Éditions Émile-Paul Frères (p. 187-220).

CHAPITRE HUITIÈME

Un soir de ces rares jours que je ne laissais pas écouler anonymes, comme les milliers d’autres, mais que je rebaptisais de leur nom d’Europe, tant ils apportaient les goûts et jusqu’aux habitudes d’un jour précis, le troisième ou quatrième soir dans l’île où j’aie désiré boire du vin gris, manger des éclairs, danser la polka piquée, un samedi soir enfin, il me sembla voir remuer au large. À l’extrême bord de l’horizon, d’un flot à un flot tout proche, une forme avait couru et plongé, comme un rat à Paris d’une grille d’arbre dans la grille voisine. Si l’on ne nous avait appris, dès le certificat d’études (et en nous le faisant copier vingt fois comme la chose la plus utile, avec la distance de la terre à la lune, aux petites mies de Bellac), — que l’on voit toujours les voiles ou la mâture d’un navire avant sa coque, j’aurais juré voir un navire. Si l’on ne m’avait pas répété, dès le brevet simple, que l’espoir élargit les clavicules, dilate les vaso-moteurs, j’aurais juré, mes épaules soudain tombantes, mes artères soudain comprimées, que je venais d’être traversée par l’espoir. Je me retournai vers l’île, la regardant comme le visage d’un ami, dans une forêt, quand on entend marcher, mais l’île jamais n’avait paru plus calme. À moins d’une hypocrisie incroyable de l’île, je m’étais trompée. Toutes ces manettes, tous ces manomètres dont je vous ai parlé tout à l’heure indiquaient la sérénité, la paillette du rocher Rimbaud étincelait, la petite feuille était immobile. Je me calmai : je descendis prendre mon bain du soir. Soudain je dus regagner la lagune, prendre pied au plus vite, courir jusqu’à la grève, comme si la mer était subitement devenue un danger. Là-bas avaient résonné deux coups de canon…

Je n’avais jamais entendu le canon, mais c’était bien lui. Moi seule d’ailleurs, l’Européenne, j’avais été atteinte par cette décharge. Rien ne bougeait dans l’île. C’était maintenant la nuit complète. Les oiseaux, la tête sous leur aile, n’avaient rien entendu… Ainsi des hommes étaient là ! j’avais envie de ne pas attendre le jour, de nager aussitôt vers eux, de me donner au kouroshivo comme on se donne au train omnibus par dépit d’attendre le rapide. — Était-ce un signal ? Tout un navire tirait-il pour me demander conseil ? Étais-je le seul recours de cent marins, de cent détresses… Soudain je vis deux lueurs, et j’attendis, en comptant avec plus d’angoisse que dans l’attente de deux obus ; — et les deux coups m’arrivèrent !

Puis ce fut quatre, ce fut six, puis un silence. Puis vingt, trente : les lueurs des deux coups nouveaux s’appliquaient juste sur les deux coups derniers, et j’entendais, et je voyais, avec la même vitesse. Puis cinquante, puis cent ; on essayait sur le ciel toute la boîte d’allumettes… puis un silence. Parfois un coup unique dont je n’avais pas vu la lueur, bien que mes yeux n’eussent pas quitté l’horizon. Toute l’île maintenant était éveillée. Il faisait clair de lune, tous les oiseaux volaient, les oiseaux de jour en longues bandes heurtaient les oiseaux de nuit stupéfaits ; leurs couleurs que je voyais toujours isolées et à la même altitude, confondues et déséquilibrées ; les oiseaux aquatiques planant dans le ciel, les oiseaux-mouches se posant, pour la première fois le corbeau orange descendant jusqu’à moi. Jamais kaléidoscope ne fut mieux secoué que mon île cette nuit-là ; pas une des combinaisons ne fut oubliée. Une fusée monta, d’abord dédoublant les étoiles, puis dédoublant la nuit. La dernière fois que j’avais vu une fusée, c’était du toit avec Ceorelle, le jour du 14 juillet. Peut-être était-ce encore fête ? Ou un fils de roi était-il né, ou deux jumeaux, car l’on avait tiré plus de cent une fois… Soudain, la gerbe d’un projecteur se promena sur les flots, avec quelle lenteur, s’immobilisa bêtement sur de petits remous qui m’étaient familiers et que je savais à peine creux d’un mètre, tourna et retourna autour d’une écume comme un cheval autour d’un chapeau, enfin atteignit l’île. Il resta figé une minute, hébété d’avoir heurté une masse solide ; je courus vers lui, effleurée par les oiseaux qui le fuyaient, tendant la main comme un naufragé vers une corde ; il bougeait de quelques mètres, je regagnais à nouveau le centre de la gerbe, je me faisais traverser par le rayon du milieu, j’agitais les bras, je me débattais, je criais. Mais, comme le regard d’un ami vous touche dans une foule et ne vous reconnaît pas, vous voit toute nue vous débattre, agiter les bras et ne vous reconnaît pas, il s’éleva soudain, se redressa comme la cheminée d’un navire qui a passé sous un pont, se redressa de toute sa taille sous cette arche obscure, et s’éteignit. En vain j’avais essayé avec ma loupe d’allumer une écorce à cette lueur. Il me fallait pour faire un feu attendre le soleil… Soudain un dernier coup de canon retentit, plus lointain, mais plus sec. Une sorte de coup de revolver pour achever une bête morte, un homme fusillé : le premier que je compris… Le premier qui m’annonça que les rois n’avaient pas de fils, les capitaines pas d’anniversaires, la France pas de 14 juillet… qu’il y avait la guerre !

