Éditions Émile-Paul Frères (p. 159-186).

CHAPITRE SEPTIÈME

Dans Londres, la grande ville,
Il est un être plus seul
Qu’un naufragé dans son île
Et qu’un mort dans son linceul.
Grand badaud, petit rentier.
Jeanne, voilà son métier.

Aujourd’hui me revenait cette strophe de notre petit cours de morale. Cette autre aussi :

À Douvre un original
Tombe un jour dans le chenal.
Il appelle au sauvetage.
Il se cramponne au récif.
Mais vers lui nul cœur ne nage…
Adèle, ainsi meurt l’oisif.

Car mademoiselle Savageon, notre maîtresse, se fournissait exclusivement dans le Rovaume-Uni de nos modèles pour vices et qualités. Les étoffes, par contre, étaient malheureusement commandées à M. Renon, de Boussac… Ainsi les oisifs et les rentiers d’Europe étaient plus isolés que moi ! Je voulais bien le croire. Mais du moins tous là-bas m’avaient semblé heureux. Peut-être est-ce que tous fumaient, et je pensai donc à fumer : j’essayai les roseaux, les herbes sèches. Il y avait sûrement du tabac dans l"île, mais je n’en avais jamais vu et c’est peut-être la seule plante qu’il ne me vint point à l’esprit de brûler, alors qu’il est peu de feuilles et d’arbres, du tournesol au palétuvier, dont j’ignore maintenant le goût. Lasse de fumer, toujours comme les heureux oisifs, je mâchai des racines, découvrant parfois le goût de quelque médicament pris dans mon enfance. La patrie de ma potion Raoul pour raffermir les os, de ma poudre Richard pour durcir les gencives, c’était mon île justement. Puis je fis griller des fleurs, non plus sèches, mais épanouies, j’aspirai leur fumée, et de là, (ma maîtresse avait tout prévu) :

Le grand Chinois de Lancastre
Vous attire avec des fleurs…
Puis vous inonde d’odeurs…
Bientôt sa pipe est votre astre !
Du lys au pavot, Cécile,
La route, hélas, est docile !


et de là me vint l’idée de plaisirs défendus. Par

un bambou tout vert, j’aspirai les rôtis de la résine et du pollen. Puis je pensai à la cocaïne, contre laquelle pourtant Savageon n’avait mobilisé ni lord-maire de Belfast ni notaire de Bath. Tant pis si je devais en être un peu défigurée et si devait en souffrir cette bonne forme physique qui pendant ces deux années avait été ma seule ambition, comme si c’était par une course à pied que j’arriverais un jour à sortir de l’île. Les baies que j’avais reconnues poivrées ou que je croyais vénéneuses, je les essayai dans mon nez, et, car je me rappelais aussi la morphine, dans de petites blessures ouvertes avec des arêtes. Ou bien j’allais, humant l’air, espérant des sources d’éther. Enfin je découvris en moi ce que j’allais chercher maintenant jusqu’aux faites des arbres…, ce fut le rêve…

Un matin, moi qui jamais ne rêve, je sentis en moi un nouveau cœur, fragile, tout enveloppé d’un réseau de ficelles comme ces poêles de Sarreguemines qu’on déménage. Je n’ouvris pas les yeux, la moindre lumière allait le mettre en poudre :… j’avais rêvé… J’avais rêvé ce qui en Europe eût été à peine un rêve, que je me levais, que je déjeunais, que je cousais. La plus humble servante n’eût pas compté cela comme un rêve. Je mettais le couvert, je brodais. J’empilais des assiettes, je coupais du pain. Toutes ces précautions pour soi-même, toute cette détresse aussi que donne à d’autres un rêve de Turkestan, de Ceylan, je les eus pour toute la journée de ces fourchettes, de ces assiettes, de ces verres. Le soir je m’étendis sous le même arbre, sur le même côté, dans l’espoir, sinon de visions plus actives, du moins d’un rêve qui me permettrait de revoir et de toucher les objets absents l’autre nuit, les huiliers, les coquetiers, les cuillers à poisson…

Je rêvai d’un homme.

