Éditions Émile-Paul Frères (p. 111-132).

CHAPITRE CINQUIÈME

Cette innocence de l’île, après m’en être réjouie j’en fus déçue. J’eus moins de respect pour cette nature ; je fis sur elle, pour la taquiner ou l’insulter, toutes les expériences qui m’auraient coûté cher dans cette France qu’on proclame innocente. Je goûtai les baies qui ressemblent à nos baies empoisonnées, je me repus de belladone, de ciguë frite, sûre qu’elles ne contenaient qu’un sucre niais et docile. Je dormis à l’ombre d’arbres à feuilles de noyer, je goûtai à de grands champignons écarlates ; en France j’aurais pris la tavelée, l’onglée, la paupiérite, mais la solitude vaccine contre tous les maux. C’était lassant de voir ces palmiers naïfs sur lesquels seul un crabe montait et redescendait, selon le soleil, comme un poids de pendule. Les larges feuilles piquantes dans lesquelles j’étendais mon bras jamais ne se refermaient sur lui, et pas une fleur qui essayât de mordre ou de retenir même mon petit doigt. Ces massifs d’héliotropes, ces bosquets de tournesols qui agitaient lentement et unanimement leurs têtes vers le soleil comme les girls dans les music-halls, ces perroquets qui faisaient un succès à mes moindres mots, ces échos, ces paradisiers familiers comme au paradis même, ces gourahs qui demeuraient paisibles sur leur branche même quand je criais, ou daignaient tout au plus se soulever, par politesse, de la hauteur dont on soulève un chapeau (pour partir affolés dès que leur parvenait quelque écho d’écho imperceptible pour moi), cette nature en somme qui ne gardait point ses distances avec un être humain, paralysée par le bonheur, par l’impuissance à faire venir des continents ses conduites de venin, et dont les réflexes, oiseau qui s’envole, lézard qui fuit, ne fonctionnaient jamais, même en frappant au bon endroit ; parfois elle m’exaspérait. Jamais un rayon coupé par un nuage, ou vous échappant soudain, tous trempant dans l’océan ou dans la terre et tenus par un pêcheur endormi qui jamais ne les relevait ; jamais un poisson fuyant devant vous, car le soleil ni la mer n’avaient non plus leurs réflexes, et il fallait chatouiller les truites pour tirer d’elles quelque vague révérence. Peut-être un homme eût-il obtenu plus de réaction de cette île qui restait sous moi placide comme un cheval sous un cavalier-femme. Pourtant je devenais un être plus fort et habile, je grimpais, je nageais, de petites boules rondes, des muscles glissaient à chacun de mes mouvements sous ma peau ; mais pour me donner des oiseaux peureux, des arbres esclaves, il eût fallu dix ans au moins de feu ou de massacre. Toutes ces racines qui étaient de la réglisse, toutes ces herbes folles qui étaient de la vanille, ces troncs qui étaient du lait, ces pierres qui étaient des perles, il eût fallu au moins un couple humain pour en refaire, comme en Europe, des morceaux de bois stériles ou de l’ivraie. Mon cœur aussi était devenu inoffensif… l’île s’était glissée entre le monde et lui comme un mastic. Rien ne le faisait plus battre. Il ne s’accélérait même plus, tant j’étais entraînée, si je courais ou si je nageais. Parfois j’essayais de me raccorder à distance avec cette tristesse, cette douleur, ces larmes que saisons et villes distribuent dans le pays sous une infaillible pression. J’allais, dans mon désir de souffrir, chercher mes derniers souvenirs au-dessus de mon naufrage, comme au-dessus de la place où l’on a relevé un câble. J’essayais de croire que par télépathie, par des clignements, des frissons, j’étais renseignée sur le mal qui advenait en Europe et les morts de mes amis ; en vain, de toute une année je ne pus pleurer qu’une fois et par hasard, le jour ou je pensai à une broche (de corail justement, le premier éclat que j’aie vu de cet élément sur lequel je devais vivre) le premier cadeau qu’on m’eût fait, que j avais échappée dans une fontaine, qui m’avait fait haïr une soirée entière ces gens qui ne plongeaient pas pour me la rapporter, car je prévoyais si peu qu’elle dût s’épanouir ensuite dans l’Océan et me sauver.