C’est avec le premier rayon de soleil que mon feu fut allumé, le plus pur rayon, le plus froid, mais j’avais préparé mon bûcher de feuilles sèches, d’amadou, de liège. Il flamba. Pour la première fois je laissais la flamme mordre sur les arbustes, les gazons voisins… J’étais prête à brûler mon île comme d’autres brûlèrent leurs vaisseaux… Mais du secret terrible de la veille rien ne transparut sur le jour… Les vols d’oiseaux, dégagés de l’écheveau d’hier, étaient redevenus des fils brillants et droits. Un soleil ignorant brillait. Les ptemérops, les adjudants avaient tout oublié… Cette peine qui partait de ce matin ne m’était plus commune avec l’île et ses habitants, et je me sentais une nouvelle solitude au cœur même de mon isolement… Ainsi la guerre de son regard avait effleuré l’île, et disparu sur son navire à la dérive, et sans que j’eusse eu besoin de la menacer d’une perche et d’une gaffe, comme j’avais dû le faire pour le couguar sur son radeau !… Et quelle guerre ? Quelles nations à marines avaient plongé pour reparaître là, se battre devant un seul témoin, cherchant à meurtrir à coups de canon leurs grandes ouïes ? En quelle langue disait-on maintenant : Mon fils est mort, mon père est mort ? En quelle langue disait-on : Ils arrivent, ou bien : enfin ils partent ? En quelle langue un bègue envoyé aux nouvelles annonçait-il la… la… annonçait-il que l’armée était… était… enfin, tapant du pied, annonçait-il la guerre ? À mille lieues d’elle, je me sentais redonnée, comme toutes les femmes, à une masse où les hommes ont le droit de choisir. Quelles races de chevaux, de mulets mouraient de misère et de cruauté ? Quelles villes sur des lacs sentaient l’éther et l’iode ? Dans quelles gares les duchesses soudoyaient-elles l’employé de la statistique pour qu’il dirigeât sur leur embranchement des blessés sérieux ? Je promenais la guerre sur la carte du monde, l’essayant à chaque pays comme un couvercle à une boîte longue ou ovale, et, en forçant, elle allait presque à tous. En quelle langue disait-on : Achevez-moi ! J’hésitais à choisir, comme si je donnais par ce choix le signal, j’hésitais entre l’Allemagne et l’Autriche, l’Espagne et les États-Unis. La guerre, qui détachait soudain du blason des grands empires les animaux héraldiques et les faisait pour moi lutter silencieusement à mort, la licorne avec l’ours, l’aigle à une tête avec son collègue à trois têtes !… Puis je pensai, égoïstement, moindre émoi, pire tendresse, que peut-être deux petites nations seulement étaient en guerre, Cuba par exemple avec la Bolivie, le Pérou avec son voisin nord, l’Équateur comme front. Ou, s’il fallait à tout prix y mêler un peuple européen, peut-être n’était-ce que la Norvège contre Panama, le Danemark contre l’Uruguay… — Toutes les capitales, je prononçai leur nom tout haut, cherchant dans l’air un cadenas secret qui remuait parfois, impassible au mot Paris… Oui, c’était bien par le mot Copenhague, le mot Lima que j’ouvrais en moi une citerne de pitié ; pauvres Danois, hissant leurs canons pour une dernière résistance sur leur plus haute montagne, haute de cinquante-trois mètres ! pauvres mille Liméniennes, quand dans la rue de Lima résonnait le clairon qui annonçait les listes de morts fermant toutes à la même seconde leurs yeux immenses !… le me calmais un peu à confier la guerre à des mains aussi innocentes… La guerre, qui rend des nations entières ennemies soudain d’une couleur qu’elles éparpillent dans les champs pour l’exterminer, l’Allemagne du rouge garance, la Russie du vert turc, l’Italie du blanc… Tous ces chevaux de cuirassiers qui reviennent, chacun mangeant la queue de son chef de file, et dans l’escadron il n’y a plus de crins qu’aux casques ! Tous ces million d’hommes qui partent, choisissant des armes aseptisées et bien tranchantes, chacun s’encourageant lui-même, comme si chacun avait à se tuer lui-même… Guerre américaine sans doute, mais je n’arrivais pas cependant à calmer en moi l’Europe. Certes je voyais la France en paix, et pourtant je sentais déjà mes sentiments envers les autres pays, envers tous, vaciller, vaciller ; — je sentais je ne sais quel poison gagner cet amour que j’avais des Espagnols, cette confiance en les Anglais, cette amitié pour la Bavière, et Madrid et Londres et Munich, toutes rondes sur leurs plateaux, n’étaient plus que les cases d’une roulette effleurée sans cesse par une bille qui touchait maintenant Lisbonne, maintenant Tokyo. Ah ! je haïssais ce coup de canon, pour toujours peut-être interrompu, comme la voix d’une femme qui à la minute de sa mort révèle à son mari qu’un de ses amis l’a trompé, meurt juste avant d’avoir avoué le nom, et gâte pour lui, éternellement, la grande et la petite amitié.

