Éditions Émile-Paul Frères (p. 79-110).

CHAPITRE QUATRIÈME

C’était la nuit. J’avais dû rester évanouie un jour entier, car aussi loin que pouvaient porter mes mains, je me trouvais sèche et tiède. J’eus l’idée de passer le bras à travers les planches du radeau : c’était la terre !

— Suzanne ! — criai-je.

Ce n’était pas seulement parce qu’il m’avait semblé, par ce sable, ces cailloux, retrouver la preuve de moi-même. Tant de fois j’ai heurté depuis la terre sans crier mon nom ! Mais c’était le mot que Nenetza prononçait à tout propos ; et toutes les manies de langage des amis qui étaient morts pour me sauver, le « Je vous promets » de Mademoiselle au lieu de « Je vous assure », le « péricliter » de Naki quand il voulait dire « perdre au jeu », toute cette nuit-là je les eus dans mon oreille comme si c’étaient les derniers cris qu’ils eussent poussés en mourant… Ma main avait rencontré dans le sable une racine ; je somnolais sans la lâcher, mon dernier câble…

— Très pratique, — dis-je en m’éveillant, malgré moi encore…

C’est ainsi que j’appris la mort du général…

Il n’y avait pas de lune. Je cherchais vainement à prendre pied dans ce ciel opaque. Je n’osais sortir de mon radeau ; à mon côté droit, la mer passait et repassait comme une varlope ; à mon côté gauche, l’île se taisait. Pourquoi une île ? Je ne sais quoi l’indiquait au toucher. Les heures s’écoulaient. Je reconnaissais chacune des veilles à un bruit inconnu, mais dont je devinais la traduction. Vers le milieu de la nuit, un cri de trompette et trois hululements, ce qui devait être ici le premier chant du coq ; un peu plus tard, ce qui devait être ici notre brise de deux heures et ses jasmins et sa glycine : une haleine en vanille et en poivre ; plus tard encore, des fracas de baisers qui firent taire tous les autres oiseaux, ce qui devait correspondre ici aux roulades, au rossignol. Je n’osais penser. Deux ou trois mots me traversaient parfois, le mot la Nuit, le mot la Mer, comme si tous ceux qui ont prononcé ces deux mots-là m’avaient sauvée, puis étaient morts… Puis un souffle sec, ardent, ce qui correspondait dans cet archipel à la rosée… Puis la même angoisse… Puis un coup à ma tête, un oiseau à gros bec s’enfuit après m’avoir blessée, le sang coulait de mon front… Ce qui correspondait ici à l’appel de Mademoiselle. C’est ainsi que l’île éveillait… En effet une faible lune passa sans hâte sur tout le ciel un enduit blanchâtre, et subitement le soleil, derrière-moi, d’un rayon, d’un nuage chiffon fit tout étinceler… Je me retournai, et vis mon île…

Elle sortait de la brume. Mille arcs-en-ciel levés ou posés de biais joignaient les criques à des mornes. Des bosquets d’arbres à palmes, coupés de frondaisons carmin, scintillaient dans la vapeur d’eau, plus immobiles que le zinc… J’entendais soudain, comme celui de jets d’eau qu’on ouvre au jour, le bruit de cascades… Chaque arbre livrait l’oiseau rouge ou doré qu’il avait gardé toute la nuit en otage pour l’aurore ; et, à dix mètres de moi, je voyais déjà réuni, — pour que tout malentendu à ce propos fût dissipé dès la première minute entre la Providence et moi, — presque à portée de la main comme un déjeuner auprès d’un dormeur, — tout ce qui pourrait jamais apaiser ma faim et ma soif. Des bananiers offrant autour d’eux mille bananes, comme leur mille anses, dont on rompait la plus belle doucement avec la bonté d’un chirurgien qui rompt une côte, heureux aussi au craquement ; des cocotiers plus hauts que les chênes, dont les noix tombaient sur une mousse ou sur des stalagmites qui les faisaient éclater ; des manguiers, et la première mangue que je cueillis était juste à point. Depuis des milliers d’années, la course entre mon destin et celui de cette mangue avait été réglée à la seconde. Un beau soleil vaquait derrière fougères et palmes comme une cuisinière. Ou bien, de rayons séparés et croisés comme les bâtons d’un Chinois qui mange, il harcelait et me révélait de petits ananas et d’énormes fraises. Partout des arbres inconnus, mais qu’on devinait des aliments rébus ; il devait me suffire de patience pour en trouver la solution, pour découvrir entre eux quel était l’arbre pain, l’arbre lait, peut-être l’arbre viande. Des arbres sans fruits et presque sans feuillage, mais cerclés de cercles rouges, qu’on devinait pleins d’abondance, et dont je tapais le fût, pour voir s’ils étaient pleins, de ma main ou d’un bâton. Des arbres qui, à mesure qu’ils étaient plus stériles, offraient plus franchement leurs dons : des trous d’où sortaient les abeilles, des trous d’où coulait le miel même ; ou bien, à la hauteur d’appui de cet être humain qui jamais encore n’était passé là, des œufs d’oiseaux dans des nids. Des tortues, arrêtées dans l’ombre, mais tout près de la tache de soleil qui couvait leurs œufs, comme un oiseau mâle près de sa femelle. Entre des arbustes qu’on devinait épices, des herbes qu’on devinait légumes ; des fleurs qu’un instinct me poussait à goûter, qui avaient goût de porcelet, qui étaient nourrissantes. De grandes fleurs pleines d’eau de pluie à la cannelle où je pouvais boire par une paille…, et mes mains, après une matinée dans l’île, sentaient tout ce que sentent, le premier matin de son apprentissage au bar, les mains de la barmaid.

