Éditions Émile-Paul Frères (p. 221-250).

CHAPITRE NEUVIÈME

« Mon cher Simon,

« Deux lignes de résumé d’abord, pou vous mettre au courant. Je ne suis pas morte, mais Polynésienne. J’ai protégé mon île d’un alligator et d’un couguar. J’ai refusé, malgré des sollicitations, d’être ma propre idole. J’entretiens un troupeau de deux cent trente-trois dieux et de dix-huit fantômes d’hommes. Un ornithorynque suit mes pas, sur lequel est posé le plus paresseux de mes oiseaux. Je vous écris parce que j’ai trouvé dans la poche d’un marin noyé nommé Rudolf Eberlein un étui plein de stylographes, et que l’encre se résorbe… Vous savez tout.

« Je vous écris d’un promontoire que j’ai décoré avec mille rondelles de nacre, comme on le fait à Londres pour les becs de gaz et les refuges qu’on signale aux automobiles. Je suis visible là tous les jours, de deux heures au moins à six. Je dois même assurer que jamais être humain dans le monde n’a été plus visible ; sur deux trépieds à mes côtés brûlent des pommes de pin, pour faire deux fumées ; du palmier de gauche au palmier de droite est tendu derrière moi un rideau de plumes rouges, haut de trois mètres ; le pavé est de corail noir, et ne devinez-vous pas aussi, rien qu’à ces quelques lignes, — vous en avez l’impression, comme vous l’avez parfois en téléphonant à une amie qui ne l’avoue pas elle non plus, mais qui marivaude elle aussi, — que je vous écris nue ? J’ai sur mes genoux une feuille quadrillée, et je sens au travers la plume courir, me creusant aux points et aux virgules d’une si agréable piqûre que je vais multiplier les phrases courtes… Le ciel… La mer… Le ciel est tout étincelant ou tout rouge, c’est toujours ici la fin d’un grand incendie ; les papillons noirs voltigent en tout point faible de l’espace comme du papier brûlé, la mer sur les récifs fait la chaudière qui refroidit ; les palmes claquent comme des pincettes. Le monde a brûlé et j’en suis, tiède, le pauvre résidu.

« Ici tout est luxe, Simon. De longs oiseaux à queue vermillonne remontent les gouffres de lumières par bonds, comme les saumons les cascades, jusqu’à l’éclat de soleil dont ils sont nés, de leur queue reprenant l’élan sur un rayon. Chaque arbuste par moi jadis fût sans doute si surpris qu’il porte depuis mon naufrage les fruits d’un autre. Ici les pommiers donnent des oranges, les figuiers des cerises. Ici un monde où fleurs, oiseaux, animaux et insectes, confondus dans le bonheur, n’ont pas eu le temps à mon arrivée de reprendre leurs attributs : des bêtes poilues pondent des œufs, les poissons couvent. Tout ce que les poètes seuls voient en France, on le voit ici à l’œil nu ; les arbres boivent à la mer par de vraies trompes qui se contractent quand elle est trop salée. Tout ce qu’on dit par antiphrase des femmes à Paris, on peut le dire vraiment de moi ; mon teint est nacré, poudré de vraie nacre, mes lèvres sont de corail, poudrées de vrai corail. Les couleurs aussi ont été recollées trop vite, les feuilles sont carmin ou pourpre, les fruits sont verts dès qu’ils sont mûrs.

