Librairie Félix Alcan (p. 167-186).

IX


Suzette rentra chez ses parents quelques jours après cette histoire. Elle fut tout à fait heureuse de reprendre ses habitudes.

Bob lui dit :

— Le temps était long sans toi. On n’entendait plus de cris à cause de la vérité. Papa s’exclamait : « Cette Suzette tient une telle place que la maison semble vide sans elle ».

Une douceur se glissait dans le cœur de Suzette en entendant ces paroles. Bob remarqua son air attendri et continua par taquinerie :

— Justine et Sidonie, en revanche, étaient assez contentes, parce qu’elles se sentaient libres.

Mais cette vérité ne parut pas émouvoir Suzette, ni changer en irritation, l’attendrissement qu’elle éprouvait.

Sa joie intérieure l’illuminait. Pourtant, elle ne confia pas encore à Bob que l’on reverrait les Brabane. Du moment qu’elle-même avait demandé le secret, ce n’était pas pour le divulger.

Un soir sa maman lui annonça :

— Demain jeudi, vous irez chez Mme Dravil Bob et toi. Huguette et Jacques réunissent leurs amis et vous serez assez nombreux. Tu me ferais le plus grand plaisir en ne clamant pas la vérité à tort et à travers. Ta réputation dans ce sens grandit et tes compagnes se font une joie malicieuse de te faire parler. Cela me déplaît beaucoup. Je ne tiens pas à ce que tu te donnes un rôle ridicule, et qui ne te convient pas. C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Oui, maman.

Suzette était déroutée par cette défense catégorique mais elle ne s’insurgea pas, ne voulant pas lutter pour conserver à la maison cette ambiance de paix vantée par Bob.

Elle se tairait donc chez Mme Dravil.

Le lendemain, Suzette joyeuse se rendit chez leurs amis en compagnie de Bob. Ils arrivèrent les premiers. Bob resta près de son ami, en attendant les autres invités et Suzette bavarda avec son amie.

Cette dernière lui détailla le programme des distractions que sa maman devait conduire. Puis, elle lui confia sous le sceau du secret, les merveilles du goûter.

Il y avait notamment, une pièce montée, recouverte pour le moment, d’un grand dôme de mousseline sous lequel elle était invisible. Comme pour une statue, elle serait dévoilée au moment du goûter, après que Mme Dravil eût posé à chacun une question sur ce qu’elle représentait.

Il y avait un lot fort joli pour celui ou celle qui aurait deviné.

Suzette trouva cette idée très amusante.

Huguette lui montra furtivement le gâteau sous sa coiffe, par l’entrebaîllement de la porte de la salle à manger.

Puis, comme des souris, elles rentrèrent dans la chambre d’Huguette, en attendant l’arrivée des convives.

Il arriva que Mme Dravil eut besoin de sa fille et elle l’appela. Suzette resta seule quelques minutes. Elle allait et venait par la chambre, et entendant revenir Huguette, elle alla au-devant d’elle jusque dans le petit salon sur lequel s’ouvrait la salle à manger.

À ce moment, des voix gaies retentirent et le défilé des amis commença.

Ce furent des rires et des cris que l’autorité douce de Mme Dravil savait atténuer sans en éteindre la gaîté. Des jeux savamment dosés empêchèrent la lassitude, et contentèrent les filles et les garçons.

Puis l’heure du goûter survint. C’est toujours un instant agréable quand une troupe joyeuse d’enfants entrevoit une table surchargée de gâteaux.

La pièce du milieu excita la surprise.

Il y eut des exclamations intriguées. On se perdait en conjectures.

Mme Dravil parla :

— Mes enfants, je vous poserai à chacun la même question dont vous inscrirez la réponse sur un morceau de papier : quel est le sujet de la pièce montée qui se cache sous ce voile ? Pour vous aider un peu, je vous dirai que c’est très simple, très facile, et que pas un de vous ne pourrait dire que cela lui est inconnu. Je m’empresse de vous prévenir que ni Jacques ni Huguette ne sont au courant, afin que leurs bonnes petites langues n’aient pas la démangeaison de trahir ce secret.