Pour que tout malentendu fût dissipé aussi entre la Providence des parfums et moi, la brise me vaporisait de toutes les odeurs de l’île. Il y en avait de familières, que je retrouvais aussi nettes qu’autour de leur flacon, Rose d’Orsay, Ambre Antique, le Mouchoir de Monsieur ; mais surtout de plus étranges, que je sentais pour la première fois et qui agitaient en moi, à défaut de vrais souvenirs, à vide, la mémoire d’une sauvage. Elles s’attachaient à vous, on devinait qu’elles n’étaient pas stériles, comme en Europe, qu’elles se déposaient sur vous dans un but choisi par la nature. Chaque parfum me poussait hors de son bosquet somme si j’avais à le fuir. J’allais, prenant sans m’en douter l’île dans sa longueur, allant d’instinct vers le promontoire qui l’avait jadis rattachée au continent, et soudain au-dessus d’un rivage rompu, désespérée, en retard de milliers d’années… Mais la vie montait en moi avec le jour… Un beau soleil attaquait chaque fleur et la cascade d’une lance courtoise. L’oiseau-mouche avait le parfum de la dernière fleur visitée et le bec de sa couleur… Des lianes dorées, comme des tuyaux reliaient les massifs, et semblaient y faire circuler entre les arbres abonnés tous les agréments de l’Océanie. Tout le luxe était là, tout le confort que peut se donner la nature par fierté personnelle, dans de petites îles sans visiteurs ; une petite source chaude dans un rocher d’agate, près d’une petite source froide, dans la mousse ; un geyser d’eau tiède, qui montait toutes les heures, près d’une chute d’eau glacée ; des fruits semblables à des savons, des pierres ponces éparses, des feuilles-brosses, des épines-épingles ; les simulacres en quartz d’or d’une grande cheminée Louis XV et d’un orgue de style moins pur ; une caverne de cristal de roche, dans laquelle se prenait parfois un oiseau rouge qui la faisait scintiller comme une ampoule ; et, suprême confort des îles, tout comme au fond des beaux sous-sols de Poiré et de Groux, au fond de chaque allée toute droite, pavée de corail de deuil et bordée de cocotiers où montaient et descendaient des crabes roses ; amassées contre un petit mont central, des monceaux de plumes rouges et bleues… C’était bien une île. Errant le long de la grève, cherchant un gué, un gué à traverser le Pacifique, le soir j’en avais fait le tour… Deux milles peut-être en largeur, trois en longueur ; de biais dans l’Océan, à ce que le soleil m’indiqua. Le soir même, j’avais franchi les sept ruisseaux, obligée, pour le plus rapide et le plus large, de remonter à leur source ; j’avais gravi la montagne, aperçu — pour que tout malentendu fût dissipé aussi dès le premier jour avec l’Espérance — à deux ou trois kilomètres au sud une seconde île, un peu plus grande, et, à mi-chemin entre celle-là et l’horizon, pour que la route n’en parût point à mon regard même infinie, une troisième, scintillante de grandes lumières vertes comme les arrêts facultatifs des tramways, à Paris…

Je rougis d’avouer à quoi se passa ma première semaine, quand je compare cette vie frivole à celle des naufragés classiques. À part le coup de bec qui m’éveillait chaque matin et qui cessa du jour où je surpris et frappai l’oiseau, à part ce coup au front, pas beaucoup plus fort d’ailleurs pour celles de mon âge qu’une forte pensée, je n’ai pas eu une douleur dans l’île. Le second jour, je l’occupai à me faire, dans une des trois niches de la caverne de corail blanc, un lit avec les plumages dont l’île était jonchée. Le troisième jour, je retirai les plumes trop dures et amassai les duvets de gros oiseaux de mer, qui les perdaient en flocons au moindre vol et qu’un regard plumait comme une volée de plomb. Le quatrième jour, je triai les plumes d’après leur couleur, pour avoir trois divans, jaune, ocre, rouge. Le cinquième jour, je dus vider ces trois niches comme trois baignoires, pour retrouver une des bagues de Nenetza, que j’y avais perdue. Le sixième jour, je retirai certaines plumes vertes qui déteignaient, et certaines pourpres qui piquaient. Après ces six jours de création, j’étais juste arrivée à faire mon lit… Déjà cependant le lait avait jailli pour moi de l’arbre à lait ; flattant l’arbre de la main, génisse millénaire dont le vent retournait parfois la crinière vers ma joue, je réussissais à emplir ma boîte de conserves ; déjà je savais que l’on peut boire à même l’arbre vin, mais qu’il faut que repose le suc de l’arbre cidre ; déjà les fruits que l’on sèche et ceux que l’on mange frais. Puis, ma grève balayée d’un balai en vrai marabout, mon costume de ficelles et de plumes de paradis achevé, une fois tout vérifié, le soleil vérifié avec mes deux loupes d’où je tirais le feu le plus facile, vérifié le ruisseau plein de ces poissons qui n’avaient que deux cents mètres pour leurs ébats entre l’eau salée et le roc de la source, vérifiés trois échos dont le dernier répétait douze fois vos paroles, écho pour femme seule, vérifiées les huîtres, les moules, excellentes mais dont la nacre était molle de nouveauté, vérifiée l’herbe qui remplacerait pour moi le cerfeuil, celle qui serait mon échalote, me sentant pour jamais sans occupation sur cette île parfaite, j’attendis…