« Ici l’on peut avoir sans peine tous vos sons et vos parfums d’Europe. Pour écouter le bruit des peupliers, je n’ai qu’à fermer les yeux, m’étendre dans la grotte sous-marine, et écouter le bruit de la mer sur les galets. Pour entendre un murmure qui ressemble à celui de la messe, avec des prie-Dieu qui claquent, je n’ai qu’à ne pas dormir la nuit où les grosses outardes font leurs nids. Pour entendre le clairon ou le coup de massue qu’on donne dans les foires, afin de gagner la médaille, il suffit d’attacher une oie près d’un arbre vieilli qui s’écroule. C’est à s’y méprendre. Il y a même un bruit qui non seulement remplace l’autre, mais est le même, et je l’écoute tant que je peux, car il me rappelle Bellac et la cheminée en peluche : celui d’un coquillage vide à mon oreille. Et pour revoir certains gestes auxquels là-bas on tenait, c’est à peine plus difficile. Pour retrouver votre gant jaune que je voyais sans vous voir vous-même sur la rampe du palier, quand vous descendiez mon quatrième, je n’ai qu’à me pencher sur la lagune et suivre une truite jaune qui regagne le fond en cercles toujours plus petits. Le geste du conducteur qui tire la sonnette pour vous dire que le tramway est complet, j’ai deux singes qui le font quand je m’approche de leur palmier. C’est tout à fait l’Europe. Il y a des matins aussi où j’ai la fatigue, non de ceux qu’évente la mousson, que lave trois fois par jour le Kouro Shivo, mais de ceux dont les pieds toute la veille ont buté contre des escaliers, dont les épaules sont courbées d’avoir voyagé debout dans un train de Ceinture. Ici, devant cette île qui est devenue de mon âme un miroir que je confonds avec elle, devant ces dalaganpalangs qui ressemblent à une volonté que j’ai, cette colline Bahiki à évidés rouge et noir qui contrefait juste une petite peine que je ressens, ces oiseaux gnanlé qui imitent à s’y méprendre la poussière de pensée qui vole autour de mes pensées, moi la reine, ma perfection soudain m’accable, et je souhaite ce corps maladroit comme il l’était à Bellac, quand il cassait le douzième verre de chaque service, je souhaite mon oreille polluée, je voudrais entendre dire : « causer à quelqu’un, se rappeler de quelque chose » ; entendre madame Blebé appeler ses filles ses demoiselles ; je suis lasse de ces invisibles agrafes qui m’empêchent de tomber des plus hauts arbres, de ces poches d’air en moi qui me maintiennent au fond des eaux ; je voudrais toucher un homme ivre, un typhique, et j’en oublie, quand la nuit vient, d’allumer mes feux de santal et de commander à mon île trop parfumée le clignement qui attirera un jour le navire coureur.

« Seule, Simon ; et pourtant, toutes ces places dans mon corps qui n’étaient sensibles qu’au contact des hommes, je les sens s’irriter. Ce chatouillement dans ma hanche, qui me prenait dès qu’un homme blond chuchotait à mon oreille, c’est maintenant un vrai sens, une vraie cicatrice. Cette faiblesse dans mes épaules dès qu’un jeune homme brun me parlait du théâtre, je la ressens. Ce petit doigt gauche qui remuait inlassablement quand une femme un peu frivole me tenait la main droite, il remue… et tous ces gués dans mon corps, quelqu’un les a passés hier tous à la fois, quand j’ai décidé de faire sauter dans la seconde île, avec des cartouches trouvées sur un marin allemand, la cachette en maçonnerie de l’inconnu qui m’y précéda. Étourdis par l’explosion, comme leurs frères poissons quand on pêche à la dynamite, des oiseaux restaient accroupis tout autour, et je pus ce jour-là pour la première fois saisir le plus sauvage oiseau de l’île. Par la fente ouverte dans le mur je passais le bras, posant le paradisier рrès de moi comme un paquet. Les décollant de l’ossature de l’île comme d’une reliure, un par un, j’en retirais des feuillets. Comme en pension une grande à la moyenne qu’elle adore, par une fente de sa porte, ce mort me passait des poèmes français, des pages de roman ; quelque brave explorateur consciencieux qui avait cru que l’on doit vraiment emporter autour du monde ces dix chefs-d’œuvre que les Annales font choisir par plébiscite, la feuille 31 de Don Quichotte, la feuille 214 de Montaigne, 69 de Jacques le Fataliste. Je lisais chaque page aussitôt, plus désolée quand je m’apercevais que j’avais lu le verso avant le recto que si l’on m’avait raconté d’avance autrefois le dénouement d’un roman, trouvant un début, un milieu et une conclusion à chacun de ces passages isolés sur l’allure de Rossinante, sur le vol d’une bourse par Jacques, sur l’égoïsme, et j’étais comble après huit pages, comme si j’avais lu huit romans. La page 180 de La Rochefoucauld, qui me peina, sur les femmes, où La Rochefoucauld avait tout prévu, excepté mon cas, où il insultait injustement mes fards, ma fidélité, et me montrait la vieillesse venant d’Europe me rejoindre dans l’île. La page 55 de Gil Blas qui me rapprit à elle seule bien des noms, les juges, les mulets, les duègnes, l’ombre-chevalier. Mais, sans parler des noms, c’est surtout tout un jeu d’adverbes, de conjonctions, d’exclamations qui revenaient à moi, j’en sentais mon âme rajeunie comme un vieux coussin auquel on remet ses ressorts ; j’en bourrais ma pensée ; j’en séparais tous ces mots qui peu à peu s’étaient rejoints dans mes phrases ; je me promettais de parler devant l’écho avec des « soit que », des « suivant que », des « encore que ». Après chaque page, j’enfonçais à nouveau le bras dans la caverne, appuyant de la main libre sur le paradisier qui avait repris ses sens, qui se débattait, qui me becqueta, le livrant enfin en rançon pour un volume que je retirai presque intact, et dont le titre était tel que je restai une minute immobile au-dessus comme sur un miroir : Robinson Crusoé