Il y eut un temps d’arrêt pendant lequel il y eut des rires, puis Mme Dravil reprit :

— Ni mon fils, ni ma fille n’auront le droit de deviner pour laisser deux chances de plus aux amis qu’ils reçoivent. Ils vont vous distribuer papier et crayon et vous inscrirez votre réponse.

Une excitation courut parmi les groupes alors que Jacques et Huguette s’empressaient d’obéir à leur mère.

Suzette était tout à la recherche de l’énigme.

Sa nature réfléchie éliminait les personnages un à un, selon qu’elle jugeait que ce n’était pas celui en cause.

Enfin son visage s’irradia, mais elle évita de jeter une exclamation pour ne pas troubler ceux qui poursuivaient leur idée. Elle écrivit rapidement un nom et sa signature et déposa son papier dans une corbeille placée à cet effet sur un meuble.

Quand tous les invités eurent accompli ce rite, le goûter commença. Puis, quand les premiers gâteaux eurent été dégustés, Mme Dravil leva le dôme recouvrant la pièce montée et celle-ci apparut.

La maîtresse de maison poussa un cri de mécontentement.

Au lieu de se dresser la figurine gisait sur le socle.

— Qui a pu faire cela ? s’écria Mme Dravil désolée.

Personne ne répondit. Mme Dravil prenant la figurine avec une pince la montra et dit :

— Vous reconnaissez tous Jeanne d’Arc, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ! lancèrent les enfants en chœur.

Suzette rougit de plaisir : sa réponse était bonne.

Mme Dravil rassemblait les morceaux de la nougatine, navrée de penser que la surprise n’était pas tout à fait aussi réussie qu’elle le désirait.

On dépouilla les papiers et celui de Suzette, était seul le juste.

— Oh ! Suzette a gagné, s’écria la maîtresse de maison, elle aura donc ce joli sac.

— Oh ! Madame, que je suis heureuse : le mien était justement tout usé.

Il y avait bien des regards d’envie vers le beau lot, mais comme il était gagné équitablement, on fêta la gagnante.

Seule, Huguette était soucieuse.

D’abord, elle était étonnée de la perspicacité de Suzette. Qu’elle eût trouvé si vite le nom de Jeanne d’Arc lui paraissait merveilleux, mais surtout, elle se repentait d’avoir montré à son amie, le nougat monté, sous son voile et d’avoir révélé qu’on poserait une devinette à son sujet.

Elle craignait que Suzette n’eût gagné trop facilement. Ce qui la tourmentait c’est qu’elle l’avait surprise près de la porte de la salle à manger.

Elle savait cependant que sa compagne était souvent citée pour son bon travail aux cours qu’elle fréquentait. Mais un doute lui restait.

Elle profita d’un moment, où pour un jeu, Suzette devait être hors de la pièce, pour venir la rejoindre et lui demander :

— Comment as-tu pu si aisément deviner que c’était Jeanne d’Arc ?

— C’était simple, riposta Suzette avec enjouement, ta maman nous ayant dit que nous connaissions tous ce personnage. Il fallait donc choisir quelqu’un de populaire qui convînt aussi bien aux jeunes filles qu’aux jeunes garçons. Il n’y avait que notre héroïne française pour être aussi familière aux jeunes que nous sommes.

Huguette contemplait son amie avec admiration.

— Tu n’as pas soulevé un tout petit coin du voile qui cachait la pièce montée ?

— Oh ! je… commença Suzette sans s’indigner outre mesure.

Mais elle s’arrêta soudain.

— Tu ne dis donc plus la vérité ? interrogea Huguette reprise de méfiance.

— Mais si ! riposta Suzette.

Il se fit un travail dans l’esprit d’Huguette Dravil.