Tant pis si je vous décris trop tôt les tortures de l’attente. Je passais mes journées au bord même de la mer, les pieds touchant l’Océan par je ne sais quelle superstition qui me condamnait à ne pas perdre son contact ; j’attendais pour le soir même, pour le lendemain au plus tard. Parfois, désespérée, je me reculais d’un mètre, d’un pas, c’est que je n’attendais plus le secours que pour dans six mois, dans un an. Par des additions, par des chiffres que je vérifiais tout le jour, gagnant quelquefois une semaine sur le total précédent, je trouvais le compte précis des mois, des années qu’il me faudrait subir dans l’île, à moins d’un hasard, avant qu’un navire fût envoyé à notre recherche. Mieux qu’un armateur qui construirait lui-même son steamer, je connais maintenant ce qu’un navire coûte de peine et de jours… Que de semaines encore, avant qu’on ait passé le mien au radoub, qu’on ait repeint (pourvu qu’il fasse soleil en Europe !) sa bande rouge, qu’on ait rassemblé dans son entrepont ces matelots que je voyais en ce moment au fond d’un cabaret de Saint-Brieuc ou dans un wagon de la gare de Gannat, sur cette diagonale de Brest à Toulon qui amène les équipages d’une mer à l’autre avec l’Auvergne pour écluse ; avant que ne soient embarqués ces moutons qui pâturaient encore en Nivernais, près d’une ferme dont on raserait les haies avant leur vente ! Six mois de soleil continu en Europe m’auraient fait gagner deux ou trois jours ! Parfois je croyais sentir que le navire partait, peut-être partait-il, on mettait un navire gigantesque à la mer, j’avais de l’eau soudain jusqu’aux chevilles ; mais un soupçon se glissait en moi, un défaut se glissait en lui, et je me sentais obligée de le ramener au port. Le bœuf de Salers, qui devait remplir ses conserves, je le voyais subitement, encore vivant et paisible, dans un chemin creux de Salers ; le troisième anneau de l’ancre de tribord, je le voyais abandonné sur une écluse du Creusot, — l’ouvrier avait la grippe, la pneumonie le menaçait… Tous ces objets infimes, mais plus nécessaires pour lui dans l’éternité que ses chaudières et ses cloisons, le flacon de pickles de la table du commandant, la breloque à double fond du second médecin, ils étaient celui-là à l’embouteillage, celle-ci au fond d’un tiroir d’horloger d’Angoulême. Que le second médecin n’eût pas une panne d’auto sur cette place d’Angoulême, n’eût pas à flâner, et j’étais abandonnée pour toujours ! Enfin mon navire partait au complet, mais tout subitement m’en paraissait trop neuf ; il fallait qu’avant le départ trois verres de la cuisine fussent cassés, deux vergues (ah ! qu’un orage souffle vite sur l’Europe !) abattues, qu’un matelot fût amputé d’un doigt, un passager du lobe de l’oreille ; dans ma hâte j’avais raccolé un équipage brillant, mais sans vie, de fantômes, et je les débarquais, les relâchant vers les morsures et les accidents d’ascenseurs, vers la vie qui poinçonne ! Parfois c’était une saison entière qui se soulevait contre moi ; la glace du garde-manger était encore un ruisseau ; le vin de l’équipage était encore raisin… Ou bien, au milieu du voyage, l’oiseau parti du cap Nord que sa vigie devait apercevoir au large de Terre-Neuve, l’algue déportée de Cuba qui devait même toucher sa quille, la tortue de Patagonie qui devait danser dans son remous aux environs des Açores n’arrivaient pas à temps sur sa ligne, et tous les fils de mon destin partaient d’un coup sous cette navette impuissante. Tant une Française du Centre est impuissante à faire la besogne de Dieu et doit lui remettre sa tâche !… Que de fois, subitement, mon cœur s’est serré : c’est que je venais de voir, grimpant à un orme en Savoie, le chat sauvage dont la fourrure entourerait le cou du timonier mon sauveteur, ou, immobile au terme de la Dalécarlie (sur le fond de neige je ne voyais que les deux ou trois taches de son écorce), le bouleau qui fournirait le papier du premier Petit Parisien que je lirais à bord.