« Un mendiant ne comprend son infortune qu’en voyant un mendiant, un nègre un nègre, un mort qu’en voyant un mort. Jamais il ne m’était venu à l’idée jusqu’à ce jour, par égoïsme, de comparer mon sort à celui de Robinson. Je n’avais pas voulu admettre que sa solitude effroyable fût la mienne. La vue de cette seconde île ronde comme un ballon d’oxygène au-dessus de mon île m’avait maintenue dans l’espoir. Mais aujourd’hui je feuilletai le livre comme un manuel de médecine sur la maladie qu’on croit soudain la sienne… c’était bien la même… mêmes symptômes, mêmes mots… des oiseaux, des bêtes, un peu de terre entourée d’eau de tous côtés… La nuit tombait, j’allumai deux torches… Seule, seule à la lisière d’un archipel, une femme allait lire Robinson Crusoé.

« Jusqu’au malin je lus, jusqu’à l’heure où les plus grosses étoiles se rassemblent dans un coin du ciel près d’un céleste gagnant, et où mon ptemérops apprivoisé tourne autour de ma tête en cercles égaux comme autour d’une boîte à moudre, avec le grincement son cri… Mais moi qui cherchais dans ce livre des préceptes, des avis, des exemples, j’étais stupéfaite du peu de leçons que mon aîné homme me donnait. D’abord c’était un Allemand de Brême, nommé Kreuzer ; j’en étais un peu déçue, comme un geôlier américain qui retrouve un nègre ou un Chinois là où il enferma un superbe Irlandais. Puis, peut-être à cause de cette mauvaise foi que me donnait son origine, je le trouvai geignard, incohérent. Ce puritain accablé de raison, avec la certitude qu’il était l’unique jouet de la Providence, ne se confiait pas à elle une seule minute. À chaque instant pendant dix-huit années, comme s’il était toujours sur son radeau, il attachait des ficelles, il sciait des pieux, il clouait des planches. Cet homme hardi frissonnait de peur sans arrêt, et n’osa qu’au bout de treize ans reconnaître toute son île. Ce marin qui voyait de son promontoire à l’œil nu les brumes d’un continent, alors que j’avais nagé au bout de quelques mois dans tout l’archipel, jamais n’eut l’idée de partir vers lui. Maladroit, creusant des bateaux au centre de l’île, marchant toujours sur l’équateur avec des ombrelles comme sur un fil de fer. Méticuleux, connaissant le nom de tous les plus inutiles objets d’Europe, et n’ayant de cesse qu’il n’eût appris tous les métiers. Il lui fallait une table pour manger, une chaise pour écrire, des brouettes, dix espèces de paniers (et il désespéra de ne pouvoir réussir la onzième), plus de filets à provisions que n’en veut une ménagère les jours de marché, trois genres de faucilles et faux, et un crible, et des roues à repasser, et une herse, et un mortier, et un tamis. Et des jarres, carrées, ovales et rondes, et des écuelles, et un miroir Brot, et toutes les casseroles. Encombrant déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc. Le livre était plein de gravures, pas une seule qui me le montrât au repos : c’était Robinson bêchant, ou cousant, ou préparant onze fusils dans un mur à meurtrières, disposant un mannequin pour effrayer les oiseaux. Toujours agité, non comme s’il était séparé des humains, mais comme s’il était brouillé avec eux, et ne connaissant aucun des deux périls de la solitude, le suicide et la folie. Le seul homme peut-être, tant je le trouvais tatillon et superstitieux que je n’aurais pas aimé rencontrer dans une île. Ne brûlant jamais sa forteresse dans un élan vers Dieu, ne songeant jamais à une femme, sans divination, sans instinct. Si bien que c’était moi qui prenais la parole à chaque instant pour lui donner des conseils, pour lui dire : « Va donc à gauche, va donc à droite ! » Pour lui dire : « Là, assieds-toi, pose ton fusil, ton ombrelle et ta canne. Tu es sur un promontoire, des perroquets t’entourent, écris donc quelques vers : pourquoi diable n’es-tu pas de Düsseldorf au lieu d’être de Brême ! Ne travaille pas trois mois à te faire une table : accroupis-toi. Ne perds pas six mois à te faire un prie-Dieu : là, agenouille-toi. Ne trouve pas le moyen d’avoir ici des éboulements comme dans un pays de mineurs, des accidents d’électricité comme dans un siècle futur. Ton parapluie, ton ombrelle et ton en-cas, tant pis si tu n’arrives pas à perfectionner le ressort qui les tient fermés, laisse-les tout ouverts à la porte des forêts où tu ne peux pénétrer avec eux. Pense plutôt à moi, qui, pour te jouer un tour, aurais appuyé de la main, non du pied, sur le sable de ton île, et disparu. Que diable aurais-tu dit de cette main de femme ! Cet arbre que tu veux couper pour planter ton orge, secoue-le, c’est un palmier, il te donnera le pain tout cuit ; cet autre que tu arraches pour semer tes petits pois, cueille sur lui ces serpents jaunes appelés bananes, écosse-les. Je t’aime, malgré tout, toi qui parles du goût de chaque oiseau de l’île et jamais de son chant. Que dirais-tu d’un verre de bière ? »

