(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 141-148).
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XXI


Le mois d’octobre vint ; Suzanne m’avait écrit tous les quinze jours des lettres officielles qui évoquaient devant moi l’image de mon gendre, fièrement campé sur ses jarrets et lisant d’un air doctoral les lignes tracées par sa femme. J’avais appris par ces lettres que la campagne était superbe, le temps très-doux, la vendange fort amusante, — et c’était tout.

Un soir, je me chauffais les pieds au feu, — ce premier feu d’automne si charmant quand on est deux à le regarder, si triste quand on est tout seul, à moins qu’on ne soit un vieux garçon égoïste, — et je me faisais de la morale :

— Comment, me disais-je, te voilà devenu vieux, tu as passé l’âge des rêveries sentimentales, et tu te reprends à remonter vers le passé, à regretter l’année dernière, où ta fille était là te faisant la lecture… Avais-tu rêvé, vieil égoïste que tu es, que Suzanne serait toujours là pour te fermer les yeux et rester fille, isolée dans la vie ? Non ! Eh bien, que te faut-il ?

Mais ma morale ne servait pas à grand’chose, et mes yeux d’incorrigible rêveur, devenus humides, persistaient à revoir, au lieu des bûches charbonnant dans le foyer, certain tapis bleu et blanc où Suzanne enfant avait écrasé maintes grappes de raisin, où les pieds pourtant si mignons de ma femme avaient usé un chemin de son lit au berceau…

J’avais rêvé de ma vieillesse autrefois, quand Marie et moi, serrés l’un contre l’autre sur la petite causeuse étroite, nous parlions bas afin de ne pas réveiller Suzanne endormie ; j’avais rêvé que je vieillirais, — mais pas seul ! Je m’étais dit que ma noble femme et moi, toujours serrés l’un contre l’autre, nous arriverions à cette heure redoutable où l’enfant s’en va du foyer, où les cheveux blancs viennent encadrer les rides, — et j’avais pensé qu’alors nous serions heureux. — oui, heureux, plus heureux qu’aux temps troublés de la jeunesse ; j’avais considéré la vieillesse comme le couronnement d’une existence remplie de labeurs utiles, comme le dénoûment splendide et serein du drame de la vie… Mais j’avais toujours rêvé ma femme à mon côté.

Toute l’amertume de la séparation d’alors remonta de mon cœur à mes yeux ; je revis le bouquet de lilas blanc posé par ma fille enfant sur le sein de sa mère endormie à jamais… Je me rappelai le mot « heureuse », dernier cri arraché par l’angoisse maternelle à cette poitrine haletante… Était-elle heureuse, Suzanne ? Avais-je accompli le vœu de ma femme ? Hélas ! je ne pouvais répondre que par un doute cruel.

— Pardonne-moi, murmurai-je à la chère ombre évoquée par moi. Pardonne-moi ; je croyais bien faire !

Un rire qui ressemblait à un sanglot me fit lever la tête ; j’entendis un bruit confus, la porte de mon cabinet s’ouvrit toute grande, et une forme féminine parut dans l’écartement des rideaux.

— Papa ! cria faiblement la voix de Suzanne ; elle franchit d’un bond l’espace qui nous séparait et tomba sur mon cou, riant et pleurant.

J’entrevis Pierre qui s’essuyait les yeux du dos de la main et qui refermait discrètement la porte.

— Papa ! cria Suzanne d’une voix étouffée par l’émotion. Tout droit du chemin de fer ! Voilà !

Elle me couvrit de baisers et reprit sans s’interrompre :

— Oh ! le vilain père ! il est affreux ! Il a des cheveux blancs ! Tu t’es donc fait teindre ? Tiens, regarde comme tu es laid !

Elle tournait ma tête vers la glace, et je m’aperçus alors que j’avais blanchi depuis l’époque de son mariage.

— Ça ne fait rien, reprit-elle sans me laisser le temps de parler, tu es beau tout de même, je t’aime comme ça.

Elle sourit, me regarda, passa ses doigts mignons dans mes cheveux blancs et fondit en larmes, en cachant sa tête blonde dans mon cou.

Je la pris par la taille et je voulus la faire asseoir. Elle se releva d’un bond, arracha son chapeau, qu’elle jeta à l’extrémité du cabinet, et se laissa tomber dans un fauteuil, riant, pleurant et me prenant à tout moment la figure entre les deux mains pour me regarder à son aise.