Le soir, quand je m’endormais, et que je ruminais tous les sauvetages, de nouveaux calculs se posaient, que je ne pouvais non plus résoudre. Un sauvage abordait bien l’île, mais il était dans un canot qui ne pouvait tenir qu’une personne. Un petit sous-marin apparaissait, mais pas un de ses trois hommes qui ne fût indispensable à la manœuvre et pas de place pour un autre. Un ballon atterrissait, avec une nacelle de onze passagers, mais pas un, cette fois, qui ne fût indispensable non au maniement du ballon mais à la vie des dix autres, dans un engrenage plus nécessaire que celui des bielles, je renonçais à séparer la femme du capitaine de son ami le mécanicien ; du cuisinier, le médecin qui devait mourir le jour où il n’aurait plus son régime. Je ne voulais pas être cause de tant de désastres, je renonçais à trouver ma place parmi eux, et seule, à de tels moments, m’aurait remplie de joie sans mélange la vue du Lusitania. Je m’endormais, n’ayant plus d’espérance que dans le plus grand bateau du monde.

Parfois j’attendais sans parler, sans manger, sans espérer, étendue devant la mer comme un chien devant une tombe. Ce que j’éprouvais ? le remords d’un enfant qui s’est fait écraser ou perdre. Toujours d’ailleurs j’avais été distraite, sans trop d’ordre. Au bord du Rhône, c’est le Joanne de la Loire que je retrouvais dans ma valise et je visitais le château des Papes avec l’humeur de Chenonceaux. Dans mon cours de seconde année, je me passionnais pour les auteurs du troisième, et j’arrivais à l’examen, non pas avec Racine, avec Fénelon et Baudelaire, mais avec Dante, Shakespeare et du Bellay, avec de faux témoins, qui m’abandonnaient lâchement au premier froncement du sourcil de M. Joubin. Or, ces matins-là, dans mon île, j’avais l’impression, non pas d’être séparée de tout, mais d’avoir tout égaré. Voilà que j’arrivais à vingt ans non avec les poiriers, les rossignols, mais avec les acajous et les cacatoès. J’étais à un faux rendez-vous : j’aurais dû consulter un agent, prendre un bon bateau. Si bien que chaque arbre, chaque oiseau, je clignais des yeux en les voyant, pour en faire apparaître un plus vrai à leur place ou leur enlever cette forme exotique qu’il faut cligner des yeux, en Europe, pour leur donner ; j’avais égaré le pain, le vin, les hors-d’œuvre ; j’avais égaré les hommes, les enfants, les femmes ; j’avais perdu les animaux, les légumes. Quel désordre !… Du haut du rocher, j’apercevais ces arbres à branches écrasées, ces lianes à bout perdu comme l’envers d’une tapisserie ; j’avais mis ma vie du mauvais côté ; j’avais retourné la mer sur sa surface déserte… J’attendais… Déjà dans ce temps éternel tout se dissociait de mon passé. Alors que, les premiers mois, j’avais gardé mes heures de prière, de repos, de repas, que je m’étais crue obligée chaque jour de déjeuner, de dîner, de souper,… maintenant je vivais de bananes ou de mangues heure par heure. J’avais au milieu de la nuit des heures de veille qui ne me semblaient pas prises sur le sommeil… J’attendais… Par bonheur les moments qui aiguisent l’attente en Europe n’existaient point ici. Pas de crépuscule, pas d’aurore. Nuit et jour se succédaient plus rapidement que par un bouton électrique. Alors que préparée à la mélancolie je m’asseyais au bord de la mer, la tirant doucement à moi d’un mouvement qui devait là-bas découvrir un tout petit peu le Pérou, doubler le Chili, face au soleil couchant, attendant toutes ces fausses couleurs du soir qui dans Bellac donnent à l’âme ses vrais reflets, attendant que la lagune devînt violette, les champs de nacre orange, les arbres pourpre, le ciel vermillon, à peine le soleil commençait-il à rougir qu’une main le lâchait et que tout n’était plus que nuit. Une nuit toujours éclatante, laiteuse, qui passait sur le monde sa couche de nacre, et qui soudain, au bout de douze heures, me donnait à un jour aussitôt pompeux et rutilant. J’étais déversée sans arrêt de cette conque d’argent à cette conque d’or. Toute la nuit tombait sur le premier appel de la mélancolie. Tout le jour se levait sur la première angoisse. Ce monde en laque et en obsidienne n’acceptait pas plus le chagrin que la pluie. Donc bientôt ma tristesse, je l’oubliai et la laissai en moi s’arranger toute seule comme une tumeur.