« Ainsi toute la nuit je lus, jusqu’à l’heure où Vendredi, tout noir, arriva avec le matin. La lune se couchait. Parfois (est-ce une perle qui prenait une peau au fond de la lagune ?) toute la mer se bombait et devenait opale. La Grande Ourse était repliée devant moi comme un mètre pliant, ma pauvre île trop petite pour pareille mesure… Ce n’était pas un silence d’Océanie, mais celui d’une gare quand le dernier train est passé, et la mer sur les récifs faisait le train qui disparaît, et une noix de coco tombait avec le bruit d’un disque, et, mon pied pris soudain dans une liane, je n’osai remuer comme si j’allais déranger un aiguillage… Toute cette petite énergie de femme que l’on avait minutieusement construite dans mon crâne comme un navire dans une bouteille, au seul mot de Vendredi, se délabra. Vendredi s’engouffrait en moi jusqu’à mon cœur d’un chemin plus court que celui d’un plongeur de nacre. Tout ce que pensait Vendredi me semblait naturel, ce qu’il faisait, utile ; pas un conseil à lui donner. Ce goût de la chair humaine qu’il conserva quelques mois encore, je le comprenais. Le moindre de ses pas en dehors du chemin battu de Robinson, je sentais qu’il eût mené à une source on à un trésor ; et tout ce que ce Kreuzer maniaque avait passé des années à accomplir devenait justifié par sa seule présence. Qu’il devait être doux en effet de montrer à Vendredi la belle haie de pierres, de lui apprendre à écosser les haricots dans la jarre numéro quatre ; de lui révéler comment le parapluie se ferme, s’ouvre ; comment l’on fait tourner le rôti par un système de six broches et de deux ficelles. Et Dieu, comment il se tourne et se détourne ? Et la Trinité, comment elle est triple et unique ? Apprendre l’immortalité à Vendredi, les yeux dans ses yeux, en la lui soufflant dans sa bouche même comme la vie à un noyé ; jouir de son premier triomphe sur les animaux et les arbres mortels, le voir flatter de la main avec pitié le baobab, qui dans mille ans mourra. Et mes paravents de trente mètres, et mes bêtes apprivoisées, quel supplice, Simon, de ne pas être assurée qu’un jour je les montrerai à quelqu’un ! À quelqu’un qui se hâte un peu. Car je sens, à trop de plumes qui tombent, à trop de poil qui pousse, qu’arrive l’année où mes perroquets auront cent ans, mes gazelles douze ans et commenceront à mourir.

« Voilà, Simon, car je tiens à finir ma lettre par un concetto, on nous l’ordonnait à la pension, comment mon jour le plus triste dans l’île fut celui où j’y fus rejointe par Robinson.

« Adieu. Écrivez-moi ce qui se passe en Europe. »

Simon me répondit, le soir même, par une lettre écrite de ma main, qu’il se passait en Europe que la guerre finissait. L’uniforme était maintenant grenat avec les pattes d’épaules rouges. Lui était entré le premier à Strasbourg le jour anniversaire de Bazeilles, et le jour anniversaire de Sedan nous avions pris Berlin.

Il ajouta quelques phrases pourtant bien simples, mais qui m’émurent presque autant : que le Printemps avait son exposition de duvetine, que l’omnibus Gare Saint-Lazare était devenu autobus, que le chasseur de Larue avait un crêpe au bras. Tous les habitués lui serraient la main.

Puis il me dit des phrases plus simples encore, mais avec l’air de me conter des anecdotes curieuses : que des gens s’aimaient, des gens se haïssaient, des gens se retrouvaient aux gares, que des gens se mariaient et vivaient ensemble.

Puis, des phrases qui me parurent plus étranges encore, sur les métiers : que les tuileries faisaient des tuiles, les épiciers des épices, les pâtissiers des pâtés…

Je lui répondis :

« Cher Simon,

« Voilà que toutes les huîtres et toutes les moules autour de mon île se referment avec le bruit de baïonnettes qu’on remet au fourreau. Voilà l’heure où l’on me disait jadis que le soleil s’enfonçait dans la mer, que le soleil prenait son bain ; moi je ne disais rien, je l’ai toujours jugé tellement au delà !