Pas de raviers, pas de porte-couteaux. Un homme qui pleurait. Pas de couvert à salade, pas de compotier. Un grand jeune homme blond, avec de grands yeux noirs. Pas de fourchettes à huîtres. Un homme qui m’avouait tout. Il me tenait dans ses bras. Il me portait. C’était un rapt et en même temps un adieu éternel. Nous nous voyions pour la première fois et nous déchirions une éternité commune. Pour la première fois il m’étreignait, et nous avions tous les souvenirs d’un long amour. Pas de petits coins de verre pour glisser sous les assiettes les jours d’asperge ou d’artichaut, pas de bols. Mais un homme qui m’étreignait… Pas de cuillers en vermeil, de surtout en or. Mais ce frère fiancé qui pour la première fois me parlait et dont pas une des phrases ne me paraissait nouvelle. Il avait le même geste, au-dessus des marais stagnants, pour m’incliner et me faire toucher alternativement du pied et des cheveux le courant impétueux. Il avait la même manie de placer chacune de ses paroles en nimbe autour de sa tête, d’échanger avec moi des boules d’ivoire qui glissaient et que nous rattrapions avec angoisse. Nous allions, dans le sens du fleuve, dédaigneux des chiens enragés qui eux devaient le remonter. Il avait ce cheval blanc que je n’avais jamais vu, le même… Je sanglotais… Notre seule consolation était de nous passer et repasser les boules, puis de nous troquer peu à peu l’un contre l’autre… Qu’il était drôle, avec mes deux petits bras pendant à ses épaules, comme un des dieux de l’autre île… Je m’éveillai !…

Le lord prévôt d’Édimbourg
Dit que l’amour est chimère.
Mais un jour il perd sa mère…
Ses larmes coulent toujours.
Irène, petite Irène,
L’Amour c’est la grande peine.

Dès lors je ne m’endormis plus que sous cet arbre qui donnait des rêves, habituant les oiseaux à ne plus venir y nicher, pressant mon côté gauche de la main et pensant à ceux dont je voulais rêver. Cette passion dura des semaines entières. Ce n’était pas que mes rêves fussent variés, je n’éprouvais guère par eux qu’une émotion : cette volupté, inconnue de moi jusque-là, qui mélangeait les sentiments les plus contraires, et que j’appelais la désolation. C’était non la tristesse seule, mais la détresse avec tous les triomphes, le bonheur avec tous les désespoirs ; un sentiment de trouvaille sans égale et de perte irréparable, un sanglot qui gagnait comme un bâillement tous les visiteurs saugrenus que m’apportait la nuit : que ce fut Louis XI, me soulevant d’un geste d’affection qui me vouait pour toujours à mes rois, ou de pauvres amies de pension reniflantes, avec cette voix rauque et enrouée qu’on a quand un malade est sauvé. Mais toujours en Europe, et la seule différence avec des rêves européens était que le soleil y brillait. Maintenant encore je suis la seule personne qui voit le soleil en rêve.

Puis venait le réveil…

J’écoutais… Mais ce n’était point le pas d’un braconnier sur la route. Ce n’était point le meuglement d’une génisse qu’on amène au boucher, et qui se refuse de ses quatre sabots, pauvre bête mal renseignée, à la hauteur de l’épicerie. Ce n’était pas le poulet qu’on attrape encore au poulailler pour le tuer le soir ; et toutes ces petites occupations de mort qu’éclaire l’aube des provinces. Hélas ! c’était toutes les fleurs portées par mon arbre, les siennes, celles de ses lianes, les catleyas qui sortaient de ses trous, déversant sur moi, chavirées par la brise — désolation d’un baobab — des pollens de toutes couleurs et si abondants que la rosée était séchée sur moi comme par une poudre… J’attendais. Comme un blessé qui met machinalement la main à sa blessure, je passais ma main sur mon corps et la portais ensuite à mes yeux, pour voir de quelle nuance me laissait aujourd’hui l’aurore… Plus de désolation heureuse ; seule, sans limites, la détresse. La joie se déliait soudain du désespoir, comme un serpent effrayé de son camarade de caducée, et disparaissait… Ce n’était pas les volets qu’on ouvre et qui claquent, ni la petite pluie du matin sur les brocs des laitières. C’était les paradisiers sortant de la nuit comme la porcelaine d’un four, tous les jours d’un éclat que je n’attendais pas si vif ; et c’était moi-même, accoudée à plus de petits palmiers, de petits bananiers et d’araucarias, et plus indifférente à eux et à la vie que sur sa voiture, boulevard Montparnasse, le commis de Belloir qui ramène sa flоrе d’un bal officiel… Je me dressais, secouant toute pensée et tout pollen de ce corps pour eux stérile, agacée, au sortir d’un monde malléable et généreux, de la résistance de ces arbres, qu’on ne pouvait traverser, de ces vagues liquides et non solides, de ce soleil éternel, l’éphémère… Égoïste, je maigrissais… Envieuse, je ne mangeais plus… Menteuse à moi-même, j’avais des névralgies. Si bien que je décidai de me guérir… Un soir au lieu d’aller me loger, dès la première ombre, sous cet arbre, en cette empreinte dans la mousse qui me recevait maintenant comme une boîte-écrin sa louche, j’attendis la nuit, je m’égarai en elle, je l’aspirai à grands traits, j’en lavai mes yeux, j’en fis tout ce que l’on fait des collyres et des contrepoisons ; tous ces personnages, toutes ces émotions de mes rêves si habitués à m’assaillir dès cette heure qu’ils pénétraient aujourd’hui à vif dans mon âme la prenant pour mon sommeil, je les chassai tant bien que mal ; puis, à la plus grande distance connue d’un arbre dans l’île, je m’étendis sur le dos, les pieds joints, les mains croisées, et je me donnai à un sommeil sans rêve…