Si Suzette ne disait rien, c’est qu’elle ne voulait pas avouer la vérité.

Pourquoi serait-elle allée près de la porte de la salle à manger ?

C’était bien commode de raconter à tout venant qu’on disait toujours la vérité. Tout le monde le croit, de sorte qu’un beau jour, on peut tricher sans être accusé.

La fillette pensive laissa Suzette qui revint peu après dans le cercle pour le jeu en train.

Puis la réunion se termina dans un joyeux brou-haha et Suzette triomphante, montra son sac à sa maman :

— Tu as été correcte, Suzette ?

— Mais oui, maman.

— Pas de vérités trop désagréables n’ont été proférées par ta petite personne ?

— Non, maman.

Un nuage passa sur le front de Suzette, mais sa mère ne le remarqua pas.

Bob, le soir, dit à sa sœur :

— Tu ne sais pas ce qu’« ils » ont raconté ?

Ce « ils » voulait signifier les compagnons de l’après-midi.

— Non, murmura Suzette.

— Eh ! bien, « ils » ont dit que tu n’aurais jamais trouvé le nom de Jeanne d’Arc si tu n’avais jeté un coup d’œil sur la pièce montée.

— Ah ! reprit Suzette, la voix un peu changée, et qui a fait courir ce bruit ? Il y en a bien un qui a commencé à parler.

— Oui, et c’est Loulou Avole.

— Tiens ! comme c’est drôle ! s’écria Suzette.

— Jacques Dravil t’a défendue en disant que tu étais calée en histoire.

— Il est bien gentil.

— Ce n’est pas par gentillesse mais il lui avait semblé avoir vu Loulou Avole qui soulevait le dôme.

Et Suzette répondit tranquillement.

— Moi aussi, je l’ai vue… elle a même cassé le nougat.

— Oh ! s’écria Bob, et tu n’as rien dit ?

— Non, répartit Suzette, parce que maman m’avait défendu de dire la vérité, d’abord, et puis parce que je ne voulais pas dénoncer une compagne en pleine réunion.

— Tu es une fille épatante ! murmura Bob avec une admiration non dissimulée.

— Il faut croire que j’avais mérité d’être récompensée, poursuivit Suzette, puisque j’ai gagné le sac.

— Oui, mais si tu passes pour avoir triché, ce n’est pas amusant.

— Oh ! Huguette, m’a accusée… elle m’a même demandé des précisions, par exemple : si je n’étais pas allée dans la salle à manger, si je n’avais pas regardé cette pièce montée d’un peu près.

— Oh ! et tu ne l’as pas éclairée ?

— Non, parce que je voulais obéir à maman.

— Elle a cru que tu étais coupable ? cria Bob épouvanté.

— Sans doute.

— Eh ! bien, ma fille, tu seras canonisée !

Et Bob, les mains dans les poches, siffla un air de cantique.

Puis, il reprit :

— Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Où ?

— Pour arranger ce drame.

— On se taira pour le moment, répliqua Suzette avec autorité.

Le dîner rassembla la petite famille.

Suzette était sans doute, tourmentée et énervée par ce qui s’était passé, parce qu’elle se montrait étourdie comme au temps de son enfance.

Elle répondait à peine aux questions que son père lui posait, touchant la réunion.

— Cette enfant est réellement insupportable ! finit par s’exclamer M. Lassonat excédé.

Suzette répliqua doucement :

— Oh ! mon petit papa, tu exagères un peu.

— Comment ! tu te permets de répliquer !

— Je veux me justifier. Tu me reproches de ne pas être présente aux questions que tu me poses, c’est possible. Mais je suis lasse de ma journée. Quand, toi, tu as mal à la tête, tu ne peux pas parler du tout.

— C’est inouï ! tu me fais la leçon ! Aussitôt dîner, tu iras dans ta chambre. Je finirai par prendre des dispositions fermes à ton égard. Je n’ai que des ennuis par ta faute. Je suis surpris que cela se soit si bien passé avec cousine Bertille, je m’attendais à une catastrophe.