« Je sors d’un grand danger. Hier matin, j’ai manqué ne plus être dans mon île comme dans une nacelle de ballon, balancée entre deux mondes avec des oiseaux et des plantes qui se sont donnés à moi sans noms et sans conditions. Sur le carnet du naufragé d’en face, j’ai trouvé le plan de mon archipel, sa latitude, le nombre exact de milles qui le séparent de l’île Palmyre (770), de l’île Rimsky Korsakof (321) et de la Rakahanga (1.000 juste). Ce fut à peu près comme si ma vie errante sur mon radeau était finie. Je me sentis tenue aux quatre coins de l’horizon par des câbles. Je pouvais savoir sur ces cartes la profondeur à un mètre près de chaque trou de ma mer. Tous ces arbres que j’avais baptisés étaient rangés et dessinés dans ce carnet par essence, et me rendaient peu à peu leurs beaux pseudonymes contre des noms vulgaires ou latins ; je n’avais plus de balisiers, de baobabs, d’angoissiers, mais du sagou, de la muscade ; mon cocotier n’était que le palmier pincette ; mon petit arbuste vert et rouge était l’indigo ; mes grosses pommes jaunes étaient le cachou maigre. La science allait se poser sur cette tache ronde au milieu du Pacifique et la boire comme un buvard. Mes oiseaux allaient prendre les uniformes qu’ils ont au Jardin des Plantes. Hélas ! quelques-uns même étaient dessinés ; mon favori jaune était un tarin mâle ; mon merle éventail était le baza gobe-mouches ; mon perroquet qui changeait de plumage et de couleur tous les mois était un guêpier nubicoïde. Le naufragé précisait que pour reconnaître toutes les espèces d’oiseaux il suffit d’inspecter leurs iris, et malgré moi je regardais ceux qui se posaient dans les yeux. Un dont l’iris était fait de deux cercles, le plus grand bleu, le plus petit brun, c’était le lory papou. Un autre dont l’iris était rouge-sang avec une pointe dorée, c’était le combattant troupiale. Un autre qui était bigle, c’était le paradisier Dupont ; et deux planches au lavis ne me permettaient pas non plus d’ignorer désormais le nom d’aucun coquillage ; désormais c’était des coins d’hammon, des nautiless des lépas que j’écrasais. Toute cette flore et faune indépendantes, il me suffisait de lire et d’accepter ce contrat pour l’annexer au reste du monde, à Buffon et à Cuvier. Comme une baladeuse à la remorque, je me sentis une minute rattachée à votre train. Des vents latins, des courants anglais, un souffle estival néerlandais, voilà ce qu’étaient ma mousson et mes douze alizés. Je n’hésitai plus ; comme vous brûlez sans les lire les lettres qui vous apprennent un ancien amour de celle que vous croyiez pure, je jetai l’inventaire au feu, je relevai mes oiseaux, mes poissons de leur passé, et le nom stupide de mon île, je ne veux même pas vous le dire, pour l’oublier.

« Ne m’en veuillez pas de mon orthographe. Il ne faut pas un petit effort, après cinq années, pour retenir mon stylo aux doubles lettttttres !

« Aujourd’hui, je suis plus calme. Ce qui me calme surtout, quand j’écris, c’est de tracer soudain un mot en grandes majuscules. Je suis calme. Pourquoi vous les écrivains en France n’usez-vous pas de ce procédé. Cela calme comme si l’on avait soudain une loupe devant les yeux. Essayons, pour voir si le remède est vraiment sûr, mot qui me fasse de la peine, le mot gare, le mot armoire à glace, le mot chenonceaux.

« Ne me dites pas que vous m’aimez. Vous me croyez depuis longtemps diluée dans la mer ; peut-être tout au plus, dans les êtres tout jeunes, imaginez-vous qu’est entrée une parcelle de moi et les caressez-vous… Pourtant, vous qui avez Chenonceaux, Chambord, Valençay, aimez-moi…

« Ne dites pas que vous mourrez sans moi. Vous mourrez sans prononcer mon nom, sans regarder dans mes yeux pour y découvrir, comme le naufragé dans les iris d’oiseaux, ma vraie espèce. Vous avez rayé de votre testament la ligne qui était pour moi… Pourtant vous qui êtes là-bas, vous qui avez les journaux, le Figaro, le Matin, l’Écho et les Débats, vous qui pourriez avoir par retour du courrier la Gazette de Limoges, aimez-moi…

« Ah ! Simon. Comme un pharmacien tout à coup au milieu de sa potion s’arrête, et subitement, sans raison, devine que sa vocation était d’être géomètre, comme à un jockey, sans raison, qui tient par la bride Dragon-du-Roi, est soudain révélé qu’il était né pour la médecine, à l’instant et sans raison, je devine que j’étais faite pour l’amour, pour l’amour.