Ce fut une passe pénible. Jamais je n’eus une âme plus veule, aussi fanée, jamais une vie physique plus aiguë. Cette lumière autour de moi était juste la plus vibrante avant les rayons ultraviolets ; ces oiseaux, les plus beaux avant les oiseaux invisibles ; ces étoiles, les plus proches du globe : celle-là, juste au-dessus, la plus proche ; le crissement de la mer contre les coraux le plus aigu après celui des scies ; il n’y avait plus entre moi et le néant des forces que cette dernière apparence exaspérée ; les couleurs les plus sombres de la nature, l’ocre, le noir, étaient elles-mêmes à leur octave la plus haute. Pas d’animaux à voix grave (je n’allais que tous les quinze ou vingt jours dans l’île des singes, n’ayant pas de protection contre leurs attaques) ; uniquement les cris suraigus des oiseaux, le bruit métallique de leur vol ; — à part, le soir, cinq ou dix minutes, seules petites bouches d’orgue reliées à l’Europe, mais, qui ne donnaient que quelques paroles mesurées comme par un câble, les grenouilles-taureaux. C’était l’époque aussi où les costumes de plumes ne me distrayaient plus, où j’avais renoncé à tout vêtement, où il m’était donné de voir sur mon corps, dernières contractions de ma vie française, ces mouvements que nous ignorons là-bas, perdus qu’ils sont sous nos robes et nos blouses, et je n’avais même pas pour moi la considération qu’un sauvage a du moins pour sa propre impassibilité. Ma poitrine, mes épaules s’écartaient dès que je me sentais franche et loyale. Je relevais la tête, je me redressais à l’approche d’un animal, malgré moi, avec cette dignité qui soulève dans Bellac une bourgeoise de la première caste quand apparaît une de la seconde. Un jour aussi je découvris que je perdais la mémoire.

Je n’avais pu résister au désir d’écrire, et le couteau que j’avais ménagé deux ans comme ma seule arme et mon pourvoyeur, j’osai lui faire graver des phrases sur les arbres et dans le roc. Tous les eucalyptus aux angles des allées portaient un nom de rue, assez bas, on aurait pu le lire avec les mains la nuit. Puis, de coraux et de nacres, je composai dans les clairières des mots immenses, mosaïque un peu précaire, que je consolidais de résine, et sur laquelle j’évitai de marcher, mais chaque mètre perdu pour la promenade était gagné pour ma mémoire. L’île fut bientôt couverte de noms propres. Certains, selon le coquillage, brillaient surtout le soir. D’autres, que je croyais des plus indifférents, s’empourpraient soudain sans raison, et voulaient me révéler quelque amitié jusque-là inconnue. J’y trouvais parfois des oiseaux, pris dans la glu et qui luttaient pour leur vie contre une voyelle avide, des martins-pêcheurs pris dans le mot Hugo, des rossignols dans le mot Pape-Carpentier. Ils étaient confondus le matin quand la mousson avait soufflé. Sur la plage, des mots plus solides en rochers grenat que j’apportais un à un de la colline, y retournant chaque minute comme vers l’encrier ceux qui n’ont pas de stylo. Du promontoire, je les voyais ensuite me parler comme des réclames… Mais les hésitations qu’on éprouve parfois en écrivant une lettre, je les ressentais pour chaque syllabe cette écriture géante. Point, de participes à accorder, mais l’orthographe des mots les plus communs me devenait bizarre. Je voulus les appeler tout haut : mais jamais pavillon rouvert après des siècles ne rendit des portraits et des meubles plus vermoulus que ne le fit ma mémoire après deux ans de silence. Table ! chaise ! bouteille ! ces modulations me paraissaient étranges, d’un son inconnu, ces mots prêts à m’échapper, à fuir. Je m’appelai moi-même, mon nom flottait autour de moi et ne m’habitait plus, je me tus pour ne point devenir quelque corps anonyme. J’appelai mes amies ; tirés par des attelages bizarres qui étaient les prénoms, les noms de famille parurent, durs et secs comme des objets. Non seulement le mot le plus familier ne me revenait qu’après un effort, mais, une fois prononcé, il semblait libéré, il devenait incolore, il n’agissait plus sur mon tympan. Je devenais sourde à l’Europe. Je résolus de me guérir. Je repris tous ces mots à leur enfance même, quand rien ne les effarouche et ne les dissocie, c’est-à-dire à mon enfance. J’imaginai mes premières classes. Je repartis, pour planter à nouveau ma mémoire, du lieu où j’étais née, des premières leçons de géographie ou du catéchisme, des premières phrases apprises par cœur…