Mais il est temps que je vous décrive mon île…

Vous allez être déçus. Non pas qu’elle ne fût comble des arbres les plus beaux, de ces minéraux qui servent d’étalon pour juger les autres minéraux et sont à eux ce qu’aux métaux est l’or, de ces papillons sur la présence desquels se juge une collection. Mais je ne pourrais vous dire le nom de ces merveilles. On avait négligé à Bellac de m’apprendre la faune et la flore équatoriales. Sans trop de peine, j’identifiai les cocotiers, les oiseaux de paradis, mais ce fut tout. J’emploierai donc à tort, pour vous parler des plantes, tout ce qui me reviendra des mots exotiques, palétuviers, mandragores, mancenilliers, tout ce que m’a appris de botanique le grand opéra, et pour vous décrire la plus belle volière du monde, ou des mots un peu simples : la poule tricolore, la pie à bavette, ou, pour que le décor ait l’air situé, les trois ou quatre mots que l’on retient par dérision, à dix ans, après une lecture de voyage en Guinée, et qui servent à surnommer des camarades : ptemérops, gourah Morandi, et Mucuna.

Sur mon île, dessinée comme un signal à terre dans les camps d’aviation, première bordure en corail et en nacre, seconde ceinture de cocotiers, troisième de fleurs et de gazons, au centre deux collines dans des forêts vierges, les zones vertes étincelant le jour, celle dès coquillages la nuit, à midi juste deux petits lacs s’allumant au faite des mornes, tous les oiseaux du Pacifique venaient atterrir. Des milliers d’oiseaux inconnus flottèrent donc autour de moi comme une langue nouvelle, Toute l’île au moindre vent était ébouriffée. Chaque fois que je levais trop vite les bras, je semblais secouer un tapis rouge ou bleu, et, au réveil, en les écartant pour bâiller, le découdre. Le vent d’Ouest poussait vers la mer des balles de duvet qui flottaient comme de faux cygnes sur la lagune, jusqu’au point où le courant les prenait et les emportait compacts, en oreillers, vers le Khouro Shivo… J’essayai de m’orienter dans cette volière. La présence de quelque oiseau reconnu par Jules Verne ou par la classe de leçons de choses m’eût appris ma place dans le monde. Je savais que le casoar annonce une terre toute proche de l’Australie, car il est venu de Tasmanie à pied, mais je cherchai en vain mon casoar… que l’outarde annonce l’Afrique du Sud, mais pas d’outarde… que l’Équateur peut encore receler des oiseaux préhistoriques, et quand j’apercevais, m’épiant de derrière un arbre, quelque tête dénudée avec un bec en vieille corne, j’avais peur, me demandant s’il n’y avait pas là pour la soutenir un cou de reptile avec des poils, issu d’un corps hérissé de pointes en sparadrap avec des pieds palmés. Mais cette île était aussi à jour, pour les espèces à la mode, qu’un jardin d’acclimatation, et, pour ses plumages, qu’une maison de modes. Partout des paradisiers, des aigrettes, et les plumes de marabout ou d’autruche piquées sur de petits corbeaux. Partout, semblant pendre aux cocotiers par un fil, comme les poignées d’un cordon à tirer un rideau, la tête en bas, des perroquets ignorants encore de la langue humaine et qui ne répétaient que les cris du premier perroquet, ou bien grimpant à dix par le bec, et s’arrêtant échelonnés sur le tronc en ampoules de résine bleue, jaune ou rouge. Des kakatoès qui allaient tous les soirs coucher dans la seconde île, délirants à la rencontre des gourahs qui venaient de là-bas coucher dans la mienne. De ci, de-là, des oiseaux dont j’avais vu la photographie dans le Journal des Voyages, celui qu’on appelait l’Oiseau-Muet, et qui se posait toujours juste sur la branche au-dessus de l’oiseau qui chantait, ouvrant le bec sans émettre un son ; celui qu’on appelait le Plus-laid-du-Monde, que je reconnus aussitôt, le plus laid, car il paraissait avoir toutes les petites maladies humaines, si humiliantes pour les ténors et les jeunes mariées, des cors à ses pattes, des oignons à son cou, un compère-loriot, et qui éternuait ; — qui s’apprivoisa d’ailleurs le premier, ayant, comme tous les hommes laids, la beauté de son cœur. Des moineaux dorés, noirs et rouges qui en se posant devenaient des boules incolores ; des merles au vol blanc sale qui se posant devenaient des poires de pourpre et d’indigo ; parfois, sur la grève, je tombais sur une basse-cour travestie, sur des oies vermillonnes ; des canards bleu-blanc-rouge, des dindes dorées et vertes, des paons carmin, et au moindre de mes gestes toutes ces couleurs changeaient comme dans un kaléidoscope. Des coqs, des poules, des pintades, mais sous la casaque d’un propriétaire milliardaire. Parfois l’arbre où l’on couvait, aimé pour ses branches horizontales ; sur toutes des femelles accroupies et le mâle debout, tous comme empaillés sur un arbre de Noël, mais leurs couleurs de plus en plus vives et les espèces de plus en plus grosses à mesure qu’on arrivait plus près du faîte, et aux dernières branches le nid ne pouvait plus contenir les queues des paradisiers. Parfois une Mucuna Benettii me heurtait, ou se posait sur moi, c’est qu’elle n’avait pas vu encore de créature humaine ; elle me becquetait, c’est qu’elle confondait peau et écorce ; je sentais que certains eussent aimé vivre sur moi, être pour une femme ce que dans d’autres climats ils étaient pour le crocodile ou le rhinocéros, gagnés par la douceur d’un grand être, ne demandant qu’à m’annoncer mes ennemis. Tous familiers d’ailleurs, se laissant presque tous approcher et caresser, et en ce point seulement mon aventure ressemblait à un vrai rêve. Parfois d’immenses conciliabules entre les myriades d’oiseaux qui tissent, ceux qui fauchent, ceux qui cousent et ceux qui sécrètent, ceux qui plantent des joncs et ceux qui plantent des coquilles, comme s’il s’agissait enfin d’établir un modèle de nid commun. Parfois, au coucher du soleil, un vol de pigeons nains s’abattant à la hâte sur un manguier auquel les chauves-souris pendaient le jour par grappes et les condamnant à errer jusqu’au matin. Un perpétuel quatre-coins sur chaque arbre, qui laissait flottantes des centaines d’ailes. Parfois des arbres combles, d’où j’enlevais à la main le plus gros oiseau, comme un fruit mûr, pour sauver la branche. J’essayais de les effrayer par des cris ; tous alors se tournaient vers moi sur leurs perchoirs, me regardant ; par des gestes, alors tous me tournaient le dos, veuves et paradis fleurissant soudain l’arbre. Des oiseaux que je croyais terriens tombant soudain comme des pierres au fond de la lagune. Les grandes attaques des ptémérops contre les poivriers en fleurs, et leurs jabots ensuite à caresser, gonflés de grains. Tous mes mouvements, toutes mes habitudes avant une escorte ponctuelle de couleurs ; quand je mangeais des bananes, deux perroquets bleus ; quand j’ouvrais des huîtres, deux plongeurs bistre ; quand je cueillais des mangues, deux bergeronnettes orange qui volaient toujours l’une avec l’autre, s’élevant, se posant à la même seconde, séparées par le même espace, pour que chacun de mes regards eût son rayon… Les premiers mois, cette volière me sauva de la solitude, car la tendresse qu’inspire les plumages je la prenais encore pour la tendresse des oiseaux.