« Pour l’amour à Chamonix ; je vois la fenêtre de la chambre d’hôtel pour laquelle j’étais créée. Pour l’amour à Saint-Moritz ; je vois les skieurs. Qu’on est bête dans la vie ! Je pense que la neige est un solide, qu’elle doit malgré tout en tombant faire un léger bruit, et jamais je n’ai eu l’idée de l’écouter. Je pense que tous ces êtres humains autour de moi qui s’aimaient, devaient se serrer les mains à les tordre, s’étreindre dans des bow-windows, crier,… et je n’ai jamais rien remarqué, ni entendu. Pendant mes vingt ans dans le monde, rien qui ait pu me laisser croire qu’on s’y aimait. Dites-moi ce que vous faisiez avec Anne, Simon. Parlez-moi sans mensonge ! »

Simon me répondit qu’il allait tout me dire. Qu’avec Anne ils s’embrassaient. Très souvent, derrière moi. Il n’y avait pas de silence, car celui qui n’embrassait pas continuait à parler. Qu’il l’étendait sur mon divan rose de l’hôtel, vite, pendant que je préparais le thé. Ce bruit de pas, qui m’étonnait, c’était leurs quatre pieds reprenant terre, eux se levant. Qu’il se penchait sur elle, et ce cri, qu’il avait à demi couvert en renversant le cache-pot en cuivre ondulé, ce cri qui m’avait fait accourir toute pâle, et que j’avais cru stupidement, comme si les causes suivent les effets, un cri d’effroi, c’était…

Ici je déchirais sa lettre.

Cher Simon,

Hélas ! oui, il m’arrive de dire tout haut, quand un nuage blanc s’élève soudain : — Le train part ! et de crier parfois, quand j’ai faim : — À table !

C’est pour m’éviter ces visites douloureuses de mots français que j’ai pris l’habitude de me faire des mots et que j’ai maintenant une langue à moi seule. Aux arbres et aux oiseaux j’ai retiré même ces surnoms européens déformés dont je les avais affublés au hasard, comme de gibus et de corsets un roi peul. Plus de prunicotiers, d’adonisiers, de kerikerisiers. J’ai bien deux cents mots qui jamais ne me portent hors de l’île où ils sont nés, même ceux qui signifient Nostalgie ou Attente. Langage fluide, car toujours paresseuse, je me suis épargné jusqu’à la peine d’y loger des x et des nasales. Pas de ces h aspirés non plus que j’ai toujours détestés et qui collent le mot sur votre visage comme un masque pour opération. Langage sans suffixes, ni préfixes, ni racines, où les êtres qui se ressemblent le plus ont les noms les plus différents. Noms sifflants toujours suivis d’une belle épithète qui les nourrit comme un tender. Noms roulants dont je forge beaucoup devant l’écho, les criant et les modifiant jusqu’à ce qu’il me revienne du rocher un nom sans alliage… Glaïa, le sentiment que l’on éprouve quand toutes les feuilles rouges du manguier sont retournées par le vent et deviennent blanches ; Kirara, le mouvement de l’âme quand les mille chauves-souris, pendues à un arbre mort comme des figues, se détachent une à une ; Hiroza, quand elles partent toutes ensemble et prennent un oiseau dans leur groupe. Ibili, la rencontre d’une liane qui s’est glissée jusqu’à la grève et qu’on pourrait lier à un câble. Koiva, pour tous les gestes faits par un bras humain ; et des noms identiques pour les désirs les plus différents : Youli pour la faim à la fois et le sommeil, Azié pour cette caresse sur moi, incessante, des ailes d’oiseaux, et pour l’amour. Moi, je suis Veloa, la reine, et il ne faut pas me confondre avec Velloa, le manque de cassis et d’eau de coings. Fuis, cela me fait moins seule, les mots les plus féminins de l’ancien monde, je les mets au masculin ; la mer, la terre, la nuit sont devenus des êtres d’un autre sexe que le mien ; la lune est Sikolè, mot quatre jours femelle et trois jours mâle ; imaginez aussi que la mangue, la cerise, la poire changent de genre pendant que vous les approchez de vos lèvres. J’ai comparé mon vocabulaire l’autre jour avec le dictionnaire des îles voisines, trouvé dans la grotte. Sur un objet, un seul, mais sur le plus précieux du Pacifique, sur le mot soleil, je me suis rencontrée avec leur vraie langue. J’en suis toute fière. Car heureux qui devine le mot esquimau qui veut dire Glace, le mot anglais qui veut dire Marmelade, le mot français qui veut dire Honneur…