Par bonheur aussi, l’île eut à cette époque besoin de moi. Pendant quelques jours le courant qui contournait les récifs puis perçait la lagune pour effleurer le promontoire porta des amas de feuilles ou des îlots d’arbres entrelacés, tantôt à demi penchés, tantôt droits, comme dans les gravures le Mississipi. Ils avaient de larges fleurs… Peut-être le vent ne pouvait-il détacher leur pollen, peut-être était-ce des espèces que la nature devait approcher entières des autres espèces et des autres îles, plantes qui s’aimaient à la manière des hommes. Mais, du plus grand, je vis une liane se détacher, nager, accoster, s’enrouler autour d’un arbuste : un boa. Je le tuai le soir même, dans son sommeil, mais non sans qu’il eût mangé deux gourahs… Une semaine plus tard, c’est par en haut, comme les assiégés par les aviateurs, que je fus ravitaillée en crainte ; un épervier, qui, lui, avant d’être atteint par ma fronde, eut le temps de goûter un spécimen de tous mes oiseaux. Puis, sur un de ces îlots dérivants, je crus apercevoir une bête à pelage, ocelot ou couguar, que j’empêchai de se jeter vers moi en le menaçant tout le long de la grève d’une branche allumée…

J’étais touchée des dangers qu’avait enfin courus mon île. La seule attaque peut-être que devait y faire le mal, la Providence m’avait mandée de Bellac pour y répondre. Mon cœur avait battu trois fois, comme chez ceux qui vont aimer… Un jour aussi, je découvris un alligator de vingt centimètres ; je savais qu’il lui fallait bien des années pour devenir terrible, dix ans au moins pour mordiller avec fruit l’ornithorynque, vingt pour saisir par la patte un échassier ; jusqu’à nouvel ordre je le gardai dans un bassin, puis il disparut, et il n’y eut plus d’hypothèque, même à dix ans, sur mon animal ou sur ma main, même à vingt ans sur mes oiseaux.

Seule ?… Pas tout à fait… Les personnages que nous inventions au couvent, celui qui claque les volets, qui agite les futaies, et que nous appelions le Novice… ; celui qui brise la vaisselle, qui se prend les pieds dans les cordes, qui renverse les tubs à minuit dans la villa endormie, et que mes cousins, du nom du fonctionnaire le plus maladroit de Limoges, appelaient le Contrôleur, ces deux-là, fidèles, à travers Atlantique et Pacifique, tinrent à me rejoindre. Un jour je fus réveillée de ma sieste par des tôles tombant d’un toit.

— Le Contrôleur !