— Pauvre papa… et tu t’es fait du souci, j’en suis sûre ?

À cette réponse qui pouvait paraître insolente, M. Lassonat leva les bras au ciel et murmura :

— C’est à désespérer ! Va dans ta chambre, Suzette, tu as vraiment besoin de repos. Cette réunion t’a excitée.

— Oui, papa… mais avant de m’en aller, je tiens à dire à maman que sa nouvelle robe d’intérieur lui va très mal. Ce violet cru lui jaunit le teint. Quant à la salade que nous venons de

C’est à désespérer. Va dans ta chambre, Suzette !

manger, j’y ai trouvé une limace… Justine se néglige ou perd la vue.

Après avoir ainsi parlé, Suzette sortit dignement.

M. Lassonat s’adressa à sa femme :

— Tu ne toléreras pas que ta fille ait des impertinences semblables. Il faudra la punir.

— C’est une bonne fille, intervint Bob, mais de temps en temps, elle a quelque chose sous le chapeau.

— Hein ? quelle est cette expression ?

— C’est pour expliquer que l’on a l’esprit un peu fêlé.

— Je te croyais plus gentil pour ta sœur !

— Nous nous entendons fort bien, et tout est là… nous ne nous cachons pas nos défauts et nous avons bien des goûts semblables… ainsi, je suis de son avis pour trouver que maman a une vilaine robe.

— Oh ! s’écria Mme Lassonat, mes robes ne vous regardent pas ! j’ai les vêtements qui me plaisent :

— C’est nous qui devrions te conseiller, répliqua Bob, parce que tu ne te vois pas et que nous te voyons tout le temps.

— Ces enfants sont effroyables : lança Mme Lassonat dans une boutade.

— Mais non, maman, nous sommes comme les autres… nous avons du bon et du mauvais. J’ai d’ailleurs compté chaque fois que nous sommes insupportables. Pour huit jours, j’ai marqué deux fois pour Suzette, et une fois pour moi. Avec aujourd’hui, ce sera trois pour ma sœur et deux pour moi. Donc, il y a beaucoup plus de bon que de mauvais.

Sidérés, les parents contemplaient leur fils qui feuilletait un carnet.

— Tu as l’audace d’inscrire nos remontrances.

— Mon Dieu, papa, il faut bien apprendre à se connaître. J’ai remarqué que Suzette se perfectionnait presque autant que moi. Peut-être ne l’auriez-vous pas cru, si je ne l’avais noté.

— Oh ! s’écria M. Lassonat à bout de souffle, perfectionner ! c’est-à-dire que nous sommes plus faibles !

— Donc, nous devenons plus forts, riposta Bob avec flegme. J’ai remarqué, continua-t-il, comme un magistrat, que la dernière admonestation qui m’a été faite, était hors de proportion avec la faute. J’avais taché mon livre, j’ai dû donner 3 francs. Ma paye hebdomadaire est de 4 francs.

— Tais-toi : interrompit M. Lassonat… ton livre coûte 30 francs et tu trouves que pour t’apprendre à avoir de l’ordre, c’est trop que te demander 3 francs !

— C’est trop pour moi qui gagne mon argent péniblement… riposta Bob tranquillement.

— Pé-ni-ble-ment ! que fais-tu pour cela ?

— Je dois être prêt tous les jours à 8 heures pour me rendre au collège. Je dois être propre, bien élevé, sans aucune faiblesse pendant sept jours. Citez-moi un homme, un seul, qui puisse gagner si peu et en faire autant ?

— On te nourrit, on t’habille, on te loge.

— Et on m’éclaire… sur mes défauts, poursuivit Bob, mais comment pourrais-je faire avec 16 francs par mois pour subvenir à mes besoins ?

Mme Lassonat s’écria :

— C’est inimaginable !

M. Lassonat fut sur le point d’admirer son fils, mais il eut le courage de se modérer, et dans son admiration et dans sa colère, il reprit :

— Tu n’es qu’un enfant.