Ma lutte contre la solitude ? Parfois je la combats en nageant jusqu’à l’île des dieux, en serrant leurs minuscules mains, en caressant leurs immenses lèvres, en me tenant immobile aux places ou l’un d’eux manque, en tenant l’intérim d’un dieu. Parfois, en plantant l’île de mannequins qui ne font jamais peur aux oiseaux d’ailleurs, leurs oripeaux étant de plumes. Parfois en me servant de mon ombre ; tous les gestes d’amies qu’elle peut figurer, toutes les poses d’illustres statues, tous les profils, seul pauvre cinéma qui me donne un spectacle d’Europe, je les essaye sur le sable par le soleil ou sur la nacre par la lune, une écorce de banane sur le nez pour avoir l’ombre de la Montespan. Je m’amuse aussi à être successivement deux femmes. Aujourd’hui une personne qui prend à rebours les forêts, trouble les sources, casse des œufs ; demain, une autre qui sait les vallées, habite les clairières, n’apporte les cinq sens de l’île réunis sur son étroit visage qu’aux points chéris par le soleil. Chacune à son nom.

La première est toujours nue, la seconde harnachée d’orchidées. Mais je ne les suis, hélas ! que tour à tour. Comme ces héroïnes qui jouent à elles seules, au cinéma justement, le rôle de deux jumelles, ce n’est que par artifice qu’elles peuvent se rencontrer et se toucher juste du doigt, à minuit, pour la relève. L’une est capable de tous les exploits, l’autre de toutes les bassesses. L’une est idolâtre, crédule ; l’autre raisonne. L’une a tendance à engraisser, l’autre à maigrir. L’une marche sur la pointe des pieds, l’autre sur le talon, et elles ne laissent pas les mêmes traces dans l’île. L’une innocente, l’autre perverse, et leurs bouches ne laissent pas la même empreinte dans les fruits. L’une qui caresse les animaux au front, l’autre qui les flatte. En somme, en les perfectionnant, j’arrive simplement à séparer, comme Dominique autrefois, et il faut au moins une bonne piqûre de guêpe ou de cactus pour les ressouder un moment, mon corps et mon âme. Je vis ainsi à cloche-pied.

Mon âme est quelque chose de bien exigu, bien bourgeois, et jamais je n’y aperçois même l’ombre d’un inconnu. J’ai eu beau tirer sur ces petits bouts de cruauté, de colère qui autrefois me donnaient l’illusion que je pouvais être au besoin impitoyable et sanguinaire. J’ai essayé d’étrangler l’oiseau tango, pour connaître les limites de l’impassibilité ; il s’est remis, et est mort quelques semaines après pour prouver qu’il ne mourait que de désillusion. Mon âme est bonne fille. Mais autour de mon corps, étendu et poudré, sur un mancenillier, comme un appât, immobile ; je sens parfois errer les esprits polynésiens. Je le farde, pour qu’il m’offre dans l’eau un visage méconnaissable. Je le cache, je l’ensevelis sous des feuilles, je le colle à un arbre par des lianes de sa couleur, je connais toutes les places de l’île où il se loge secrètement. Quel explorateur d’Europe me découvrirait dans ces heures-là, où je suis la femme la mieux cachée du globe ! Souvent aussi je dors sur cette mousse qui teint en rouge. Je me relève avec une moitié de moi colorée pour la semaine, séparée en deux par une ligne capricieuse, riche en belles queues d’aronde que j’accentue à la couleur. J’ai deux mains dissemblables, des jambes inégales, chacune traite l’autre en étrangère, et si je prie, et si je croise mes genoux, demi-personne, je vis du moins avec une demi-personne moins connue.

À quoi je m’occupe encore, Simon ? J’attends.