Toute une semaine en effet le Contrôleur sévit sur l’île, vite au courant d’ailleurs, et ce premier bruit inexplicable fut le seul bruit d’Europe auquel il eut recours. Mais des noix de coco tombèrent juste sur des crabes et les écrasèrent. Je trouvai une tortue éclatée, des oiseaux pris dans des lianes : il avait passé par là… Puis, un jour, deux petits nuages partis de l’Ouest allèrent s’installer à l’Est avec autant de dignité que pour un quadrille, le vent se mit à souffler, et le Contrôleur passa la main au Novice. Les arbres furent éventés jusqu’au dernier fond de leurs troncs et par tous les trous il en sortait une fumée avec les oiseaux. Tout ce qu’il se permettait en Limousin avec les feuillages, les ramures, les frondaisons, le Novice le fit avec les feuilles de bananier, les palmes… Les oiseaux à plumages ras, seuls, osaient se poser au hasard, mais les queues des paradisiers et des veuves revenaient en rafale par-dessus leur tête à leur moindre faux mouvement. Toutes les plaisanteries qu’il se permettait là-bas avec mes robes, il les essaya sur moi nue. Et bien d’autres ensuite me visitèrent, de ceux qui se nomment dans les pensions de jeunes filles l’Architecte, Coco ou Casimir, qui pelaient en une seconde des régimes de bananes, qui changeaient en glu le sirop d’érable, qui faisaient reparaître sur moi, par rougeurs inexplicables, des traces de jarretelles, de corset ou d’épaulettes…, dont j’ignorais les noms, et qu’une vraie sauvage eût créés dieux, tant leur malice était vivante. Mille souffles, mille petits fracas, mille petites présences qui tournoyaient autour de moi, mendiant cette divinité qu’ils savaient par les livres de Spencer plus facile à obtenir en Polynésie que dans le reste du monde. J’étais assaillie de leurs ambitions. Je les comprenais d’instinct. Un bruissement dans les catleyas juste au lever du soleil qui eût voulu être dieu du rayon rouge. Une fulguration sur les tournesols, qui eût voulu être déesse du rayon vert. Une plainte dans la forêt, qui suppliait, qui demandait presque d’une voix humaine à être le lieu du silence. Un rugissement des grosses orchidées, comme d’un phonographe, pour la place de dieux des pollens… Quand je passais sous l’arbre à racines retombantes toujours un coup sur l’épaule, net, et brutal, de celui qui voulait devenir peut-être dieu des caresses. Une ambition sans bornes des moindres reflets dans les eaux, les sources, et qui gagnait des poissons isolés, soudain figés et ridicules. Les demi-appels, les demi-éclats des modestes qui ne voulaient être que demi-dieux. Une flatterie unanime qui me conviait à me croire d’essence royale pour que tous alors sous mon couvert pussent se précipiter à la curée des noblesses. Un nuage tout rond, quotidien, qui défilait vers midi devant moi, fardé et poudré, comme Esther devant son roi, avec la secrète prétention d’avoir un grade entre les cumuli ; les brisants autour de l’île qui voulaient faire de moi avec leur bruit de feu une Walkyrie éveillée ; la mer, qui parfois s’écartait de l’horizon comme un gâteau de son moule, que je n’aurais eu dans ces moments qu’à retourner, déesse. Je me refusais à combler ces vœux enfantins. Le Novice et le Contrôleur gardèrent seuls une existence officielle au milieu de leurs rivaux du Pacifique. Je me détournais du nuage, du rayon avec l’humeur du prince qu’on sollicite. Je me gardais de certains gestes comme s’ils allaient conférer d’eux-mêmes, ainsi qu’il arrive parfois au roi d’Espagne s’il se couvre ou s’il tutoye, des titres à tous ces démons. Je disais vous aux oiseaux, à l’île. Je me méfiais aussi de moi-même, je savais que les femmes créent, même sans l’enfantement, et d’elles-mêmes, des êtres toujours plus grands qu’elles. Je ne voulais donner à aucune crainte, à aucun espoir, à aucun parfum dans l’île le droit de se dire mon égal. Souvent, le soir, quand toutes les forces déchaînées du vent, de la mer, de l’archipel m’assaillaient ; quand je les écoutais mendier, désorientée malgré tout comme une mère qui n’a pas donné de nom à ses nombreux enfants ; quand, petites et éternelles, elles me découvraient sous mes plumes ou mes feuillages et tiraient sur moi comme sur l’anneau de la trappe qui leur ouvrirait tout ; quand je me redressais au milieu de leur jubilation ; quand elles m’éventaient, me flattaient dans tous les recoins de mon âme, touchaient de vraies mains mon corps, caressant ma peau par sa doublure, mes yeux par leur envers, voyant dans cette fille de France leur unique chance d’arriver jamais à la divinité ; et quand les parfums s’en mêlaient ; et quand l’odeur des glycines devenait si forte que je fronçais les sourcils comme en Europe quand le gaz est ouvert ; et quand chaque futur démon, croyant me tenter en me laissant lui choisir jusqu’à son sexe, se mettait à ma merci pour son genre d’amour ; quand il eût suffi de mon consentement, d’un clignement de mes yeux pour leur faire cette liberté que seule, à mille lieues à la ronde, je pouvais donner ; quand j’entendais soudain, au milieu de leur voix déjà familière, le cri nouveau d’un collègue venu du bout de l’Océanie, en m’apprenant ici ; quand ils m’assiégeaient, dédaigneux de quelque vraie reine polynésienne d’une île voisine, parce qu’ils me savaient, élève de la pension Savageon, plus riche en mots magiques, en noms illustres, plus nourrie de poèmes et de gloires et qu’ils désiraient tout à coup un titre européen ; quand je chassais le vent de la main comme chez nous un insecte, la mer du pied comme chez nous un chien, mer imbécile qui s’offrait toute en ce moment même pour échanger son terrible nom plébéien contre un petit mot caressant ; quand je leur disais : tu ne me feras pas dire que tu es Éole, que tu es Orphée, tu n’es que le vent, tu n’es que le catleya, tu n’es que la mer ; et que le soleil et la lune au-dessus de ces vanités, leur nom de Phébus et de Phébé collés sur eux comme un nom sur une gare, m’approuvaient ; alors, parfois, faut-il le dire ? un regret me prenait de n’être point aussi avide qu’eux, une envie de sacrifier un peu de ces trésors en moi à mon éternité ; seule avec tant de mots merveilleux à mon service, un désir de choisir les cent plus beaux pour moi-même et, pour narguer tous ces démons anonymes, de couvrir d’appellations divines mes mains, mes genoux et jusqu’à mes pensées. Je succombais une minute à cette couronne qu’on m’offrait. J’étais malgré moi plus compassée, je me promenais d’un pas plus noble dans l’île, je forçais mon regard à plus d’éclat, plus de domination ; toute nue, j’allais comme avec une traîne. Déjà rusée comme un faux dieu, connaissant les habitudes des astres ou des éléments, comme les enfants qui comptent trois, pour faire partir le train, je disais « couche-toi » au soleil devant mes démons ébahis, quand le soleil touchait l’horizon. Mais le sentiment hiérarchique est le plus fort dans une âme latine. La pensée soudaine de ces gens en Europe que je sentais mes vrais maîtres, ces receveuses de tramways qui vous égarent, ces agents qui vous martyrisent, ces cochers qui vous enferment en des boîtes puantes, ces taxis, refuges et plates-formes où je n’avais été et ne serais jamais à mon retour qu’une esclave payante, m’égayait et m’enlevait toute prétention, même en cachette, à être dieu. Je sortais du rayon où malgré moi je m’étais logée, comme d’un déguisement.