Mais peu à peu je dus reconnaître que nous n’étions pas, eux et moi, de la même époque du monde. Les vertébrés, les mammifères me manquaient comme des compagnons de déluge. J’étais lasse de voir inoccupés autour de moi tous ces gouffres d’air où l’on m’avait appris, dès mon enfance, à loger des esclaves de mon poids, des chèvres, des chiens, des chevaux. Le soir, dans chaque rameau, mille boules décapitées, et seul un oiseau veillant d’une oreille ronde et visible sur tant de corps sans têtes. Jamais d’autres compagnons. Jamais de compagnons avec des yeux obliques, des yeux ovales, des paupières, toujours ces deux petites cymbales qui se recouvraient la nuit de cuir blanc. Jamais de ruse, de tendresse, d’intelligence ; on sentait que le premier chat, la première mangouste n’étaient pas encore nés. Jamais, comme je le voyais émue à la campagne, les corps de femelles peu à peu doucement distendues, les chiennes avec leurs petits, les larges vaches avec leurs pis, les biches lourdes de leurs faons, et la vie ne se transmettait dans cette île, entre des êtres toujours maigres, comme une jonglerie, que par des œufs verts ou violets piqués de brun. Jamais d’êtres pesants, jamais même de ces petits animaux qu’on met sur un sentiment qui flotte comme un presse-papier, le blaireau sur la malice, l’hermine sur la douceur ; les tortues avaient disparu quelques jours après mon arrivée, et je craignais, dès que les oiseaux s’assemblaient sur le rivage, ou s’alignaient sur les lianes comme sur des fils télégraphiques, qu’ils ne m’abandonnassent tous en une seconde. Je les sentais à la merci du moindre souffle qui annoncerait, à faux peut-être, l’hiver ou le typhon. J’en avais mis deux en cage, pour qu’il me restât du moins, s’ils partaient tous, deux compagnons vivants : je les changeais chaque jour, et je les avais quelques heures plus agités et plus ardents, comme si c’était seulement leur air et leurs couleurs que je changeais. C’était d’ailleurs peine inutile ; tous restaient là, butant à cinquante mètres de l’île contre une muraille factice. Oiseaux migrateurs au centre des saisons, affolés comme la boussole placée sur le pôle même. Un geste de géant, et tout ce qu’il y avait de vivant dans l’île était balayé, à part moi. Je me sentais souvent à la merci d’une brouille subite avec ces oiseaux, qui ne comprenaient pas, et qui le jour où je les aurais vexés ou effrayés à mon insu, sans me laisser justifier partiraient pour d’autres îles, abandonnant leurs œufs. J’étais douce, avec chaque espèce, et méfiante et souple, comme quand l’on vit avec un dieu inconnu, flattant hypocritement par des éloges l’Oiseau-Laid, félicitant tout haut le Muet de son chant. Mais, sans le leur dire, feignant de chercher quelque bijou, du même regard qui voulait un bateau sur la mer, je cherchais un animal dans l’île ; et il advint que je découvris (c’était tout ce que le Pacifique avait pu faire pour moi, c’était mon seul enfant avec lui) un oiseau qui avait des poils, un bec qui avait des dents, un bel ornithorynque.