C’est mon seul travail, un travail véritable, que je ne peux négliger une matinée ou un après-midi sans ressentir le remords que donne chez nous la paresse : j’attends. C’est mon métier. Étendue ou assise devant la mer, j’attends. Je ne suis plus qu’un œil, j’en arrive à ne pas sourciller pour ne pas perdre le millième d’une chance. Tout mon ciel, tout mon océan est tendu comme une toile d’araignée, je suis prête à bondir sur la barque qui s’y prendra. Parfois, tout au plus, deux oiseaux qui avaient volé de conserve s’écartant soudain l’un de l’autre, je sens mon regard se découdre et je dois fermer les yeux une seconde. Ou les secouer parfois, pour attiser deux iris engraissés tout à coup par deux vagues jumelles, bans aucune pensée, comme les jeunes filles sur les terrasses attendent un de ces sentiments français auxquels un peu de complaisance du soir donnerait forme humaine, j’attends un homme. J’attends non pas un de ces bateaux transatlantiques qui portent des hommes à destins médiocres, aucune ligne n’effleurant ces passages, mais les deux esquifs qui ont le plus de différence et qui portent les êtres les plus lointains, une pirogue d’abord, ou au contraire un yacht. Je suis au carrefour du bonheur le plus raffiné ou de l’âge de fer. Au lieu du faible écart que fait l’aiguille pour les jeunes filles en France entre un officier et un fonctionnaire, elle marque ici l’écart complet : un milliardaire ou un sauvage. Ce n’est plus entre un roux et un brun, entre un petit à ceinture de gymnastique qui préfère le bordeaux et un grand à cache-col marqueté qui préfère le bourgogne que je me sens balancée, mais entre deux races séparées de vingt mille ans, entre la jeunesse et la vieillesse du monde, entre un lit d’herbes au troisième étage à droite d’un arbre géant, avec la panthère apprivoisée sur le palier, les crânes vides en sonnettes à la troisième branche à droite, et tout le lin et la soie de New-York ; — à moins encore que l’homme n’arrive de cette île de forçats qu’on m’a dit voisine, un évadé avec des œufs durs dans des journaux… À la vie avec un sauvage, préférerais-je la mort ? Un sauvage que je ne tutoyerais jamais, auquel enfin j’accorderais, aux yeux de ses frères, cette demi-divinité que je refuse aux démons de l’île, qui croirait vraiment que je le rends immortel, et que le jour de sa mort (ce serait le plus dur), je feindrais de ne plus aimer et de punir ?… Et cet Anglais poli qui m’eût dit, en me tendant à moi, toute nue, sa main pour notre premier shake-hand : « Excusez mes gants ? » Et ce pasteur américain qui vite me photographierait avec le drapeau de son université pour robe ? Et cet Allemand plein d’amour, qui m’eût installée à une table pliante avec de la bière de Pilsen, me condamnant à un baiser chaque fois que j’oublierais de refermer le chapeau en étain du verre ?

Les jours où je sens trop que le départ n’est pas pris vers moi entre les messieurs du monde, j’attends le vent…

Cette île, comme dans une auto l’on reconnaît simplement à un petit tube rouge devant ou à un petit tube bleu à gauche si elle a son huile ou son essence, je sais maintenant à quels objets minuscules on voit qu’elle a son plein de soleil ou de vent. Je sais l’aboutissant des rouages du Pacifique. Cette paillette d’argent dans un trou du coin gauche du rocher Rimbaud, si elle miroite, c’est que la lune est à sa maturité. Cette tranche d’arbre abattu soudain couleur sang de bœuf, c’est la pluie pour le surlendemain. Ces abeilles sortant de l’arbre par le sommet, c’est un tremblement de terre pour le début du jour suivant. Ce nénuphar remuant trois fois, c’est un phénomène plus rare, annuel à peu près, le passage dans l’île de l’ornithorynque. Ainsi je n’ai qu’à surveiller certaines ombres, certains miroitements comme des compteurs de taxi, et pour savoir si le vent, ou la mousson, ou la tempête sont vers moi en route, il me suffit de jeter les yeux sur une feuille de palmier, qu’un ignorant n’eût pas distinguée des autres, mais qui est mon manomètre et qui tremblote toute seule, une heure avant le moindre souffle. Je la consulte sans relâche, déçue quand elle reste trop de jours immobile… Soudain elle frissonne… De la mer où je me baigne je me hisse alors sur la plate-forme du promontoire ; ce que je faisais petite fille avec mon doigt mouillé pour savoir d’où venait le vent, j’y emploie là-haut mon corps entier. Il arrive par rafales, attaquant selon l’époque mon côté caressant ou mon côté implacable, déposant brutalement sur moi la première, sur moi stérile, les plus avides de ces parfums et de ces graines invisibles qui eussent fructifié si j’avais été terreau et non pas chair : vent protestant, collant sur moi soudain une feuille entière, de forme inconnue : il arrive tendrement, me léchant par ondes, d’en haut parfois, comme par une fenêtre d’atelier ouverte, d’en bas, comme d’une bouche de chaleur dans un musée. Puis, l’oiseau qui annonce la fin du vent pousse son cri-cri presque imperceptible au milieu des ramages, la vague qui annonce la houle pour minuit et quart me couvre d’écume ; le héron qui s’envole trente-cinq minutes avant la fin du jour s’élève ; plus un souffle ; l’obscurité complète qui annonce la nuit m’enveloppe, et je désespère sur mon île en panne…

On s’occupe, seule dans une île !…