(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 107-110).
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XVI


Le jour fatal arriva : le mariage à la mairie avait été célébré la veille, et j’avais mal caché ma joie jalouse en ramenant pour un jour encore à la maison paternelle ma fille mariée.

Cette nuit-là j’avais plus souffert que de coutume, et elle était venue sur la pointe du pied, comme elle le faisait souvent, écouter mon souffle inégal ; cette nuit-là encore j’avais eu la force de dissimuler ma souffrance, et j’avais caché mon visage brûlant dans l’oreiller pour étouffer le cri de l’angoisse. Puis elle avait disparu, légère, toute blanche, dans sa robe de nuit, et le frôlement du rideau m’avait laissé comme un adieu de sa main délicate. Le matin était venu, on m’avait amené ma fille vêtue de blanc, si semblable à sa mère jadis, que j’en avais eu un éblouissement. Je ne sais plus ce qui suivit : ma belle-mère me tança, je ne sais plus pourquoi ; je conduisis ma fille le long d’un tapis rouge qui m’aveuglait, aux sons ronflants des orgues qui m’assourdissaient, puis je la vis tout à coup séparée de moi, agenouillée auprès d’un homme que je trouvai affreux : bien coiffé, frisé, rasé de frais, luisant de cosmétique, roide dans son linge empesé, brillant dans son habit noir, irréprochable, et nul comme un zéro : c’était mon gendre.

Il était parfaitement correct : toute sa toilette venait de chez les premiers fournisseurs, sa tenue était celle d’un homme du monde, et pourtant il avait un air que je déteste par-dessus tout : il avait l’air d’un marié ! Mais, après tout, il y a des gens qui naissent avec cet air-là, et d’ailleurs je ne pouvais faire autrement que de le trouver intolérable : n’était-ce pas mon gendre ? Je jetai un regard à ma belle-mère, qui me répondit de même. Nous nous comprimes, et je lui pardonnai bien des choses ; en ce moment-là elle le détestait tout comme moi.

Le jour s’écoula ; ces journées-là finissent aussi ; on déjeuna chez moi, et, à cinq heures, les époux prirent l’express. Ils allaient passer la lune de miel au château de Lincy, où je devais les rejoindre quinze jours plus tard. À ce moment je fus lâche : pendant que Suzanne, sur le quai de la gare, me tendait son front lisse et enfantin, j’eus envie de me mettre à pleurer, de me cramponner à sa robe comme un enfant malade et de lui dire ; « Emmène-moi ! »

— On part, messieurs, on part ! nous cria l’employé,

Il fallut se reculer ; avec de l’argent nous avions obtenu d’aller jusque-là ; mais rien ne pouvait plus m’autoriser à suivre ma fille plus loin.

Le sifflet retentit, le train s’ébranla ; je vis encore une fois la tête blonde de Suzanne se pencher au dehors… puis plus rien. Madame Gauthier me prit par le bras et me ramena à ma voiture. Notre fidèle Pierre, qui avait les yeux gros comme le poing à force d’avoir pleuré, nous ouvrit la portière quand nous descendîmes, puis s’enfuit dans le sous-sol en étouffant un sanglot dont j’entendis l’écho à la cuisine : la vieille cuisinière pleurait aussi ; la bonne de Suzanne, qui restait à son service, était partie en avant le matin, et nous étions tous jaloux d’elle.

Quand nous fûmes dans ce salon, je regardai autour de moi ; la vue de ces objets familiers me ramena à moi-même. Je traversai deux pièces, toujours suivi de ma belle-mère ; et j’entrai dans la chambre de Suzanne. Chère petite chambre ! Elle l’avait voulue bleue, en mémoire de celle où elle était née, où j’avais veillé son berceau jusqu’à ce qu’elle eût sept ans… J’entends la voix de ma belle-mère qui me gourmandait :

— Voyons, mon gendre, ne vous affectez donc pas comme cela ! Vous n’êtes qu’une poule mouillée…

Je la regardai hébété, les yeux secs…

— Mais pleurez donc ! me dit-elle. J’aimerais mieux vous entendre hurler que de vous voir tranquille comme vous l’êtes !

Je restais toujours immobile. Elle fondit en larmes et se jeta dans mes bras :

— Ah ! mon ami, me dit-elle, que nous voilà malheureux ! Le monstre qui nous l’a enlevée !

Et pour la première fois de notre vie, nous nous trouvâmes les mains unies, assis à côté l’un de l’autre, en parfaite communauté d’impression.