À midi, j’avais l’habitude d’aller au rocher Claudel. Le courant effleurant l’île juste à ce point, tout ce que m’envoyait l’univers abordait là, et je m’y rendais comme à la seule distribution de cette poste, qui jadis m’avait apportée moi-même. Tous les mois, un déchet de l’Europe ou un cadeau presque neuf de l’Océanie m’y attendait, mais le plus souvent je n’en revenais, au bout d’une ou deux heures, qu’avec mon ombre. Ce jour-là justement, collé par le flux au rocher, imposé par une mer insistante, flottait un corps de chien. Il était déjà gonflé. C’était bien cet animal dont le cadavre est le seul cadavre en France que l’on voie couramment, qui y rende le pire destin familier aux enfants, traversant tout Paris, dernière pudeur, toujours par l’arche du milieu. Mais ici, grâce au remous, il s’acharnait à vouloir mettre hors de l’eau, à tirer à sec ce symbole de la mort. Je l’écartai d’autant de coups de gaffe qu’un policeman anglais qui voit un vrai chien vivant aborder en Angleterre. C’était un caniche. Il s’écartait une seconde, puis revenait, dans un mouvement de la mer qui remplaçait sans le savoir le réflexe d’un caniche battu. Il dérivait enfin, quand j’aperçus son collier : je nageai vers lui, défis la boucle, et il s’éloigna, sa mission terminée, qui était de m’apporter ces deux mots incompréhensibles : Volga, Vermeer. Quelques minutes après, une masse plus lourde passa au large, un autre chien, un terre-neuve, qui me donna lui aussi deux mots : Kismet, Bellerophon. Caniches, terre-neuve, races fidèles, qui venaient me chercher jusque-là, et qu’eût escortés sûrement le chien de berger s’il n’avait été retenu au milieu de la Brie par son devoir.

Soudain retentit cet appel de mes oiseaux par lequel ils m’annonçaient qu’un oiseau nouveau avait pénétré dans l’île. Mais au lieu de poursuivre l’intrus de cocotier en baobab par de longs rayons rouges ou verts terminés par les kakatoès nègres, les moins rapides, au bord de la mer ils se pressaient autour d’une épave. Ils la cachaient, mais ils dessinaient autour d’elle une forme. Je voyais, sous tant d’ailes, une statue géante, une personne de tapisserie, mais gonflée et palpitante. À mesure que j’approchais, j’étais moi-même entourée et drapée d’un voile d’oiseaux excités, je devenais une créature géante aussi, aérée, avec au centre un petit corps de femme. J’arrivais. Les premiers de mes perroquets se confondaient déjà avec les perroquets de l’épave. Je me penchai, je rejetai les oiseaux qui la couvraient, avec mes mains, comme une couverture. Je vis une épaule, aussitôt cachée par de nouveaux plumages. Une minute je me battis contre cette enveloppe qui, crevant par places, me laissa apercevoir un genou, puis une main, puis une surface lisse, comme s’il y avait au-dessous un sol humain ; puis, j’avais dû toucher l’oiseau-agrafe de cette robe, ils s’envolèrent tous à la fois, et, ce vêtement évanoui, je vis un homme.