— Permets, papa. Ce mot « d’enfant » devrait être appliqué à un bébé qui ne sait ni parler ni marcher. Je ne suis plus un enfant du moment que je sais penser. Tu me dis sans arrêt que pour être un homme, il faut s’affirmer et tu me traites en enfant. Comment est-ce que je développerai mon intelligence si tu ne me laisses pas agir en homme ?

Je ne suis pas sot et je vais avoir dix ans. Il est temps qu’on me laisse à mes idées.

— Ciel, s’écria Mme Lassonat.

— Explique-toi.

— Eh ! bien, d’abord, je veux sortir seul. Quand je suis accompagné par Sidonie, elle a plus peur que moi, des passages cloutés, donc je la conduis et elle m’est parfaitement inutile.

— Mais tu auras l’air d’un gamin des rues ! s’offusqua Mme Lassonat.

— J’ai surtout l’air d’un idiot, quand je me promène avec ma bonne. Et quand on est dans la rue, tout le monde est de la rue. Je ne suis pas bête, et je saurai fort bien traverser une chaussée. Je suis prudent et je passe avec un groupe. Je garde le milieu et les gens autour de moi me servent de tampons et de pare-autos.

M. Lassonat rit, tandis que sa femme murmurait.

— Mon pauvre petit garçon.

— À qui parles-tu, maman ? demanda Bob, feignant de ne pas comprendre que c’était lui le petit garçon.

Et sa mère reprit.

— J’oubliais que tu étais un homme.

Bob se rengorgea.

— Et la suite de tes revendications ? interrogea de nouveau M. Lassonat.

— Quand nous sommes invités chez des personnes qui vous plaisent et ne me plaisent pas, je voudrais ne pas être forcé d’y aller.

— Je vois cela ! tu voudrais choisir tes camarades et tant pis, s’ils sont mauvais.

— Mais non, papa vous pourriez choisir mes camarades, mais je voudrais aller chez eux et leurs parents, quand cela me conviendrait. Et puis, pourquoi quand les parents sont brouillés, les enfants doivent-ils l’être aussi ? Ainsi, je m’entends fort bien avec Paul Brabane et je ne puis pas plus le recevoir, qu’il ne le peut.

— Oh ! ceci est la faute de ta sœur.

— Pas du tout… elle ne m’a brouillé avec personne et Paul n’est pas fâché contre elle. Mais les parents disent : Tu n’iras plus chez Bob, et voilà deux amis séparés pour la vie.

— Quel raisonneur.

— Tu serais bien plus navré si je ne raisonnais pas, n’est-ce pas, papa ?

— Ah ! tu ne t’amuses pas à dire la vérité aux autres, toi, mais tu dis ce que tu penses ! conclut M. Lassonat. Et maintenant, cela suffit pour mon édification. Tu peux aller te reposer, toi aussi.

Avant d’aller dormir. Bob frappa à la porte de sa sœur, et lui demanda :

— Tu n’as pas le cafard ?

— Nullement.

— Ah ! répliqua Bob, nous enverrions nos parents dans leurs chambres, Dieu sait ce que nous entendrions !

— Ce ne serait pas notre affaire, Bob, dit Suzette avec un accent de reproche.

— Oui, nos parents sont nos aînés, et il faut user de délicatesse.

Sur cette parole, Bob se retira dans son domaine.

Suzette, dès qu’elle circula le lendemain, fut prise à partie par Sidonie.

— Oh ! Mam’zelle, il y a Justine qui ne l’a pas digérée votre limace ! elle en dit depuis ce matin sur votre compte ! quand elle vous verra, vous en entendrez !

— Que voulez-vous, Sidonie, il faut de la justice… la limace rampait sur mon assiette.

— C’te pauvre bête n’aimait pas le vinaigre !

— Sans doute.