Il était temps… Sur les dix communes du canton de Bellac, l’une déjà m’avait pour toujours échappé, et les autres, Nantiat, Le Breuil-au-Fa, Blond, tournoyaient déjà en moi comme des insectes un peu somnolents dans une salle dont on ouvre la porte : un peu de soleil, et Nantiat, et Blond s’envolaient pour toujours. Des péchés capitaux, l’un aussi ne vint pas et se déroba jusqu’à ma délivrance. Vingt fois, cent fois, je répétai leur liste ; parfois au hasard, soudain, dans l’espoir de me surprendre moi-même dans je ne sais quel flagrant délit avec le péché absent ; ou bien essayant d’en découvrir un indice dans mes gestes, quand je me redonnais ce que mes amies et moi nous appelions à la pension notre mauvais être : étendue, la tête redressée par un coussin, je regardais mon corps se gonfler des défauts de l’air. En vain. Le mensonge, la paresse, l’immodestie passaient au-dessus de lui comme les plus légers nuages ; la gourmandise, l’envie, l’orgueil arrivaient sur lui dans un ordre aussi inoffensif et immuable que celui des couleurs du prisme. Mais le septième, ce péché capital que l’on commet sans doute sans arrêt dans la dixième commune de Bellac, résistait à tous ces hameçons que je posais sur mon corps même et que je croyais agiter en remuant un doigt, ou la langue. Car si ce n’est justement ce corps, nul moyen de le retrouver, nul dictionnaire. J’ouvrais les bras, les jambes, le feuilletant au hasard. En vain. Je regardais mon visage dans l’eau, y recherchant le péché comme dans ces gravures où les enfants doivent trouver un poisson sur l’arbre ou un soldat entre les jointures de la fenêtre… En vain. Je m’étudiais dans la loupe, car peut-être sortirait-il de mon image mille fois rapetissée… Je plongeais ma main, ma jambe dans une eau courante qui les allongeait, qui les faisait toutes courtes ou toutes rondes, les soumettant à une torture qui me les rendait seulement plus souples et plus fraîches, lavées même de l’orgueil et de la paresse. Ou bien, de même que j’avais retrouvé le nom de l’indigo, oublié lui aussi, en regardant un arc-en-ciel même, je prenais une journée d’Europe du lever au coucher, assurée qu’il suffirait de la pencher, de la secouer, comme un prisme justement, pour que le péché y apparut. Mais je tombais sur le souvenir d’une journée sanctifiée, où ne s’offraient à moi, au coin de la rue du Coq, sur la promenade, sur cette place mal famée elle-même, que des vertus théologales et de petits bourgeois à péchés véniels. Ou bien je me persuadais que je l’atteindrais seulement dans la commune oubliée ; je recommençais toutes les promenades de mon enfance, je reprenais toutes les pistes qui avaient pu m’y conduire ; par toutes les portes de Bellac, je refaisais mes premières sorties vers la campagne, touchant de ma mémoire, à vingt pas, à quarante pas de la maison, le premier arbre, la première épicière que j’aie jamais vus ; mais commune et péché se tenaient en dehors de toute route vicinale. Si bien, tant les autres me paraissaient d’ailleurs bénins dans cette île, tant je me sentais peu orgueilleuse vis-à-vis des gourahs, peu menteuse vis-à-vis des ptemérops, peu luxurieuse vis-à-vis de la nacre, et cependant gonflée de je ne sais quels mal et fautes, que lui seul était le vrai péché, et j’en éprouvais en moi la présence terrible.