Un homme qui m’arrivait nu, comme aux femmes d’Europe un enfant. Le haut de son corps était à sec sur le sable, mais l’eau montait à sa ceinture et par pudeur, en mourant, il avait pu relever jusque-là la mer. Il avait les bras écartés, il semblait cloué par punition sur mon île, l’Océanie voulait faire un exemple. Sur ce corps d’homme, le premier que je voyais, du premier coup d’œil j’étais stupéfaite de déchiffrer sa vie et ses moindres manies ! Avais-je donc une telle science des hommes ? l’index de la main droite était jaune, c’est qu’il fumait ; les talons usés et éculés comme des talons de souliers, c’est qu’il était autoritaire ; la bouche ouverte sur le côté, il devait s’amuser à cracher loin ; la lèvre supérieure avancée, c’est qu’il était gai, c’est qu’il aimait les calembours ; la ceinture plissée et ridée par une vraie ceinture, un gymnaste. Il avait des cheveux roux et ras, la barbe fraîche ; ou avait prévu la bataille, fait raser et tondre l’équipage. Le nez était cassé ; plus tard j’ai songé qu’il devait être boxeur. Sur une de ses hanches, des cicatrices comme des encoches, de son genou à son épaule, comme si un enfant s’était mesuré chaque année à lui. Les lèvres juste closes de celui qui vient de parler, mais le visage dur de qui n’attend plus de réponse : une plaisanterie sans doute sur la torpille qui venait. Je ne sais quoi aussi d’épars jusque sur la poitrine, les mains, qui indiquait la ruse, le mensonge. Mais je ne pensai guère à me demander s’il était imprudent de me donner un maître rusé et menteur, un maître qui crachait, et déjà j’étais courbée sur lui. Je ne pouvais tirer sa langue, car il était impossible d’ouvrir ses mâchoires, ni le suspendre par les pieds, car il était lourd, ni fermer et rouvrir ses bras, déjà trop raides. Une heure je tournai autour de lui, assiégeant ce corps pour lui donner la vie, avec la minutie de celui qui veut tuer une tortue ou une bête à carapace, cherchant un défaut à son armure, essayant de le brûler avec ma loupe, comme jadis un ennemi dans un vrai siège. En vain. Sur le corail où je l’avais tiré, étendu et en croix, il me redonnait seulement à la fois l’étalon de ma religion et de ma race. — Parfois, assise à son chevet, je le gardais comme un typhique. Il me redonnait les vieilles mesures d’Occident pour juger ce monde où j’étais devenue la seule norme, le pouce, la coudée, l’aune. Parfois je le caressais au front comme un fiévreux. Sur son visage les ombres, à mesure que le soleil montait, modifiaient à chaque instant ses traits, sans que jamais cependant il ressemblât à quelqu’un que j’aie connu, épuisant les visages d’une série d’humains que je n’avais jamais rencontrée. Il était couvert de tatouages, d’abord indistincts sur son corps bleuâtre, mais que le soleil révéla peu à peu comme une encre sympathique, et je les lisais à mesure qu’ils apparaissaient sur lui. D’abord son prénom et son nom, cela était anglais, cela était le corps de John Smith. Puis son surnom, cela était, pour les dames, le corps de Johnny. Puis une insulte à qui lirait ses tatouages, mais je ne lui en voulus pas. Puis une phrase de la Bible le dédiant à celui qui fait bondir les montagnes, qui calme les cœurs, cela était l’âme de Johnny Smith. Sur son bras gauche, à côté de trois petites ancres en triangle, marques du vaccin qui libère pour toujours de la misère terrienne, deux mots en caractères anciens, du dix-septième ou du dix-huitième siècle, royal navy. Puis là où les tatoueurs s’obstinent à croire qu’est le cœur, juste au milieu du ventre, un cœur grandeur nature avec une flèche. Des noms de femmes épars, Mary, Kelly, Molly, avec des dates et des villes, Mary de Plymouth, Nelly de Sâo-Paulo, Molly de Dakar. Johnny était fidèle aux Anglaises quel que fût le continent. Une des jambes avec le dessin du tibia et du fémur, le pied avec tous les petits os, et, sur la plante, la signature de l’artiste : macdonald, tatoueur du roi, jermyn street. Sur la poitrine en lettres de cinq centimètres le début d’une phrase, i am, que je parvins à lire toute en retournant la plus lourde page qu’on ait lue en ce bas monde, i am a son of happy leeds. Un fils de l’heureuse Leeds, de la riche Leeds, grouillante d’épingles à tête et d’épingles à cheveux plus qu’un divan. Je lisais tout haut, je m’interrompais pour chasser les oiseaux, dans la langue, malgré moi, de Johnny Smith. Je n’ai parlé qu’anglais avec lui. C’est que je voyais l’Angleterre, à genoux devant lui, plus que si mille vaisseaux battant l’Union Jack avaient, passé au large… Ainsi, par la loi des probables et des moyennes, c’était un Anglais que m’apportait la mer ! Des cadavres flottant sur les eaux, le chiffre des Anglais dépassait au moins d’un celui des marines du monde réunies. La loi des deux tiers valait pour les corps de marins anglais, de chiens caniches anglais, autant que pour les cuirassés. Au premier coup de canon qui déchirait à fond mes flots, John Smith m’arrivait, comme sous la charrue en Berry un crâne gaulois ; un corps gonflé, une éponge passée sur l’Angleterre, avec un relent de gin, un buvard sur ces mots de Kelly et de Molly ; un de ces corps anglais, d’une densité plus faible que celle de l’eau de la mer, huile calmante qu’on répand autour des bateaux dans la tempête ; un Anglais mort noyé… Mais l’idée de John Smith mort noyé, au lieu de troubler, donnait presque autant de calme et de confiance en le destin que celle d’un Florentin mort poignardé ou d’un Suisse mort centenaire.

La nuit tombait, les oiseaux les plus acharnés, gagnés par le sommeil, s’envolaient de notre groupe, allaient mettre sous leur aile le bec qui avait becqueté un humain, et bientôt je fus seule avec lui. Je ne pouvais me résoudre à le tirer jusqu’à l’une de ces baignoires de corail que je lui désignais comme tombe. La lune se levait et le repassait et l’argentait comme un objet de toile. C’était le premier homme, après mon grand-père, que j’eusse jamais veillé de ma vie ; je n’avais pour cet inconnu de Leeds, à chaque instant, qu’un geste filial. Comme pour mon grand-père, je ne pouvais supporter d’être à son côté, je ne me sentais utile et sûre que debout à ses pieds, sur l’axe même de cette vie, formant au-dessus de la Mort, jadis avec ce mourant, ce soir avec ce noyé, à peu près le même groupe que l’homme et sa brouette au-dessus du Niagara. Je n’osais me pencher que vers lui, à cause du vertige. Chaque flot un peu bruyant, chaque liane glissant, chaque chute de noix me faisait frissonner comme s’il était lié par des fils invisibles aux fruits, aux branches, aux oiseaux, anglais, à chaque vague, — et que tout bruit était preuve en lui d’un secret mouvement. Je le contemplais, j’avais maintenant la science à peu près complète de son corps, je n’y découvrais que deux petites traces, imperceptibles, de son naufrage et de la mort, un œil fermé d’un bourrelet plus fort que l’autre, celui sans doute qui avait touché l’eau le premier, et une égratignure près de l’épaule. Blessures fraîches que je soignai comme celles d’un vivant !