Ce n’est pas vrai qu’un navire passa, un matin, à peu de milles ; ce n’est pas vrai que je n’avais encore rien de prêt, ni projecteur, ni étoffe, pour lui faire signe. Je voyais trois bandes blanches à sa cheminée. Je pourrais aujourd’hui retrouver la Compagnie, et savoir les noms de ceux qui vinrent si près de moi. Je courus sur la grève en m’agitant, en faisant de grandes ondées d’oiseaux ; muette, sachant combien mes cris étaient inutiles. C’était l’époque où je portais encore une tunique ; du promontoire, je l’agitai, la plus indigne des héroïnes ; pour des hommes, qui du moins ne virent pas, je me mis nue.

Ce n’est pas vrai qu’alors je voulus mourir de faim. Que je m’étendis le corps dans l’eau, pour mourir aussi noyée. Que je laissai ma tête hors de la mer, contre un caillou, pour mourir aussi d’insolation. Que je pensai à tout ce qu’il y a de plus vil et de plus bas dans le monde, pour mourir aussi d’indignité. Que j’ouvris autour de moi toutes les morts comme des tuyaux à gaz, et j’attendis. Mais toutes les morts s’écartèrent, appelées vers des besognes plus riches loin de cette enfant seule. Le soleil disparut. La mer se retira. Tout le ciel me donna soudain des nouvelles d’Europe : sur la nuit de grosses étoiles poilues tremblotaient, comme, sur le parapluie du camelot près de la Brasserie Universelle, les fausses araignées en laiton… Dieu me promit que je repasserais près de là, côtoyée par des autobus… Dieu me promit qu’un jour, dans ce magasin près de la Madeleine, j’irais acheter pour mes enfants de fausses araignées, de fausses sauterelles, des cigares qui éclatent… J’étais sauvée…

Ce n’est pas vrai que j’usais mes jours à me poncer les jambes et à les frotter d’une poudre de nacre qui les rendait d’argent même sous les rayons du soleil. Bientôt ce fut mon corps entier. Je n’avais plus qu’un grand chapeau ou une ombrelle. Après les quelques mois où le plus confiant s’entête à vivre en naufragé, toujours sur la grève, mesurant de l’œil les arbres comme de futurs bateaux, m’obstinant à chercher des hameçons pour ces truites qui se laissaient prendre à la main et des pièges pour ces oiseaux qui ne savaient pour vous éviter, comme en Europe sur votre fusil, que se poser sur votre bras même, je renonçai à être autre chose qu’une oisive et une milliardaire. Je tendis des écrans de plumes de cocotiers à cocotiers, y attachant parfois pour quelques heures des oiseaux vivants, car les plumes des plus beaux s’assombrissaient une fois tombées. J’eus des centaines d’énormes perles que je pêchais à la plongée, que je ne savais pas percer et que je portais au cou et aux genoux comme des billes dans de petits filets. J’avais des parfums de résine fraîche mêlée aux pollens ; des lotions obtenues de mon arbre à sucre ; toujours trop capiteuses, mais, une fois enduite dans l’eau de la source et puis séchée par le soleil, j’étais certainement ce qui sentait le meilleur de l’archipel entier… J’avais mes onze poudres de riz, celle qui me rendait scintillante, de nacre pilée ; celle qui m’assombrissait ; celle qui me teignait de rouge ; celle, plus chair, que j’eusse mise à Limoges pour le bal du préfet, et je me séchais au buvard dans la grande feuille du bananier gris… Européenne sacrilège, tout ce par quoi les Polynésiens honorent leurs morts, je le faisais à moi-même. Ces châteaux de bois au faîte des arbres où se consument leurs cadavres, je m’y étendais, remuante, sujet d’étonnement pour de petits éperviers venus d’îles où l’on mourait ; je m’enduisais d’huile de palme et de mica, et tous ces honneurs et soins qui calment les fantômes, j’en étais moi-même adoucie. Si je me négligeais un jour, par chagrin, mon fard s’écaillait vite, et mes plus petites tristesses semblaient des sorties d’orgie, mais cela passait vite. Et enfin vint le premier soir où, de calme, j’allai dormir dans le centre de l’île, au lieu de m’étendre près de la mer parallèle à je ne sais lequel de ses mouvements, juste au centre de l’île, sacrifiant par paresse la moitié des hasards d’un sauvetage…

Ce n’est pas vrai que j’embrassais l’ornithorynque ; que je fouillais dans sa petite poche, que je n’y retrouvai rien, pas de lettre oubliée. Il se plaignait doucement par des cris de canard. Que je grattais le renflement près de son crâne. Il remuait la queue comme un chien. Que je le gavais de petits œufs. Il battait des pattes de devant comme un castor.