Des péchés, — suivant d’ailleurs en cela la progression imposée par mademoiselle Savageon, — je passai aux académiciens. Mais leurs ruses sont plus subtiles encore. Car je ne surprendrai personne en disant combien il était rare qu’un mouvement de mon corps ou un geste du ruisseau m’indiquât soudain l’un d’eux, En un jour, j’en eus malgré tout une cohorte d’une dizaine, que j’accrus peu à peu, les faisant sortir dans l’ordre de leur coupole, à l’heure que je passais chaque matin à consolider ma mémoire, et parfois, la mousson soufflant, le ruisseau coulant, comme vient justement un vers à un académicien poète, un nom neuf d’académicien se fichait d’Europe en mon cerveau. Flèches légères, moins aiguës évidemment que celles de l’amour, mais qui atteignaient au moins, autant que la mémoire, une sorte d’amitié. Ainsi arriva à midi, un paon blanc grattant du bec sa queue qui s’écarta en deux gerbes comme l’eau d’une fontaine sous un doigt, à la seule pensée de jet d’eau, l’académicien Henri de Régnier, qui m’apporta du même coup tout un monde auquel je ne pensais plus, le jaspe, le jade, le stuc vénitien, l’onyx, noms étranges, moins usés pour moi, qui résistaient mieux aux termites de ma mémoire que calcaire, grès on cailloux. Ainsi vint, le soir du même jour, en retard d’un jour sur lui à cette course autour du monde, l’académicien René Boylesve, grâce à une vraie ressemblance formée par des branches d’arbre, de tous les académiciens pour moi le plus palpable. — Puis, m’atteignant non comme une fléchette, celui-là, mais comme une élastique longuement étirée et qui me revint juste en plein cœur, l’académicien Bédier — car soudain, je les avais eux aussi oubliés, son nom me ramena Tristan avec Yseult. Puis, deux oiseaux écarlates s’enchâssant, les deux cardinaux. Puis, un jour, où je voyais un nuage éclairé rejoindre un nuage sombre, l’académicien Rostand que j’avais vu un jour rejoindre M. Bonnat. Tous ces chefs illustres, qui couverts du même titre et du même uniforme, aux jeunes filles de France paraissent à peu près le même et sont aimés en tout cas de la même passion, un grand clavier vert et noir, avec des dièses qui sont Barrès et Loti, tous, étrange influence de la Polynésie, me semblaient chacun seul et original. Puis, par l’Académie, comme par une grande trappe, passant des immortels qui vivent aux immortels qui sont morts, je m’engouffrai dans une région où, — ignorante comme je l’étais, seule comme je l’étais, — je me mis à imaginer notre littérature, et — j’y étais bien obligée si je voulais en savoir vraiment quelque chose — à la recréer.

Tous ces noms d’auteurs et de héros, de théories et d’habitudes qui ne sont guère, pour les élèves les plus grandes des pensionnats, que des paravents, j’essayai de deviner ce qu’ils dissimulaient. Ces noms de Phèdre, de Consuelo qu’on nous jetait vite aux yeux pour nous éblouir et aveugler dès qu’il s’agissait d’amour, ces noms de classiques, Racine, Corneille, Rotrou, qu’on nous donnait vite tous en bloc comme un trousseau de clefs emmêlées pour que nous ne sachions distinguer quel tiroir de notre cœur chacun pourrait ouvrir, une fois prononcés, ils flottaient autour de moi, se refusant à rentrer dans mon esprit par le chemin habituel. Les moindres distiques de Ronsard, de Malherbe, une fois déclamés dans cette île, se cabraient et m’attaquaient doucement comme un attelage dont on a trempé le museau dans une fontaine enchantée. Ces vers de Lamartine, de Vigny, quand ils me revenaient soudain dans le vent, mon unique souffleur, souffleur embaumé, et dont la parole m’éventait toute ; quand on voyait les étoiles, si basses ici, balancées par la brise même, agacer un quatrain qui ne s’y prenait pas, mais que je sentais bouger en ma mémoire ; quand la nuit, dans un réveil subit, m’arrivait un vers de Musset, de Shakespeare que je répétais presque ahurie et meurtrie, comme on tient l’échelon rompu d’une échelle ; quand je m’amusais à réunir tous ces noms qui pour moi ne signifiaient rien mais que je sentais pleins de sens, Syrinx, Paludes, Théodore, Adolphe, avec le soin d’un milliardaire ignorant qui collectionne des noms pour ses chevaux de course et ses vaisseaux ; j’étais prise d’une langueur maternelle, en moi poussaient je ne sais quels germes, et un soir en effet, je me trouvais soudain face à face, — mes filles aussi à moi, — non plus avec des sonnets délabrés, des morceaux de prose bourrés de mastic, mais avec neuf personnes auxquelles j’avais bien peu pensé jusqu’ici, avec les neuf Muses. De même qu’un enfant préfère les boîtes et les écrins à leur plus beau contenu, j’éprouvai désormais mes plus grands plaisirs avec les noms seuls des genres et de mes nouvelles compagnes. Tragédie, Poésie lyrique, Histoire, aucune ne se déroba, aussi loyales que péchés et cantons limousins sont hypocrites, et je les lâchai au milieu de mon île, — première fois où des casoars heurtaient la tragédie, des paradisiers l’épopée.