Quand j’eus tout appris de lui, quand je l’eus épuisé comme un journal, quand j’eus tourné autour de lui, de près ou à distance, comme jamais Anglaise ne le fit autour d’une statue dans un musée, quand toute mon île eut été rebâtie, comme une ville européenne, et ma pensée aussi, à l’échelle d’un homme, je jetai sur lui des brassées de fleurs qui ne s’ouvrent que le soir, son dernier vêtement, plus vibrant et ajusté que le vêtement d’oiseaux, et bientôt bruyant car toutes les grosses abeilles de nuit y vinrent bourdonner. Parfois je m’endormais une minute ; de là-haut un aéroplane aurait cru voir dans cette île un couple dormant ; je m’amusais à ce jeu ; pour ce spectateur invisible, je m’étendais près du corps, je m’asseyais à sa hauteur, je m’endormais au-dessus de ce bras étendu. Je m’éveillais ; je reprenais dans ma pensée, en sursaut, possession de ce mort, aussi ardemment qu’on reprend, en France, la nuit, la main d’une grande sœur. J’attendais le jour. Je voulais, puisqu’il n’était plus possible de le sauver des ténèbres, le sauver de cette dernière nuit. Soudain le soleil arriva ; les petits oiseaux, maintenant moins curieux, s’occupaient de leur repas, et il n’y avait plus, dessinant le corps à une envergure immense, que quelques vautours perdus dans le ciel et que je n’avais jamais vus jusqu’à ce jour. Je sentais aussi des requins en route d’un fond lointain, nageant vers nous à la vitesse de la lumière. Je sentais des mouches appelées d’un autre archipel voler en droite ligne et qui bientôt arriveraient. Je sentais en rumeur toute cette agence du Pacifique qui veille aux enterrements d’une classe aussi haute. Je sentais partis, à vingt mille lieues à l’heure, les rayons qui allaient me le montrer plus livide, plus décharné, vert et indigne. Je me décidai donc, je le traînai jusqu’à la baignoire rouge, passant des rondins au-dessous de son corps pour qu’il roulât, et il laissa sur la grève, mais à contresens, l’empreinte d’un petit canot qu’on lance. Sous le poids de cet homme, jamais la trace de mes pas n’avait été aussi distincte et j’eus la même angoisse, à voir mes empreintes profondes, en me retournant, qu’à voir celles d’un inconnu.

J’avais faim. J’avais faim d’une faim nouvelle. Après le premier travail que j’eusse accompli dans l’île, à cause peut-être du seul contact avec cet Anglais carnivore, j’avais envie de plus que d’oranges et de bananes. J’étais désespérée mais j’avais soudain appétit, récompense au labeur, réconfort des enterrements, de pickles, de rosbeef, de poulet cocotte… Mes oiseaux tournaient autour de moi sans se douter du changement… Je voulus aller pêcher et griller des truites sur du charbon de bois. Soudain, comme je lançais à la mer un fruit rond qui m’avait heurtée, comme j’essayais en vain de chasser une abeille, comme je pensais avec tristesse que j’étais là, répétant les gestes, les mêmes, de Nausicaa, de Sakountala et qu’une ombre de mort seule m’épiait, comme je devinais à vif en moi plus de tendresse, de dévouement qu’il n’en a jamais fallu pour devenir héroïne, et en plus l’art de nager, de grimper, l’art d’atteindre avec une pierre n’importe quelle noix de coco, et tout cela stérile, alors, — comme si regarder fixement la mort vous la fait voir ensuite cent fois, — soudain (j’eus la terreur d’un philosophe qui sentirait sa pensée non se poursuivre par chaînons et écluses mais se reproduire en grouillant comme une culture), je vis des cadavres aborder de partout. Ils abordaient là où eussent abordé des hommes vivants ; ils étaient une vingtaine épars à cet assaut ; de toutes les petites criques par où je sortais de mon bain, sortait en ce moment un homme. D’autres pris dans le courant passaient au large, chacun avec sa nage propre, champion dans la mort de l’overarm, des épaules hors de l’eau et des bras dressés, là une tête, là une main, là-bas un pied, et en rasant la mer à niveau on eût eu de quoi me refaire le corps entier de Johnny. Mais la plupart collés au rivage s’usaient, inlassables, à la pierre ponce ou à la nacre, avec ces saccades enfantines que nous donnent à nous les poussées de la mer.

Comme les hommes sont dissemblables, — si légers, si pesants, si fins, si grossiers, si vulgaires et si dignes jusque dans la mort, que je devinai dans ces cadavres les reconnaissants et les ingrats ! Après chaque sauvetage, je me reposais, mais déjà presque modelée par une demi-heure de contact ou d’étreinte à certaine forme d’homme, désorientée quelques minutes devant le corps suivant, corps habillé alors que l’autre était nu, souple quand l’autre était raide, forçant mes bras et ma piété à épouser vingt formes différentes. Parfois la lune éclairait le noyé, je m’habituais à son visage ; parfois je repêchais un corps dans l’ombre, et plus tard, sur le rivage, je ne le reconnaissais pas, il me semblait venu sans moi. Parfois une vague inattendue poussait le corps, j’avais l’impression qu’il s’aidait… Le soleil revint. À chaque corps retiré de la mer, elle avait changé de couleur,… pourpre à l’avant-dernier, rouge au dernier, et soudain vide de mort, toute bleue. Premier jour cependant où, depuis des années, je ne me baignai pas…