Les mois passaient. J’avais vite appris à compter par lunes. Je me réjouissais des pleines lunes comme d’un salaire, comme chez nous des fins de mois, heureuse d’avoir roulé de mes yeux cette boule à la maturité. Mais déjà j’étais à l’étroit dans ces époques trop petites. Ce désir trimestriel de vagabondage qui me poussait autrefois aux couturières, aux modistes, je lui obéissais encore, c’était le désir de saisons ; mais je n’arrivais pas à en découvrir. Rien dans l’île qui m’eût permis encore de distinguer un automne ou un hiver. Parfois une frange rose aux feuilles d’un arbre semblait indiquer un arrière-printemps, un été à sa fin, mais l’arbre voisin n’en était que plus vert. Parfois la lune était mince et transparente, on voyait les étoiles au travers comme en été, mais le soleil n’était pas d’un degré plus fort, et tous deux ne vivaient pas ici aux dépens l’un de l’autre. On avait déposé au pied de chaque arbuste une année entière qu’il consumait lentement à sa guise. Je crus découvrir qu’une sorte de tilleul perdait son feuillage ; je m’en réjouissais ; ainsi je verrais du moins des bourgeons pousser, des rameaux verdir : je venais chaque jour ramasser chaque feuille, j’allumais le feu à leur tas, de cette loupe qui me faisait voir toujours deux ou trois fois grandeur nature l’objet que j’allais détruire ; je pus une minute voir une feuille morte trois fois plus grande, un automne trois fois plus grand que ceux d’Europe… mais bientôt je compris le malentendu, l’arbre était mort pour toujours. Pas de saisons. Je cherchais leurs traces des heures entières, dans les collines, dans les gazons, obtenant une minute un faux printemps grâce à mille perruches d’un vert nouveau sur un bosquet, un faux hiver toute une nuit grâce au faux givre de la nacre… mais désorientée dans ma marche et mes promenades, comme si l’on m’avait enlevé, avec elles quatre, mes quatre points cardinaux.

Or, un matin, je fus éveillée par des cris d’oiseaux inconnus. L’île tout entière n’était que vacarme. J’essayais de voir ces nouveaux hôtes qui venaient de s’abattre par myriades autour de moi. Mais je ne distinguais, immobiles sur leurs branches ou à leur place habituelle, que les mêmes gourahs, les mêmes passereaux, les mêmes adjudants. Des improvisations entières de rossignols, des chants de merle, de canari, mais j’essayais en vain d’apercevoir les chanteurs. Enfin je compris… Ces cris partaient de mes oiseaux. Ces myriades de chanteurs étaient logés chacun dans un de mes compagnons muets. Ce sifflement à volutes sortait de ces pigeons qui d’habitude gloussaient. Ces cris de merle, de la demoiselle à aigrette qui parlait jusqu’ici par des ricanements. Les paradisiers à cordes vocales en zinc s’étaient attendris soudain et modulaient. Ou j’assistais à un miracle, ou je voyais se délier une corde dans le gosier et le cœur des oiseaux, y compris les ptemérops, qui donnaient un bruit d’accordéon. Ou bien (mais quel miracle plus grand encore !) c’était le printemps…

