfum de la vie de Jésus et je sais de quel côté courir[2]. » Et elle ajoutait : « C’est par-dessus tout l’Évangile qui m’entretient pendant mes oraisons ; là je puise tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J’y découvre toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux[3]. » Et le P. Petitot nous explique pourquoi elle avait en quelque sorte composé sa synopse : à ses yeux, la «  méditation des Évangiles n’était pas une sorte de rêverie plus ou moins vague, elle était fondée sur l’analyse du sens réel et même littéral. Sœur Thérèse copiait dans sa cellule les passages concordants des Évangiles ou de la Bible, elle s’étonnait, se désolait de rencontrer des interprétations ou traductions divergentes. Si elle l’avait pu, elle aurait appris le grec et l’hébreu pour lire, disait-elle, les Écritures dans le texte original[4] ». Et nous l’entendons au soir de sa vie faire cette confidence : « Pour moi, je ne trouve plus rien dans les livres, si ce n’est dans l’Évangile. Ce livre-là me suffit[5]. »

C’est à elle que je confie ce petit livre, en la suppliant avec une respectueuse et toute filiale insistance de « descendre » auprès des âmes qui le liront et de faire disparaître les imperfections, dont je suis seul coupable.

Fr. Ceslas Lavergne, O. P.

Jérusalem, le 29 juin 1927.
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  1. Synopsis Evangelica. Textum graecum quattuor Evangeliorum recensuit et juxta chronologicum Lucae praesertim et Iohannis concinnavit R. P. Maria-Josephus Lagrange, O. P., sociatis curis R. P. Ceslai Lavergne ejusdem ordinis. 1 volume in-4o, Paris, Gabalda
  2. Histoire d’une âme, écrite par elle-même, chap. xi
  3. Ibidem, chap. viii.
  4. R. P. Petitot, O. P., Sainte Thérèse de Lisieux, p.79.
  5. Novissima verba, 15 mai 1897.