Je les comptai ; j’en trouvai d’abord dix-sept, puis seize ; puis le disparu revint. Les uns avaient la tête, les autres les pieds tournés vers la mer. De la tête s’envolait toujours quelque oiseau, plus curieux que sont les oiseaux des visages que des corps. L’un avait un grelot dans sa poche, et sonnait. Deux avaient des alliances : j’eus désormais deux alliances au même doigt. Le plus jeune, imberbe, avait un veston noir avec des boutons d’or comme les collégiens chez nous ; rien n’y manquait, ni la cravate, ni la montre, comme aux collégiens un jour de grande rentrée ; c’était des vêtements faits sur mesure, de ceux que la mer n’arrive pas à enlever au corps, la ceinture était fixée au drap par des boutons-agrafes, et le midship retenait de la main sa casquette, seul objet qu’il eût pu perdre dans le désastre. Toute la douce peur de perdre sa casquette, mélangée à la confiance en son col, en ses brodequins, illuminait et sanctifiait ce visage. Mais à mesure que le soleil chauffait, cette troupe que je croyais d’abord uniforme, je la vis se diviser en deux. L’alliance que tous les noyés ont contre la nuit était rompue. Il y avait deux sortes de tricots, deux sortes de bérets ; c’est qu’il y avait eu, deux navires ; il y avait deux sortes de têtes, de mains, même dans la mort deux attitudes ; il y avait deux coupes de cheveux : c’est qu’il y avait deux races… Alors je vis la guerre. D’abord la compagnie de sept géants à chair blanche, jeunes tous et de taille égaie comme un peuple mythique, les plus défigurés et les plus gonflés, comme s’ils n’avaient pas, eux, l’habitude de cette mort dans l’Océan, le visage si gras et leurs petites moustaches blondes si pommadées que l’eau restait sur eux en gouttelettes et n’avait pas désuni un poil, l’un avec un maintient-moustache, tous avec des instruments dans leur poche dont on n’a rien à faire au fond des eaux, des harmonicas, de petites flûtes, tous avec leur nom gravé à l’encre indélébile sur leurs tricots, mais sans tatouages et anonymes dès qu’ils étaient nus, les ongles faits au polissoir, chacun rapportant sur son visage non pas, comme d’habitude les morts, une ressemblance avec quelque inconnu entrevu dans un orchestre ou une diligence, mais la ressemblance exacte avec le camarade d’à côté ; et dix corps en basane et en muscles, avec des cous d’otarie, avec des fils de laiton pour cheveux, de la corne pour ongles, de l’or pour dents, tous divers, ressemblant tous (avais-je donc oublié à quoi ressemblent les hommes ?) à des chiens, à des chevaux, à des dogues, l’un à un chat, le midship à une femme, avec des poches toujours vides si ce n’est de tabac et de pipes, mais dont presque tous les corps portaient le nom et les aventures, l’un avec la même Molly de Dakar, l’autre avec toute la bataille de Hastings, un troisième sa vie décrite depuis le cou en cinq ou six lignes, naissance, engagement, naufrage du Sunbeam, naufrage du Lady-Grey, et il restait pour inscrire sa mort toute une place réservée jalousement, sans doute pour des noms de femmes, tout le sternum ; un dernier enfin (rien que cela me poussa à prendre parti entre les deux races) avec sur le bras : Souvenir de Boulogne et un pavillon français. C’était sept matelots allemands contre dix de la Grande-Bretagne ; c’était, je pouvais grâce à leurs noms nommer ces tournois, Meyer contre Blakely, Waldkröte contre Parrott. C’était ces bouches ouvertes, ces yeux chavirés, ces terriens qui voguaient sur la mer grâce à quelque truc, sans que leur densité y fût pour rien, les doigts si gros et écartés qu’il fallait bien constater qu’ils n’avaient pas de palmes, contre dix corps aux dents serrées, aux yeux fermés, si amaigris que la mer, au lieu de les gonfler comme les autres d’elle-même, semblait les avoir sucés et de chaque Anglais repris un héritage. Voilà ce que l’on faisait sans moi là-bas ! C’était l’Angleterre contre l’Allemagne… Je m’étonnai soudain de n’avoir pas été prévenue par un bruit plus formidable… Je prêtai l’oreille…

La mer était à nouveau bleu de roi, colorée par ce dernier mort que personne ne pourra jamais retirer. Le vent allongeait vers moi un flot qui maintenant me semblait vide, un flot sans humain, cependant insistant. Tous ces signes par lesquels les chiens veulent annoncer que leur maître mort ou mourant est là, à côté, s’avançant d’un pas vers un inconnu, lui léchant les pieds, repartant d’un pas en arrière, se détournant vers une direction inutile, l’Océan me les faisait. Les fleurs de nuit sur Smith s’étaient flétries. Les oiseaux picoraient sur la plage les jeunes vers, et de chaque noix de coco qui tombait, dès qu’elle touchait terre, comme d’un obus partaient des flammes fulgurantes qui étaient les paradisiers. Le soleil, selon la pente des cadavres, atteignait déjà quelques visages, et me les désignait. Il fallait me hâter, déjà ces bêtes que je n’avais jamais vues dans l’île, arrivant du dernier cadavre d’oiseau à leur premier cadavre d’homme par un chemin souterrain, cloportes, nécrophores, surgissaient près de chacun, et près de chacun aussi, pour retarder ce dernier départ, les oiseaux qui croquaient les insectes… Je ne pouvais à temps creuser autant de tombes. Je décidai de jeter tous les corps dans la plus grande fosse de corail, et je commençais par les Allemands plus proches d’elle. Ce fut d’eux que je m’enrichis, ils étaient chargés de bagues, de bracelets, de chaînes d’or ; leurs ceintures, leurs portefeuilles, leurs poches étaient d’un caoutchouc que l’eau n’avait pu entamer, et tous par loi d’empire étaient devenus imperméables à la mer, par cette loi qui leur impose au contraire un visage et un cœur perméables, sensible au vin et aux châteaux, quand ils pénètrent dans la France, avides de ses saisons. Déjà je sentais en effet la France menacée elle aussi de la guerre ; dans chaque corps, je cherchais un signe qui m’indiquât laquelle des deux équipes était morte pour moi ; j’espérais le deviner en me relevant soudain, en les embrassant d’un regard… Rien encore. Pas un signe. Et je me baissais pour ma récolte de plaques d’écaille, de pierres précieuses, d’algues et d’insectes conservés dans des herbiers, de tout ce que ce râteau à sept dents avait raclé du Pacifique. Ce n’est que dans le portefeuille du dernier Allemand que je trouvai le Petit Éclaireur de Shanghaï, et un titre en lettres immenses m’apprit qu’en Champagne, — c’est la première de nos victoires que je connus, cela m’aida à supporter la nouvelle, — une de nos patrouilles avait ramené un prisonnier…