Tous les jours maintenant je contournais l’île à la nage jusqu’au point d’où j’avais à la traverser dans toute sa largeur pour revenir au promontoire. Avant d’avoir franchi la zone de sable et de corail, j’étais déjà sèche. Puis venaient les cocotiers et cinq minutes d’ombre. Je faisais un détour pour aller appuyer ma main, les cinq doigts grands ouverts, dans cinq petits rameaux écartés de la même branche, qui formaient à s’y méprendre une main, avec phalanges et phalangettes, car tout ce qui ressemblait dans l’île à un être de ma race, j’en avais maintenant l’inventaire… Puis venait la plaine, coupée des trois ruisseaux, avec les secteurs alternés de gazons et de catleyas, semés de champs de tournesols pareils à nos topinambours où tous les perroquets prenaient leur pâture, les plus gourmands se précipitant, les ailes déployées, pour manger à même les soleils. Confondues autour d’un seul disque jaune, toutes les couleurs parfois de l’arc-en-ciel, chacune avec son cri. Puis, une fois contourné le balivier brisé par la foudre qui ressemblait à une statue d’homme, presque à un homme, après les petits marais taillés en plein corail d’où montaient en jets d’eau, avec un oiseau voltigeant au-dessus au lieu d’un œuf, des orchidées hautes de dix mètres, une sorte de pré où mes pas étaient étouffés, où les oiseaux se taisaient, où les innombrables fleurs étaient sans parfum, et qui me donnait, surtout à moi si nue et si poudrée de nacre, un sentiment d’inexistence ou de champ des enfers. Des luttes sans bruit, et presque immobiles, et entre animaux que rien, même la haine, ne semblait devoir assembler, des oiseaux-mouches en débat avec des araignées, de petites oies le bec pris entre les lèvres de grenouilles géantes, des crabes de palmier enlaçant des couleuvres. C’est près de là que d’un tronc lisse sortait une hanche, une hanche de femme entière, toujours au soleil, chaude comme si la métamorphose venait juste d’avoir lieu, et je la caressais, un peu curieuse, comme si venait d’avoir lieu, à cette place, la faute qui vous change en arbre : l’attaque par des dieux lascifs ou l’accès d’un trop grand orgueil. C’était l’endroit aussi où le bruit des cascades était devenu égal au bruit de la mer sur les récifs, et la forêt s’ouvrait par mille trous dorés comme un gâteau de miel. J’y pénétrais, inconsciemment, par celui d’où je voyais sortir le plus gros oiseau. Je marchais sur des catleyas quatre ou cinq fois plus larges qu’en Europe, mous et cassants sous mes pieds comme des cèpes. Je me hâtais suivant une liane de glycine, et arrivais par elle à des clairières de jasmins et de passeroses où j’aspirais de tout mon souffle, comme si c’était cela l’air, des parfums violents à tuer. Chacune était un cimetière, là un arbre au pied duquel étaient les cadavres d’énormes pies-grièches ; là, un cercle de gazon sur lequel finissaient leur vie, après mille ans de voyages de l’un à l’autre pôle, les tortues. Il y en avait des dizaines, dont seules subsistaient les carapaces, toutes de même exacte grandeur, toutes mortes au même âge. L’œil, le vrai œil humain encastré dans le mancenillier, avec l’iris percé par moi, contemplait tout cela… Enfin la clairière centrale, avec de petits aigles dormant parés de deux taches aux épaules et qui semblaient des scarabées ; avec des paonnes tristes gardant à peine autour du cou un peu de cette braise qui inonderait au printemps tous les paons de mon île… avec ce rocher d’où tombaient les lichens en chevelures de femmes ; avec, à mes pieds, des morceaux de bois pourris qui avaient l’air de mâchoires, d’arcades sourcilières, de coudes humains… Tout cela n’était point seulement imagination. J’ai vu depuis les noms donnés par les savants à ces apparences humaines ; l’œil de bois fut bien nommé par Littré nodus oculus ; le lichen capilla Irenei par Buffon, et ces deux fûts lisses et courbés, sur lesquels j’allais m’asseoir, dont j’enlaçais le haut tronc, Blaringhem les dénomma osculus Rodini… C’est de là que j’apercevais, lancés au-dessus de la forêt comme des torches échangées par des jongleurs, les oiseaux de paradis…

Telle était mon île, trop scintillante, avec des jours où la nacre, les coquillages étaient faits au Brasso ou au Faineuf, et tremblante parfois de petits tremblements de terre, quand un corail poussait plus vite que les autres ou que trois madrépores discutaient. Toutes ces couleurs, tous ces catleyas géants buvaient ma solitude et ma tristesse, je l’ai déjà dit, comme un buvard. Si bien qu’il me semblait souvent non pas être égarée, mais être morte. Mais avoir commencé cette migration qui vous entraîne d’astre en astre en modifiant vos molécules. Sur une étoile de millième grandeur, de quatre à cinq kilomètres, j’étais devenue fille-oiseau. Déjà pour dormir je me surprenais à mettre ma tête sous mon bras, et il ne me restait plus guère, de la contradiction humaine, que de me sentir, le jour, plutôt sœur des oiseaux de nuit, la nuit, sœur des oiseaux de jour.