— Ah ! soupira-t-elle quand elle m’eut bien vu, que j’avais envie de te revoir !

Et moi donc ! mais je n’osais le lui dire.

— Ton mari ? demandai-je enfin, me ressouvenant de l’existence de cet être désagréable.

— Il va venir, dit-elle en reprenant soudain un air sérieux. Il est allé voir si tout est prêt à l’hôtel.

— L’hôtel ! quel hôtel ? fis-je effaré.

— Le nôtre. Ah ! oui, tu ne sais pas, il a loué un hôtel avenue d’Eylau, au bout du monde.

Elle se tut, triste d’avoir à m’apprendre cette nouvelle.

— Je savais, lui dis-je avec douceur, que tu ne demeurerais pas ici ; je crois que cela vaut mieux.

Elle me lança un regard ; ce regard voulait dire tant de choses que j’en fus saisi. Il y avait là du regret, de la résignation, de la fermeté, de la compassion, et même un grain de mépris, — mais celui-ci n’était pas pour moi. Où ma Suzanne avait-elle pris ces yeux-là ? J’eus envie de dire des choses désagréables à mon gendre, mais cette émotion me laissa froid ; éprouvée tant de fois déjà !

— Alors, il va venir te chercher ici ? dis-je pour changer le cours de la conversation.

— Oui, répondit-elle d’un air distrait. Et grand’mère, comment va-t-elle ? Surtout, ne va pas lui dire que je suis venue ce soir, elle nous mangerait ! Ce sera un secret à nous deux.

La porte s’ouvrit encore et laissa passer mon gendre, annoncé par Pierre avec tout le décorum dû à un si noble personnage. Il me serra la main, s’informa de ma santé et dit à Suzanne qu’il était temps de partir. Celle-ci alla chercher son chapeau qui était resté par terre, le remit sur sa tête de l’air le plus posé, et tira ses gants sur son poignet. Mon gendre alors prit congé de moi, je les invitai tous deux à dîner pour le lendemain, ils acceptèrent, et se dirigèrent vers la porte.

M. de Lincy disparut le premier ; Suzanne, restée derrière lui, revint en hâte sur ses pas, m’embrassa à m’étouffer, et courut vers la porte ; au moment de disparaître, elle se retourna avec un joli mouvement d’épaules, et m’indiquant son mari d’un geste imperceptible :

— Croquemitaine ! murmura-t-elle ; ses yeux et son sourire soulignèrent ce mot avec une drôlerie inimitable qui me rappela son enfance, et elle disparut.

Tout cela avait été fait si vite que je n’avais pas même eu le temps de rire. La porte se referma ; je retournai à mon fauteuil, et je trouvai le petit mouchoir de Suzanne sur le tapis.

— Vieux troubadour ! n’as-tu pas de honte ? me dis-je à moi-même, pour réprimer un irrésistible désir de porter le mouchoir à mes lèvres… Je ne pus y tenir, et cachant mon visage dans la batiste, je sentis tout à coup mes yeux déborder de larmes, — je crois que c’étaient des larmes de joie.

Un bruit me fit reprendre ma dignité : Pierre s’était glissé dans le cabinet, et, la main sur le bouton de la porte, il toussait discrètement pour m’avertir de sa présence.

— Qu’y a-t-il ? lui dis-je en affectant une grande liberté d’esprit.

— Rien, monsieur, c’est-à-dire, mademoiselle est revenue… madame, veux-je dire… Ah ! monsieur, je suis bien content !

Et voilà mon Pierre qui se met à chercher son mouchoir dans sa poche en reniflant d’une façon fort émouvante.

— Je demande pardon à monsieur, reprit-il quand il eut trouvé cet objet à carreaux et qu’il se fut mouché, mais ça me fait un drôle d’effet de voir mademoiselle…

— Vous n’êtes qu’une bête, mon ami, repondis-je à mon vieux serviteur.

Mais Pierre au lieu de paraître offensé, me regardait avec des yeux rayonnants. Je crus le revoir sur l’échelle du pressoir, le jour mémorable des toiles d’araignée.

— C’est bien, c’est bien, lui dis-je d’une voix que je voulais rendre ferme.

L’imbécile continuait à me regarder, et de grosses larmes roulaient sur les revers de sa livrée. Tout à coup je portai le petit mouchoir de Suzanne à mes yeux, il n’était que temps.

Je tendis la main à mon fidèle valet de chambre et j’allai me coucher.

Jamais je ne fus mieux servi que ce soir-là.