J’étais seule avec mes alliés…

Parfois, lasse de tirer sur un corps trop lourd, comme on délaisse un lacet qui s’est noué pour défaire d’abord l’autre soulier, je le délaissais pour un plus souple…

Je ne me réveillai que le lendemain, quand le soleil déjà déclinait. Ce fut la seule journée dont je n’ai vu que la moitié dans l’île et que je puisse soustraire à l’addition des autres. J’étais hébétée de sommeil. Je me laissais parler tout haut, à mon habitude, sachant que ma parole la plus machinale me renseignait sur moi-même.

— Suzanne, — dit-elle, — tu es seule…

Et en effet, on avait remonté ma solitude comme une horloge. Je me levai. Il ne restait plus de ceux qui avaient troublé l’île que quelques traînées légères comme d’avions qui atterrissent. J’errais sur la grève, je me mis encore au service de cette guerre qui comptait sur moi pour toucher l’extrême pointe de ses rayons et la libérer de cet homme mort dont chacun se coiffait. Pas une vague ce jour-là qui n’ait pris sous mon regard la forme d’un corps… Mais pourquoi après tout être plus triste qu’avant-hier ? J’avais des gourdes pleines de rhum, j’avais des stylos, de l’encre ; je pouvais m’enivrer, je pouvais écrire une lettre ; j’avais tout ce qui retient au monde sept marins allemands et leur rend la vie préférable à la mort ; j’avais une de ces pièces de dix pfennigs avec lesquelles on peut faire le tour de Heidelberg dans un tramways rouge ou de Munich dans un tramway bleu ; un de ces demi-mark qui suffisent, au musée de Berlin, pour que le gardien chef fasse tourner pour vous sur son socle à roulettes l’Ève de Rodin, alors que les plus pauvres ne peuvent voir Ève que de face, ou doivent tourner autour d’elle ; j’avais un de ces louis d’or avec lesquels on va de Coblentz à Bingen sur un vieux navire où est tracée en silhouette Bettina Brentano, à la place du pont où elle dormit pour aller voir Goethe, j’avais douze cartes postales avec les vues de Singapour, et le portrait de cette pieuvre, la même, à laquelle Toulet jetait des langoustes… J’avais cinq harmonicas, deux flûtes ; je les essayai… j’avais le sifflet auquel devait répondre le caniche… J’avais le briquet de celui qui ressemblait à un Français et que j’avais enterré l’avant-dernier ; le mouchoir en cachemire du midship, que j’avais enterré le dernier, pour que ses parents soient tranquilles, pour qu’il ait quitté le dernier son dernier bord ; le couteau à cran de l’Irlandais que j’avais retiré par les pieds de sa vague, le plus lourd, qui tout le jour avait semblé, à deux pas du rivage, un phoque assommé au moment où il regagne la mer. J’avais appris tout ce qu’une femme, en répulsion, en pitié, peut apprendre des hommes ; j’avais tout ce que vingt hommes peuvent jeter de gages, dans un jeu, sur un tablier de jeune fille, anneaux gravés à Rotterdam, lunettes, et en trousseaux de clefs de quoi ouvrir, d’abord vingt coffrets et cantines au fond de la mer, puis vingt armoires dans Wiesbaden ou Cardiff, plus une grande clef comme une clef de cave. J’avais le portrait de Sophie Silz en décolleté devant cette fausse mer en toile que les photographes installent pour les amies des marins ; celui de Bertha Krappenau, en travesti, en faux tyrolien, mais auprès d’un vrai lac, sur une vraie barrière ; j’avais le Petit Éclaireur.

Je n’avais pas rallumé mon feu. Je n’avais pas hissé mon pavillon. Aujourd’hui j’avais peur des hommes. D’instinct je me protégeais contre ces cent millions d’ennemis dont j’apprenais l’existence. Cette île qui avait gagné, par ma présence, je ne sais quelle vie et quel aspect français, en une minute je l’eus sans presque y songer maquillée, et rien n’y eût exaspéré le capitaine d’un corsaire allemand. Tous ces perroquets qui parlaient français je les attirai au centre de l’île par des graines de tournesol et le rivage en fut libéré… Je ne pouvais lire le Petit Éclaireur que ligne par ligne, et avec des repos, car la lecture était un supplice pour mes yeux. Tout ce que j’avais pensé jusqu’ici du bien, du mal, tout mon raisonnement, tous mes goûts et dégoûts je les contenais, résolue à donner raison à mon pays. Si mon pays avait attaqué l’Allemagne, surpris sa frontière, violé la Belgique, ce tout petit nerf de mon âme, infime, qui admet qu’on viole la Belgique, je lui permettais soudain de croître. Si les Français avaient pillé, avaient violé, ce déclic dans mon cerveau, — un peu rouillé, — qui approuve le pillage et le viol du Palatinat, je le déclenchais. Si les Français avaient fui, je laissais ce démon de la déroute, cet amour épouvantable des chariots de blessés versant dans la boue, des chiens tués d’un coup de baïonnette par un caporal énervé, ce goût des révoltes contre l’officier qui barre le chemin, je le laissais, ce démon si faible dans un cœur de jeune fille, s’épanouir en moi. Si les Anglais, leur flotte coulée, barraient la mer par des filets et des sous-marins, ce pli du cœur qui permet les naufrages cruels, je l’admettais ; tous ces ferments mauvais, encore minuscules, ils s’opposaient déjà en moi à ces grandes formes pures et tristes, toujours de grandeur nature dans les âmes de jeunes filles, qui sont la conquête de l’Alsace avec des clairons, la bonté des zouaves pour les prisonniers, l’anarchiste et le royaliste se portant l’un l’autre à l’hôpital, formes soudain immobiles et exsangues, presque ridicules, et qui attendaient un mot de moi pour reprendre leur vie.

