(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 148-153).
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XXII


Le lendemain, je déjeunais, toujours seul, mais moins triste, car je savais que je verrais ma fille le soir même, lorsque la vieille bonne de Suzanne se faufila modestement dans la salle à manger.

— Ah ! c’est vous, Félicie, lui dis-je, je suis enchanté de vous voir. Nous allons donc parler un peu de madame ?…

Elle me regardait d’un air si maussade que je ne terminai pas ma phrase.

— Monsieur peut se vanter d’avoir fait là un beau coup ! me dit-elle d’un ton grognon.

— Quel coup, ma bonne ? fis-je inquiet.

— En mariant notre pauvre ange de Suzanne avec ce monsieur-là ! Ah ! monsieur peut se dire qu’il n’a pas eu la main heureuse !

— Qu’y a-t-il donc, Félicie ? Au lieu de me faire des reproches, parlez franchement, cela vaudra mieux, allez !

— Eh bien, monsieur, voilà ce que c’est. M. de Lincy m’a donné mes huit jours !

Je restai stupéfait, Félicie avait vu naître Suzanne, elle avait alors quarante ans ; — la renvoyer à cette heure, c’était briser le reste de son existence.

— Cela ne se peut pas, fis-je machinalement, — vous vous êtes trompée.

— Ah bien oui ! Il m’a dit ce matin que je ne connaissais pas le service comme on le fait maintenant, et que madame avait besoin d’une jeune femme de chambre pour lui faire ses robes…

— Une jeune femme de chambre ne vous aurait pas empêchée de rester…

— Monsieur ne comprend donc pas que c’est un prétexte ? M. de Lincy ne veut pas de moi parce que madame n’est pas heureuse et que je lui en ai fait l’observation…

— Ah ! ma bonne, lui dis-je, si vous lui avez fait des observations, je ne m’étonne plus !…

— Eh bien, quoi ? Il fallait le laisser faire, sans lui rien dire peut-être ? Un brutal, qui ne connaît pas la différence entre une âme du bon Dieu et un chien ? qui a causé une telle frayeur à madame dès le soir de ses noces, que jusqu’à présent, la nuit, quand elle entend son pas, elle se met à trembler comme la feuille ?

— Que s’est-il donc passé ? dis-je en serrant le manche de mon couteau jusqu’à me faire mal aux doigts. Je n’avais plus envie de manger.

— Je n’en sais rien ; toujours est-il que, le lendemain, madame m’a gardée près d’elle après qu’elle avait fait sa toilette de nuit, et lorsqu’on a entendu le pas de monsieur dans le corridor, voilà madame qui est devenue blanche comme un linge. Elle m’a prise par le bras, et m’a dit tout bas : « Ne me quitte pas, Félicie ! » Elle tremblait si fort que j’ai cru qu’elle avait la fièvre. Monsieur est entré et m’a dit de m’en aller… Il fallait bien obéir. Depuis, tous les soirs, c’est la même chose : c’est nerveux, quoi ! Faut-il que ce soit un manant pour l’avoir effrayée comme cela !

Je restai consterné.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ? repris-je après un moment de réflexion.

Félicie haussa les épaules.

— À quoi cela vous aurait-il servi ? me dit-elle.

Je n’avais rien à répondre.

— De sorte que me voilà sur le pavé, à mon âge ! continua la vieille bonne. Si c’est là ce que j’attendais !…

— Vous savez très-bien que vous n’êtes pas sur le pavé, Félicie, ne dites pas de bêtises ; vous rentrez ici, voilà tout. Je tâcherai de faire entendre raison à mon gendre.

Elle haussa les épaules encore une fois. Était-ce à mon adresse ou à celle de M. de Lincy ? Je ne pus le savoir.

Ce même jour, quand ils vinrent tous les deux, j’envoyai Suzanne dans ma chambre où elle trouva sa vieille bonne, et je retins mon gendre.

— J’ai vu Félicie, lui dis-je, elle est au désespoir ; elle avait élevé Suzanne, vous le savez…

— Elle donnait de mauvais conseils à ma femme, et elle voulait me régenter : à mon grand regret, j’ai dû la renvoyer ; vous comprenez, mon cher beau-père, qu’on ne puisse tolérer un ennemi domestique dans sa propre maison… Quittons, je vous en prie, ce sujet désagréable.

— Mais, mon gendre, dis-je avec quelque impatience, si cette femme est attachée à Suzanne, Suzanne lui est également attachée, et vous comprendrez à votre tour que ce changement lui cause un chagrin véritable…

— Votre fille, interrompit M. de Lincy avec un sourire et un air de supériorité sans égale, a assez d’esprit pour se rendre compte de l’état réel des choses. Un sage proverbe dit qu’entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt, Félicie a pu reconnaître à ses dépens la justesse de cette maxime. Je suis résolu à maintenir mon autorité chez moi, par tous les moyens.

Je le regardai bien en face pour voir si ce discours s’adressait à moi ; il me fut impossible de rencontrer ses yeux, qui se promenaient avec complaisance sur les tableaux et les bronzes du salon.

— Vous avez un bien joli Van Goyen, me dit-il avec la plus grande aisance. L’avez-vous payé cher ?

Suzanne rentra bien à propos pour me dispenser de répondre. Elle passa son bras sous le mien et m’emmena sur un canapé où nous restâmes silencieux, — sa main dans ma main. Mon gendre fit la conversation tout seul jusqu’à l’arrivée de ma belle-mère, qu’il accapara pour le reste de la soirée. Ils partirent à neuf heures du soir, me laissant avec madame Gauthier qui avait vu Félicie et qui me fit une scène épouvantable.

— Voilà ce que c’est de ne prendre conseil de personne quand on choisit son gendre, me dit-elle, en terminant sa première apostrophe.

Ce coup inattendu m’abasourdit tellement que je ne lui répondis pas un mot, et elle parla longtemps.