(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 153-160).
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XXIII


Tout cela me rendait fort perplexe ; mon gendre avait bien raison : entre l’arbre et l’écorce… Mais j’étais le père de Suzanne, cependant, et à ce titre n’avais-je pas quelque droit à m’occuper de son bonheur ?

Elle ne paraissait pas malheureuse ; certes, son joli visage, autrefois rose et mutin, était devenu plus pâle et plus sérieux ; ses yeux légèrement cernés n’avaient plus la joyeuse expression des jours passés, mais elle causait avec abandon quand nous nous trouvions ensemble, et riait volontiers de ce rire charmant, si doux et si communicatif que le plus morose s’y fut déridé.

Félicie, après avoir ponctuellement « fait ses huit jours », était rentrée chez moi, et ne m’avait plus jamais reparlé des détails que dans sa colère elle avait laissé échapper. J’aurais pu croire que j’avais fait un mauvais rêve, si un léger changement dans l’expression du visage de Suzanne, à l’approche de mon gendre, ne m’eut rappelé souvent ce que la vieille bonne m’avait raconté.

Nous n’étions pas loin du 1er janvier, quand un jour, vers midi, en traversant le salon qui menait à la salle à manger, chez mon gendre, j’entendis le bruit de sa voix irritée ; celle de Suzanne, particulièrement vibrante, lui répondait par saccades… J’eus l’envie la plus véhémente de rester immobile et d’écouter à la porte, mais la vieille habitude prit le dessus, et je frappai sans attendre. Mon gendre m’ouvrit, et j’eus le temps d’observer l’expression brutale et presque sauvage de sa physionomie. Suzanne, assise devant sa tasse vide, les mains jointes, les yeux brillants, une tache rouge à chaque pommette, réprima un élan involontaire vers moi. Je ne dis rien, mais je pris une chaise, car je sentais mon cœur battre beaucoup trop fort.

— Je suis venu te chercher, dis-je à ma fille ; n’était-il pas convenu que nous irions ensemble à une matinée théâtrale ?

Avant qu’elle eût le temps de répondre, mon gendre, qui s’était assis entre elle et moi, s’interposa vivement :

— Désolé, cher beau-père, me dit-il ; — sa voix était devenue douce comme les sons d’une flûte, — Suzanne a des visites à faire : elle l’avait oublié, je viens de lui rappeler ; — des visites indispensables… Je regrette vraiment que vous ayez pris une peine inutile…

Je regardai M. de Lincy ; jamais il n’avait été plus calme et plus aimable ; ce jour-là cependant j’étais décidé à ne pas m’en laisser imposer.

— Soit, dis-je ; d’ailleurs je ne tenais pas du tout à ce théâtre. Je vous accompagnerai quand vous sortirez : j’ai la voiture à quatre places, puis-je vous mener quelque part ?

Mon gendre murmura quelques paroles vagues que je ne pus comprendre, et sortit : je ne puis dire qu’il frappa la porte en s’en allant, mais de la part d’un homme aussi bien élevé que M. de Lincy, le mouvement était d’une violence étonnante.

— Qu’y a-t-il ? dis-je à Suzanne lorsque le bruit d’une autre porte m’eut annoncé le départ définitif de mon gendre.

— Rien du tout, fit-elle avec un geste d’ennui. Des questions d’intérêt…

— D’intérêt ?

— Oui ; il a fait de mauvaises affaires, à ce qu’il paraît ; il a quelque chose à payer, et l’on veut de l’argent tout de suite…

— Qui ?

— Je n’en sais rien. Bah ! c’est toujours comme cela, et puis tout s’arrange.

— Ce n’est donc pas la première fois ? fis-je avec un mouvement d’effroi.

Suzanne me regarda de l’air de quelqu’un qui se reproche d’en avoir trop dit.

— C’est déjà arrivé une ou deux fois, dit-elle avec hésitation, pour des vétilles… Ce n’est pas la peine d’en parler.

— Écoute, lui dis-je alors, la chose est fort grave ; si mon gendre a des embarras d’argent, c’est déjà un point assez important pour que j’en sois informé ; mais s’il te fait souffrir de ses accès de mauvaise humeur, c’est encore plus sérieux.