J’étais un genou en terre, à l’affût de ma saison. C’était bien la lumière si pure qu’un moucheron y paraissait une bulle dans une vitre, mais les oiseaux s’occupaient bien des moucherons ! C’était bien le soleil à la fois d’un demi-degré plus frais et plus tiède, et le moucheron, laissant tomber l’île comme un lest, plein d’aventure, s’envolait directement vers le soleil ! Sentant l’herbe pousser, les branches craquer de sève, les oiseaux évitaient de se poser et voltigeaient chacun au-dessus de ce qui allait être un bourgeon nouveau. Les outardes alanguies couvaient des oignons de renoncules comme des œufs. La jeunesse se posait sur les coraux, les perroquets, les baobabs. Le mot jeune s’ajoutait dans ma pensée à chaque mot, comme une baladeuse, au printemps, s’ajoute à chaque tramway d’Europe : la jeune Océanie millénaire, les jeunes vieux kakatoès ; mon chagrin, mon désespoir je les sentais en moi devenir des chagrins, des désespoirs jeunes et forts. À un bleu plus pâle on reconnaissait les gouffres les plus profonds du ciel. C’était l’espoir attaché à la queue de chaque oiseau comme ces papiers roulés dans les classes aux pattes de la mouche. C’était l’eau de mon ruisseau le plus placide soudain frétillante et froide comme une eau de montagne. En une nuit, les carapaces des tortues, les peaux des lézards, étaient plus claires et frottées que des peignes ou des portefeuilles, ceintes aussi de gribiches d’argent et d’or. Tout ce avec quoi se fait le printemps en France, la neige, les glaciers, il semblait qu’un dépôt en fût caché au centre de l’île. Un afflux vert partait de l’attache des feuilles de bananiers et poussait la sève jaune vers le haut de la feuille, comme dans une chevelure teinte la vraie couleur, mais à une allure sensible à l’œil nu. Tous les insectes à tous les arbres grimpaient droit comme des coccinelles. Ces carabes lumineux de nuit voletaient en plein jour comme des lampions qu’on a oublié d’éteindre au lendemain d’une fête, mais leur petite flamme était la seule chose obscure. Les feuilles des palmiers s’ouvraient toutes en craquant comme les mains du squelette qui ressuscite. Les poissons, devinant cette couche de jeunesse abattue sur la mer, la déchiraient de leur nageoire dorsale toute hors de l’eau. Dans la coupe des vagues, on apercevait des bancs de harengs affleurer l’air même de tous leurs flancs argentés, et soudain, preuve suprême, — de quel oiseau partait ce cri, de quelle grue de Numidie, de quel colibri, de quel martin-pêcheur ou de quel adjudant — j’entendis le coucou !

Trois jours dura le printemps. Trois jours où les plantes et les oiseaux s’exaspérèrent. Tous les feuillages des cocotiers, des palétuviers, toutes les tiges s’étaient relevées, et je n’en reconnaissais plus les ombres. Au-dessous de ces branches retroussées, les oiseaux apparaissaient plus nus et plus vifs comme des dessous irritants. Les lianes resserraient une étreinte défaite par l’année écoulée d’un centimètre. Pour la première fois, les oiseaux-mouches volaient par couples, le mari signalant les parfums défendus. Sous les fourrés, de grosses taches d’un soleil tango, c’étaient les roues des coqs qui se battaient. Parfois, arrêtée par un de ces fils blancs qui barrent en mai nos vergers, je ne bougeais plus, je m’entêtais à rester prise dans ce filet d’Europe. Puis, le soir du troisième jour, tous les paradisiers luttèrent ; un seul, le plus faible et le plus petit, fut tué, et, comme si la plus légère proie de l’île lui avait suffi, le printemps disparut. Les fleurs déjà perdaient de leur éclat comme les plumes d’un oiseau tué. Heureuse encore si d’ici le printemps prochain j’avais trois jours d’hiver !