D’ailleurs, tout l’émoi des lectures, des départs aussi différents pour chaque livre que pour des trains pris au hasard, je les connus en m’engouffrant dans des titres d’œuvres à moi inconnues et en me laissant emporter par eux, Sertorius, et les Ménechmes, et Hamiet, et Aucassin et Nicolette. J’imaginais leurs aventures, je les habillais de gestes, de costumes si nets qu’à mon retour en Europe les vrais m’ont semblé moins réels. Derrière toutes ces manies et ces cadres de l’esprit et de l’âme, dont nous répétions les noms au pensionnat comme des perroquets : Scholastique, Marivaudage, Préciosité,… à l’aide de vieux syllogismes, de vagues restes de leçons, j’essayais de les comprendre, et une source d’agréments nouveaux s’ouvrait en mon cœur comme un bar : Être précieuse, c’est désespérer alors qu’on espère toujours, c’est brûler de plus de feux que l’on n’en alluma, c’est tresser autour des mots révérés une toile avec mille fils et dès qu’un souffle, , une pensée l’effleure, c’est le cœur qui s’élance du plus noir de sa cachette, la tue, suce son doux sang. C’est mademoiselle de Montpensier suçant le doux sang du mot amour, du mot amant. C’est mademoiselle de Rambouillet couvrant de sa blanche main tous les mots cruels, et nous les rendant ensuite, le mot Courroux, le mot Barbare, inoffensifs comme les détectives qui changent le revolver du bandit en un revolver porte-cigares. Le marivaudage ? marivauder ? c’est, sur un promontoire, allongée et nue, regarder le soleil, soupirer, et se dire : tu ne soupires pas ! tu ne regardes pas le soleil ! tu as trop chaud, découvre-toi !… Marivauder avec l’Europe, c’est lui tourner le dos, c’est s’occuper uniquement de suivre sur le baobab les sauts de l’oiseau vert à ventre rouge qui se retourne à chaque minute comme un disque, c’est dire : Europe, tu n’existes pas ! Tu n’es pas pleine de grands magasins vitrés où errent les kleptomanes ! Que tes villes seraient belles si on les construisait à la campagne ! Et le romanticisme, dit romantisme, — et l’alexandrinisme, dit hellénisme, et la catachrèse, et la litote, et tous ces noms que nous tendions fièrement aux examens pour les faire poinçonner comme dans le métro des tickets de toute première classe, je les perçais à jour à ma façon, j’eus mon alexandrinisme à moi, mon romantisme à moi, et des litotes fausses plus belles que vos vraies. Il est d’ailleurs je ne sais quelles ornières, d’Homère à Chateaubriand, auxquelles une pensée même ignorante n’a qu’à se confier pour éprouver au juste — impression physique — le vrai glissement de toute la pensée humaine. C’est seulement sur la route présente que je m’égarais. Ma création devenait confuse dès qu’il s’agissait d’un poète vivant, et moi, à laquelle obéissaient les dociles Eschyle et Shakespeare, tout mon pouvoir mourait sur Jammes et sur Bergson.

Je m’irritais surtout contre trois noms qui revenaient constamment entre Simon et ses amis, trois noms d’ailleurs flamboyants même pour les non initiés, et qu’ils se reprenaient l’un à l’autre de force ou doucement comme les jongleurs les torches dans les cirques ; trois noms dont j’ignorais presque l’orthographe, mais qui me semblaient cependant, à la place de Renan, de Barrès, beaux écrous un peu desserrés, les seuls à visser maintenant notre pauvre existence contre le monde et ses mystères, Mallarmé, Claudel et Rimbaud. Je ne savais rien d’eux-mêmes, pas s’ils étaient vivants, et pas s’ils étaient morts ; j’ignorais si le voisin que je heurterais dans les gares en prenant mon billet, dans les pâtisseries en mangeant des éclairs, jamais, hélas ! ne serait plus, ou toujours pourrait être, ô bonheur, Mallarmé, Claudel ou Rimbaud. Et la douceur de voir l’un d’eux en colère contre un cocher et monter de force dans le fiacre sordide comme dans la gloire ! Parfois, de même que sur une église drapée pour des funérailles on est inquiet d’apercevoir l’initiale d’un parent, on craint pour lui soudain, — un parfum, un souffle, me désignait l’un des trois, sauvant de la mort les deux autres. Je ne pensais plus qu’à eux trois, je nommai d’après eux ruisseaux et promontoires. Ou bien, chantage éhonté de Dieu, qui arriva ainsi à me redonner une morale, — je me persuadai que j’étais responsable d’eux trois, que si j’étais paresseuse, que si je me plaisais à mon insomnie, que si je me redonnais à la cocaïne ou aux rêves l’un d’eux mourait. J’arrivai, pour les maintenir constamment à la vie, à plus de perfection qu’une vestale ; pour les sauver de dents ou de bras cassés, à un vrai souci de moi-même. Si je laissais mes genoux se durcir au lieu de les huiler, si je ne ponçais mes talons à la minute, Claudel était mort depuis longtemps. Si je ne séparais ce kakatoès et ce faisan en querelle, Mallarmé mourait. Je levais les bras, j’effrayais les combattants ; le kakatoès noir se perchait, suivant de branche en branche le faisan qui serpentait comme sa projection dorée, mais la mort de Mallarmé s’était du moins élevée de trois mètres. Parfois c’est leur famille qui était en jeu, et, cruelle, je permis une fois que la sœur de Rimbaud tombât d’une échelle, une fois que se noyât l’amie de Mallarmé.