Suzette ne craignant rien, alla au-devant des récriminations de Justine. Elle se dirigea vers l’office, et dès qu’elle fut en présence de la cuisinière, cette dernière lui dit :

— Alors, Mam’zelle, j’ai eu beau vous gâter dans votre petite enfance, vous ne me passez même pas une pauvre petite limace ?

— Mon Dieu ! Justine, changeons de rôles. Je suis la cuisinière et vous êtes Madame. Vous avez confiance dans la préparation de la cuisine, et vous apercevez sur votre œuf dur, un beau ver qui s’y promène.

— Pouah !

— Vous diriez, pouah !

— Ça a été plus fort que moi.

— C’est naturel. Vous appelleriez donc votre cuisinière et vous lui recommanderiez de prendre plus de soin de ses plats.

— Un ver est plus sale qu’une limace.

— Cela dépend des personnes qui les trouvent.

— Je ne dis pas… mais je suis propre et pour une fois que cela m’arrive.

— Non. Justine… j’ai trouvé du charbon dans les carottes, un morceau de fer dans les épinards, un bout de ficelle dans le cresson, et un crin de brosse dans les haricots. Alors, ma fille, je tiens cette collection à votre disposition, avec les dates.

— Oh ! s’effondra Justine en s’affalant sur une chaise.

Elle essuya son front ruisselant et s’écria :

— Que Mam’zelle est regardante ! Je vais m’en aller d’une maison où les maîtres m’espionnent.

— Pas d’histoires, ma pauvre Justine.

Mme Lassonat survint :

— Qu’y a-t-il donc Justine ? Il me semble que vous parlez bien fort ?

— C’est Mam’zelle Suzette qui me reproche ma limace.

— Quelle limace ?

— Celle qui était dans la salade d’hier, répondit Suzette doucement.

— Alors, n’est-ce pas, Madame me comprendra, je ne peux plus rester dans une place où je suis tellement épluchée.

— Prenez exemple sur cet épluchage quand vous ferez de la salade, dit Suzette.

— Suzette, tais-toi ! Ma bonne Justine, ce que raconte Suzette n’a aucune valeur. Il ne faut pas y faire attention. Ma petite fille, va te préparer pour aller au cours.

— Alors, je reste, puisque Madame prend mon parti ce n’est pas que Mam’zelle soye méchante, bien au contraire, mais elle a l’œil à tout. Qu’est-ce que je vais faire pour le déjeuner ?

— Un rôti de veau ?

— Le veau me fatigue un peu pour le moment.

— Faites ce que vous voudrez.

— Madame peut avoir confiance en moi.

Madame s’en retourna à la recherche de Suzette.

— De quoi t’es-tu mêlée encore ? Tu ne pouvais pas laisser Justine en paix ?

— Je n’ai pas commencé. Justine s’est excitée sur cette limace et me l’a servie encore une fois ce matin, dès qu’elle m’a vue.

— Tu es insupportable.

— Oui, maman.

— Nous serons bientôt plus isolés que sur un îlot, nos amis, nos domestiques, tout le monde nous abandonne à cause de toi.

— Justine a rendu son tablier ?

— Non… mais elle en a profité pour ne pas nous donner un rôti de veau. Que va dire ton père ?

— Je le ferai le rôti de veau.

— Toi ! ce sera du joli !

— J’ai cuit le dernier. Tu étais chez ta couturière et Justine recevait une parente… elle l’a confié à Sidonie qui l’a oublié. Alors, j’ai regardé dans le livre de cuisine et je me suis lancée. Sidonie était dans la lingerie et ne s’est aperçue de rien, et quand Justine est descendue de sa chambre, le rôti était à point. J’ose ajouter que vous l’avez trouvé particulièrement réussi.

Mme Lassonat, les yeux écarquillés, regardait sa fille, comme si elle la voyait pour la première fois.

Suzette, sans paraître remarquer l’air interdit de sa mère, murmura avec sérieux.

— Dans la vie, il faut savoir se débrouiller.