Suzanne baissa la tête et ne répondit pas ; ses doigts tortillaient nerveusement le coin de la nappe. Au bout d’un instant, elle leva les yeux, et son visage changea d’expression :

— Mon Dieu ! père, s’écria-t-elle, que tu es pâle ! Voyons, ne te tourmente pas comme cela. Il a mauvais caractère, c’est bien certain ; mais en n’y faisant pas attention, je viens bien à bout de me débarrasser de lui ! Cher père, ajouta-t-elle en venant à moi, je suis heureuse malgré cela, oui, je suis heureuse, — elle avait noué ses bras autour de mon cou, — rien ne me manque, je fais ce que je veux.

— Tu as envie de faire des visites ? interrompis-je en la serrant dans mes bras.

Elle rougit, sourit, hésita et finit par répondre :

— Non ! mais tu as bien vu que c’est sa mauvaise humeur qui est cause de tout cela ; il ne veut pas que je te raconte… Mais sois tranquille, tout est très-bien, je suis heureuse.

Elle me câlinait, et posait en souriant sa tête sur mon épaule ; malgré le souci qui s’était emparé de moi, je ne pus résister à la grâce de ses caresses, je souris aussi, et mon gendre en entrant nous trouva rayonnants. Son air grognon avait aussi disparu, il souriait avec la grâce parfaite du temps passé, et nous avions tous les trois l’air de nager dans la béatitude.

— J’ai réfléchi, ma chère, dit-il à Suzanne. Ces visites peuvent se remettre, si vous le désirez ; allez avec votre père.

Suzanne disparut et revint en un clin d’œil avec ses gants et son chapeau.

— J’espère, lui dit à demi-voix son mari au moment où nous sortions, j’espère que vous me tiendrez compte de ma bonne grâce ?

Elle ne répondit pas et se hâta de monter en voiture.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demandai-je quand nous fûmes en route.

Elle sourit de son air embarrassé et ne répondit rien. Comme j’insistais :

— Tiens, père, dit-elle, n’allons pas au théâtre ; je n’ai pas envie d’entrer dans cette salle chaude où il y a des bougies en plein midi ; il fait beau, allons au bois de Boulogne.

Nous fûmes bientôt au bord du lac, absolument désert à cette saison et à cette heure de la journée.

— Vois-tu, père, me dit-elle, lorsque le mouvement de la voiture et l’air vif d’une belle gelée eurent ramené son teint a sa fraîcheur ordinaire, il ne faut pas t’imaginer que M. de Lincy soit toujours aussi désagréable.

— Je trouve suffisant qu’il le soit quelquefois !

— Quelquefois, — pas souvent. Ce sont ces affaires d’argent qui le tracassent. Il a vendu ses terres…

— Quelles terres ? Lincy ?

— Oui ; pas le château ni le parc, mais tout le domaine…

Je bondis sur mon siège ; elle posa sa main sur mon bras. Je me calmai.

— Quand ? repris-je d’un ton aussi indifférent que possible.

— Peu de temps après ta visite…

— Un mois après ton mariage ?

— À peu près.

Je réfléchis encore. Une foule de détails que jusque-là je n’avais pas remarqués me revenaient à la mémoire.

— As-tu une voiture ? demandai-je à ma fille.

— Pas encore.

— Et l’ameublement de l’hôtel, est-il payé ?

— Je ne crois pas. Il me semble que le tapissier est venu avant-hier… Voyons, mon petit père chéri, ne te fâche pas ! N’est-il pas naturel qu’on ne puisse payer tout d’un coup une somme comme celle-là ?

— Non, dis-je avec force, ce n’est pas naturel, quand on vient de vendre un domaine estimé à près d’un million. M. de Lincy devait avoir des capitaux à placer, et ce n’est pas un misérable compte de tapissier qui pourrait le mettre de mauvaise humeur…

Suzanne essaya de me calmer, mais j’avais l’épine enfoncée trop avant au cœur pour que sa tendresse me rassurât complètement, et nous reprîmes le chemin de la ville en silence.