C’est le soir surtout, en m’endormant, au-dessous des étoiles si proches et si allumées qu’il me semblait parfois en sentir passer une juste au-dessus de ma paupière comme une lampe de poche, que je m’acharnais contre ces purs esprits. C’était l’heure où je suivais le hurlement complet de la houle autour de l’île, de la mousson autour des cocotiers et où cette solitude dans l’espace me donnait, même à mes propres yeux, plus de noblesse que ne peut le faire en Europe la solitude du génie. Égale à ces trois hommes, je les appelais… Je me relevais parfois pour arranger de mes mains les tisons de mon petit foyer… Si n’en jaillissait aussitôt une grande flamme bleue, suivie d’une flamme rouge, Rimbaud perdait sa femme… Puis, assoupie, divaguant sur les deux ou trois phrases que j’avais entendues à leur sujet, je voyais Mallarmé donner aux paroles un pouvoir physique, des arbres pousser à sa voix, s’arrêtant une seconde aux rejets, formant un nœud aux métaphores ; comme une lotion un vers de Mallarmé donner une nouvelle flore à des coins de jardins, à des tonnelles. Puis, à chaque objet, à chaque arbre, à chaque humain, à toutes ces apparences enfin que jamais nous ne pourrons toucher, Claudel, après les avoir meurtries en un point attachait là du moins une comparaison, qui se remplissait aussitôt, par je ne sais quelle loi des vases communicants, de sang, ou de sève, de résine, de liquides premiers… Un bruit sourd près de moi suivi d’une douce odeur, c’est que la noix de coco en tombant s’était ouverte… Toutes les huîtres s’ouvraient au fond des eaux et se ripolinaient de nacre… Une roussette volait du figuier m manguier,… Mallarmé ne la voyait pas.. Rimbaud lui prenait la tête, l’orientait de ses mains, arrivait enfin à la lui faire voir, dans son vol de retour du manguier au figuier… L Amour ? Devant ce ciel qu’avaient depuis trois ans, combles de mes astres les plus chers, débarrassé les deux chariots, pourquoi pensais-je soudain qu’ils avaient pu parler de l’Amour ? et soudain tout ce qu’avait pu en dire Racine ou Musset m’était indifférent, je sentais que c’était sur ces trois réseaux neufs qu’il fallait brancher ma pauvre tête-ampoule… Je la secouais dans la nuit, rajustant peu à peu sur le premier fil qui m’arrivait des ténèbres ; et tout à coup une pensée si aiguë, un coup si étrange m’atteignait que je devinais qu’eux aussi l’avaient eu, et à mon réveil je retrouvais mes mains toutes noires, à cause des tisons, mais aussi comme le serviteur convaincu, par cette ruse, d’avoir touché au coffre-fort du maître.

