(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 111-116).
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XVII


Le lendemain j’allai voir mon médecin. Je l’avais beaucoup négligé depuis quelque temps. Il avait assisté au mariage de Suzanne comme les autres et m’avait engagé à lui rendre visite.

— Eh bien ! me dit-il en m’apercevant, la santé ?

— Je n’en sais rien, lui répondis-je, je ne sais ce que j’ai. Je crois n’être plus de ce monde… les jambes ne vont pas…

Il m’interrogea, m’ausculta, et resta très-pensif.

— Eh bien, je suis perdu ? lui dis-je philosophiquement ; à présent, d’ailleurs, pour ce qu’il me reste de joies en ce monde…

— Non, dit-il, ce n’est pas cela, et voila précisément ce qui me déroute, on dirait qu’il y a un changement en mieux.

— Eh ! par exemple, lui dis-je, vous n’allez pas me faire croire cela ?

— Si fait ; je ne sais trop à quoi l’attribuer ; peut-être m’étais-je trompé alors dans la gravité du pronostic.

Je me levai et je le foudroyai de mon regard.

— Si vous avez fait cela, docteur, m’écriai-je, si vous m’avez fait marier ma fille inutilement, je ne vous le pardonnerai de ma vie !

— Inutilement ! répéta le docteur en riant, inutilement est bien joli. Eh ! mon Dieu, tant mieux qu’elle soit mariée, la chère enfant ! Vous voilà tranquille, et quand vous aurez des petits-fils…

— Vous appelez cela être tranquille, grommelai-je d’un ton bourru.

Mais la perspective des petits-fils me consolait un peu. Cependant les fils de M. de Lincy auraient vraiment besoin d’être aussi ceux de Suzanne pour se faire supporter. Je le dis au docteur qui me rit au nez.

— Oui, oui, dit-il, c’est toujours comme cela, et puis on s’y fait. Tenez, votre belle-mère me disait exactement la même chose il y a vingt-quatre ans, quand elle vous donna sa fille en mariage, et vous voyez pourtant si elle a aimé sa petite-fille !

Comme je rentrais, je croisai sous le vestibule Maurice Vernex qui arrivait de province, et qui venait me rendre visite. Sa figure sympathique était justement une de celles que j’avais besoin de voir ; je le fis remonter, et nous nous mîmes à causer.

— Tant pis ! me dit-il au bout d’une demi-heure de conversation de plus en plus intime. Je peux bien vous le dire, vous ne me fermerez pas votre maison pour cela, je suppose ! Et puis, à qui le dirais-je si ce n’est à vous ! Je regrette que vous ayez marié mademoiselle Suzanne ! Me voici riche !… — je m’aperçus alors qu’il était en deuil, — et je vous assure que j’aurais été un gendre bien aimable !

Il riait, mais certain mouvement nerveux de sa main sur ses genoux me prouva qu’il ne parlait pas tout à fait à la légère. Je pris cependant la chose comme une plaisanterie.

— J’aurais été charmé de vous avoir pour gendre, lui dis-je, et je regrette fort de n’avoir pas une autre fille ; mais j’espère aussi que M. de Lincy sera aussi un gendre aimable, et que ma fille sera heureuse avec lui.

— Dieu le veuille ! répliqua-t-il avec une ombre de tristesse. Je le souhaite de tout mon cœur !

Il se leva pour partir, et en tenant sa main loyale dans la mienne, je me pris à regretter qu’il ne fût pas en effet mon gendre à la place de cet irréprochable Lincy que je ne pouvais souffrir.

— Pourquoi êtes-vous parti ? dis-je d’un ton qui avait bien l’air d’un reproche.

— Ma vieille tante était malade, répondit-il, et sa réponse ressemblait fort à une excuse. Elle est morte dans mes bras ; je suis revenu dès que cela m’a été possible…

— C’était écrit ! pensai-je, et je ne suis pas sûr de ne pas l’avoir dit. Venez me voir, continuai-je tout haut, venez dîner avec moi demain : je suis bien seul…

Son visage mâle et franc prit une expression de sympathie qui acheva de me gagner.

— Je vous ferai de la musique, dit-il gaiement. Vous ne l’aimez peut-être pas beaucoup, la musique ?

— Oh ! si, répondis-je, elle m’en faisait tous les soirs.

— À demain ! dit gaiement Maurice Vernex en prenant congé de moi, pour couper court, je crois, à mes doléances.

Il vint en effet, et nous passâmes une soirée charmante ; il s’entendait en toutes choses, il connaissait tout le monde, et je n’ai jamais entendu de conversation plus séduisante. Au rebours de la plupart des gens, il savait déguiser la portée du fond sous la frivolité apparente de la forme. Quel aimable garçon, et que j’eusse été heureux de l’avoir toujours à mon foyer !

Pendant cette interminable quinzaine, il vint me voir plus qu’il ne l’avait fait en deux années. C’était, je crois bien, par pitié de ma solitude, que ma belle-mère n’adoucissait qu’imparfaitement. Avec celle-ci, je dois le dire, nous éprouvions un plaisir amer à parler de Suzanne et à médire de son mari. Trois jours après le mariage, j’avais reçu un petit billet de ma fille contenant ces mots :

« Cher père, je me porte bien ; le château de Lincy est superbe, mais il pleut à verse depuis notre arrivée. Embrasse grand’mère pour moi. Je t’envoie deux baisers, des meilleurs.


« TA SUZANNE. »

— Il me semble, dit ma belle-mère d’un ton piqué, lorsque je lui communiquai ce petit document, il me semble que votre fille aurait bien pu prendre la peine de m’écrire, à moi aussi.

— Mais, chère mère, fis-je observer avec douceur, vous voyez bien qu’elle me charge de la rappeler à votre souvenir de la façon la plus affectueuse.

— Je vous dis, moi, qu’elle devait m’écrire ; du reste, cette négligence ne m’étonne pas ; vous l’avez si mal élevée !

Ce reproche m’avait été fait tant de fois que j’y étais devenu indifférent, et ce fut avec une joie secrète que je constatai la préférence de Suzanne pour son père, préférence dont, à vrai dire, je n’avais jamais douté.