Mais déjà j’avais lu les gros titres, puis les moyens. Déjà je savais que le fils de Kipling était tué, tué aussi le neveu du premier douanier de Shangaï, M. Boilard, et en plus de ces deux-là tués depuis longtemps, les deux seuls dont je connusse les noms, une statistique me disait qu’il y avait huit millions de morts en Europe. J’avais toute la tristesse, tout le remords surtout, que donne une telle nouvelle… J’y étais cependant pour si peu ! Par quoi avais-je ma part de cause dans tant d’horreur ! Pourquoi me sentais-je un peu coupable ? Quels étaient ceux de mes gestes autrefois, celle de mes paroles qui avaient apporté un poids, si léger fût-il, à la guerre ? Par quoi avais-je, moi jadis à Bellac, manqué de prudence et appuyé sur le plateau ? Tous les arbres de Picardie coupés, disait un titre. Plus de chevaux en France, disait un autre. Par quoi avais-je amené un arbre, un cheval de France à la mort ? Oui, j’avais deux fois négligé, les deux fois où j’avais eu affaire à l’Allemagne même, de l’amadouer, de l’attirer. J’avais dit du mal de Werther, je l’avais trouvé, à mon brevet, plus menteur que sensuel, plus bourgeois qu’élevé ; et, une autre fois, j’avais indiqué à un Allemand sur sa Mercédès la route de Limoges quand il demandait la route de Poitiers. Il avait vu Saint-Martial au lieu de Sainte-Radegonde. Voilà ma petite part dans cette guerre : J’avais irrité contre nous l’ombre de Werther et un capitaine de réserve…

Je lisais. Je lisais des pages obscures. Je voyais la France guidée par des noms inconnus, Joffre, Pétain ; je voyais qu’il y avait eu chaque jour un communiqué et que le 911e seulement m’arrivait. J’apprenais que ce gros bateau, le seul sur lequel jadis j’avais compté, le Lusitania, était coulé ; je découvrais qu’on tue en avion, qu’on lance des gaz. J’eus une description en quatre colonnes de l’expulsion de M. Dahlen de l’école allemande de Shanghaï, tous les détails sur la fidélité du Siam aux Alliés, sur le dévouement de la Cochinchine, le nom de tous les donateurs de la fête de charité de Hanoï, celui de tous les passagers et indigènes de Macao coulés sur le Tokyohara. J’appris que le grand-amiral vivait à terre, le général en chef dans une péniche. J’aurais tout compris de la guerre sans une phrase insoluble qui dans chaque article contenait le nom de la même rivière, sans qu’on pût en saisir le rapport avec le sujet. — Les Allemands sont chez nous, disait le premier journaliste, mais que disent-ils de la Marne ? — Peu de raisin en France cette année, disait le second, la Marne suffit aux Français. À la page littéraire, on se consolait des méfaits des cubistes avec le même contrepoison : — Nous avons visité les Indépendants, disait M. Clapier, le critique, heureusement qu’il y a la Marne… J’étais même un peu effrayée de voir mon pays défendu contre les Allemands et les mauvais arts par ce mot unique comme par un talisman. Que le mot la Marne devienne vide, périmé, et la France et l’Académie étaient sans armes ! Mot qui semblait valable aussi pour les autres pays, seule monnaie française égale à son change : — Le Brésil est dépossédé du caoutchouc, disait la page financière ; il se console avec la Marne ; et pas un journaliste qui se trompât et dit : — La Grèce est infidèle mais il y a la Saône. — Les architectes français sont nuls, mais il y a la Vire… Sous toutes les lignes du Petit Éclaireur le seul nom de Marne coulait comme un ruisseau sous les planches à jour d’un pont. Si bien que machinalement je dis tout haut, essayant sur moi ce baume. — Elle est seule dans son île, mais il y a la Marne…, et soudain, en effet, la Marne me promit mon retour, tant je revis nettement à Charenton, sur son embouchure même, ce pêcheur à la ligne plein de ravissement, — je l’avais félicité, et il m’avait tendu sa main gauche, — secouer avec la droite, de son poisson, pour ne pas mouiller trop sa poche, tout ce qu’il pouvait de cette eau sacrée.

Un moineau, apprivoisé sans doute sur un des navires coulés, — les moineaux sont bien laids et vulgaires, mais il y a la Marne — était venu se poser sur mon épaule et ne me quitta plus.