C’est cependant à l’aide de ces exercices et de ces joies factices, grâce à ces ombres et à ces surnoms qu’un beau jour (ainsi dans un pays étranger celui qui en apprend la langue, après six mois de surdité complète, un matin, dès son réveil, comprend tout ce que dit la bonne, puis le conducteur de tramway, le soir la grande tragédienne) il me sembla tout à coup comprendre mes confrères les hommes. Une couture céda dans cette forme ronde et imperméable dont inconsciemment je les enveloppais comme de sachets les raisins aux treilles. J’eus d’eux cette révélation que d’autres ont de Dieu, d’ailleurs de moi tout aussi proche. Tous ces jugements que j’avais appris à porter machinalement sur leurs vices, leurs vertus furent soudain périmés. Desséchés par ce soleil tropical, greffes stupides, préjugés, bon sens et bon goût tombèrent par vieillesse de moi. Le soleil se levait. Pour la millième fois je le voyais monter, et c’était pourtant comme si je levais pour la première fois la mèche d’une lampe. Une telle lumière s’installait sur le monde que tout ce que j’appelais jusqu’à ce jour crime ou défaut ou turpitude en était lavé. Peut-être était-ce que je comprenais seulement ce jour-là la lumière ! Le vol, l’assassinat ? Je voyais sur le voleur la lune adorable ; le couchant caresser les bras nus du criminel. Je voyais un doux rayon accompagner les corps adultères. Je voyais l’éclat d’un bec électrique sur le visage crispé de la mère dont le fils a échoué à l’examen. Je voyais la lumière d’une lanterne vénitienne éclairer le front du père qui ne pardonne pas, — et lui était pardonné. Je voyais sous leur lampe ces beaux crânes de savants sur lesquels la hache du pessimiste s’émousse comme sur un nœud dans du chêne. Je voyais un bras nu, — était-il éclairé de l’intérieur ? — jouer dans la nuit, une hanche éclairée par un feu de sarments, et, ô lumière qui à vingt mille lieues à l’heure, après dix ans, après quinze ans ne m’atteignait qu’aujourd’hui, les vrais regards de mes amis enfin me parvenaient.

Le jour se levait. Des oiseaux, du milieu des clochettes d’où tombait un pollen tout rouge, secouaient non leurs plumes, mais leur couleur elle-même… Je comprenais les crinolines, les manches à gigot… Je comprenais tous ces grands mouvements de la terre sur lesquels Copernic et Newton sont emportés soudain avec le commun des mortels, comme dans les foires les propriétaires de manèges et de trottoirs roulants. Chère petite humanité, qui sans ce réveil à révélation, eût toujours pour moi passé en fraude sur son astre, mais qu’un simple rayon ce matin trouait comme une aiguille de douanier le voleur caché dans la malle Innovation… Ne criait-elle pas d’ailleurs un peu ? N’entendais-je pas crier un enfant, un amant ? Une douceur en moi inexplicable, une langueur me saisit, l’odeur des fleurs devint trop forte et me fit défaillir… l’humanité s’installait en moi comme un fils… Mes deux paradisiers apprivoisés, que j’aurais voulu semblables et qui ne l’étaient jamais, car ils ne s’apprivoisaient que par couples, se penchaient chacun sur une de mes épaules, et je chavirais toute du côté du plus lourd… Ah ! que je comprenais ce matin ce fou de Limoges qui ajoutait à chacune de ses phrases, quel qu’en fût le sens, les trois mots « comme un homme » ou « comme une femme ». Quelles délices de l’imiter ! Je savourais cette heure comme si c’était la première heure du monde, la première où là-bas trois cents millions d’hommes dormaient, trois cents millions travaillaient, trois cents millions mangeaient, avec quelques dizaines de millions consacrés aux étreintes. C’était ce matin ma création… j’étais comble d’amour pour ces belles équipes. Tout ce qui d’elles autrefois m’avait choqué je l’aimais. J’aimais les barbes rousses, les verrues, les loupes. J’aimais les ivrognes, les négociants. Je comprenais ces magasins d’antiquaires à la sortie du cimetière Montmartre, où je détestais jadis voir les héritiers dépenser les premiers mille francs de leur legs. Je comprenais tous ces mariages le samedi à Saint-Sulpice, tous à onze heures juste dans les vingt-deux chapelles, et les mariés, les cheveux coupés de la veille, ras sur la nuque, assis sur vingt-deux tabourets, comme pour l’électrocution. Tous ces regards d’hommes qui avaient joué dans mes yeux aussi maladroitement que dans une fausse serrure, ils s’y enfonçaient maintenant comme une clef de montre, et remontaient tout le poids de mon cœur… Les jacunas poussaient mille cris inhumains, comme un homme. Le kouroshivo soulevait légèrement l’horizon, comme une veine gonflée, comme une femme… Que de pitié je ressentais aussi pour eux, que d’ennuis ils se créent à tort avec les contrôleurs de tramways, les emprunts russes et les nègres ! Je leur souhaitais le bonheur, l’éternité. Je leur souhaitais l’alcool qui dégrise, la suie qui blanchit… Si bien, quand le soleil sortit de son toril, harcelé par deux gros nuages, ahuri, que c’est eux là-bas, par milliards, qui me semblaient soudain isolés et perdus… Et tout le jour ma solitude fut quelque chose de poignant, d’angoissé et de doux, — à croire que ce n’était pas de la solitude, mais de l’amour.

Qu’as-tu vu dans ton exil ?
Disait à Spencer sa femme,
À Rome, à Vienne, à Pergame,
À Calcutta ? Rien !… fît-il…
Veux-tu découvrir le monde
Ferme tes yeux, Rosemonde