D’autres mois passèrent. Celui où je fus mordue par un poisson, celui où je me coupai le doigt, et ils marquaient sur moi comme des coches. Entre les eaux pures et les fruits j’avais maintenant ces habitudes ou ces sciences qu’on prend en Europe entre des vins et des cuisines. Il y avait une source que je préférais ; je savais mon meilleur bananier, ma meilleure mangue. Ce que l’on ne peut distinguer sans diplôme, je le confondais peut-être encore ; je fus malade, et me crus triste. Je grelottai de fièvre et crus que j’avais froid. Soudain je sentais des ressorts de mon âme, insoupçonnés, éclater comme des baleines dans une étoffe qui vieillit, et me révéler mes vraies qualités. Je découvris un jour que j’étais brave, de cette façon, à un craquement en moi. Désormais je renonçai à la peur. Un autre jour, je me fis honte, — car je ne souriais plus, j’étais sans vivacité et toute terne, délaissant mes poudres et mes onguents ; je m’insultai ; je me répétai que je n’étais tout de même pas une Russe, une Allemande pour prendre ainsi au tragique ma vie. J’avais à jouer le rôle d’une Française seule dans une île ; j’avais, en me prenant le pied dans une liane, à faire mille grâces aux lianes ; je décidai qu’un jour par semaine, du lever au coucher, quel que fût le temps, je serais gaie. Je fixai même cette première fois au lendemain, et j’attendis avec angoisse, comme un rendez-vous avec un inconnu, cette entrevue avec mon ancienne gaîté… Nuit longue, visitée par toutes ces ombres qui se précipitent sur les cœurs un peu éclairés… mais au terme de laquelle je sentis un sourire manger par le milieu mon visage. Le soleil se levait de la mer sans débat… Près des cacaos embaumés, je m’éveillai comme jadis près de mon chocolat… Je souriais, mes yeux se plissaient, mes joues se pinçaient, ma gaîté se pendait à mon visage par mille pinces comme un linge qui va flotter… Mais ce n’était pas la gaîté qui me revenait seule, c’était une pudeur que je ne connaissais plus. Jamais Américaine, jamais Italienne seule dans une île ne regarda avec plus de bienheureuse gêne, dans la loupe son unique glace, son corps, son unique corps. Une mangue que je pressais trop fort, éclata, m’inonda. Jamais Cubaine, jamais Liménienne, jamais Orientale nue ne reçut sur elle avec plus de rougeur une mangue éclatée… et toutes les coquetteries qu’une Française vêtue de plumes rouges peut faire au soleil levant, je les fis jusqu’à midi… C’est ainsi qu’en moi rien n’obéissait plus très bien aux commandes, que je trouvai je ne sais quelle variété d’innocence en cherchant la gaîté, et, la semaine suivante, en cherchant la piété, je ne sais quelle ardeur d’architecte qui me fit transporter des arbres, tisser des lianes ; puis de peintre, qui me fît découvrir dans cette étendue étincelante les trois ou quatre points sensibles qu’il fallait percer et par où les couleurs particulières se donnaient vraiment aux hommes : un coquillage, qui donnait le vermillon, une fleur, qui donnait le bleu, et une petite carrière qui donnait un blanc de céruse ; car l’île toujours ne se crut obligée de sécréter que cette résine française, et je n’en usai d’ailleurs que pour accentuer toutes ces apparences dont je vous ai parlé et qui semblaient humaines, pour souligner de violet tous ces yeux contenus dans les écorces ; teindre de blanc les branches qui ressemblaient à des bras ; les vers, les chenilles, les insectes furent tenus par ces couleurs à l’écart des hanches en mancenillier, des cous en palmes ; tous les chemins par où la pensée pouvait gagner un corps humain avaient ainsi leurs écriteaux… Pauvre compagnon, épars dans le bois vivant, yeux, bouches, lèvres bousculés par la sève végétale… seul compagnon !…

Il devait y avoir plus d’un an que j’étais naufragée, quand je pus enfin partir pour l’île d’en face. J’étais devenue bonne nageuse, et plusieurs fois déjà j’avais pris ce départ, mais toujours le courant m’avait ramenée à la grève. Je découvris un jour qu’après avoir fait le tour de mon île, ledit courant s’infléchissait à nouveau vers l’autre. C’était un chemin facile, indiqué d’ailleurs par des bandes d’oiseaux qui suivaient les poissons. Je partis curieuse, mais sans espoir. La fumée qui montait de là-bas, j’avais vite deviné que c’était celle d’une source chaude, comme dans mon île. J’avais seulement l’impression de changer de plateau dans une balance, pour vérifier je ne sais quelle pesée de moi-même. Je partis. Tous les ennuis d’ailleurs qui s’accumulent pour le lancement d’un grand bateau, je ne les évitai pas avec mon seul corps. Un jour j’eus une crampe et dus rentrer. Le lendemain, je déchirai mes pieds à un récif et dus attendre la guérison. Enfin un matin où le courant se jalonnait d’oiseaux dormants comme de bouées, la mer toute opalisée comme de l’eau de Cologne où l’on a versé de l’eau, trop d eau, je partis, escortée jusqu’au large par mes oiseaux favoris. En évidence près de ma grotte, sur une planche, j’avais écrit, comme la concierge qui s’est absentée une minute, en anglais et en français, — comme une concierge instruite : — Je suis dans l’autre île, je reviens…