Sur une généralisation de l’intégrale définie
Note de M. H. Lebesgue, présentée par M. Picard.
« Dans le cas des fonctions continues, il y a identité entre les notions d’intégrale et de fonction primitive. Riemann a défini l’intégrale de certaines fonctions discontinues, mais toutes les fonctions dérivées ne sont pas intégrables, au sens de Riemann. Le problème de la recherche des fonctions primitives n’est donc pas résolu par l’intégration, et l’on peut désirer une définition de l’intégrale comprenant comme cas particulier celle de Riemann et permettant de résoudre le problème des fonctions primitives[1].
» Pour définir l’intégrale d’une fonction continue croissante
on divise l’intervalle (a, b) en intervalles partiels et l’on fait la somme des quantités obtenues en multipliant la longueur de chaque intervalle partiel par l’une des valeurs de quand est dans cet intervalle. Si est dans l’intervalle , varie entre certaines limites , , et réciproquement si est entre et , est entre et . De sorte qu’au lieu de se donner la division de la variation de , c’est-à-dire de se donner les nombres on aurait pu se donner la division de la variation de , c’est-à-dire les nombres . De là deux manières de généraliser la notion d’intégrale. On sait que la première (se donner les ) conduit à la définition donnée par Riemann et aux définitions des intégrales par excès et par défaut données par M. Darboux. Voyons la seconde.
» Soit la fonction comprise entre et Donnons-nous
, quand fait partie d’un ensemble ; quand fait partie d’un ensemble .
» Nous définirons plus loin les mesures , de ces ensembles. Considérons l’une ou l’autre des deux sommes
si, quand l’écart maximum entre deux consécutifs tend vers zéro, ces sommes tendent vers une même limite indépendante des choisis, cette limite sera par définition l’intégrale des qui sera dite intégrable.
» Considérons un ensemble de points de ; on peut d’une infinité de manières enfermer ces points dans une infinité dénombrable d’intervalles ; la limite inférieure de la somme des longueurs de ces intervalles est la mesure de l’ensemble. Un ensemble est dit mesurable si sa mesure augmentée de celle de l’ensemble des points ne faisant pas partie de donne la mesure de [2]. Voici deux propriétés de ces ensembles : une infinité d’ensembles mesurables étant donnée, l’ensemble des points qui font partie de l’un au moins d’entre eux est mesurable ; si les n’ont deux à deux aucun point commun, la mesure de l’ensemble obtenu est la somme des mesures . L’ensemble des points communs à tous les est mesurable.
» Il est naturel de considérer d’abord les fonctions telles que les ensembles qui figurent dans la définition de l’intégrale soient mesurables. On trouve que : si une fonction limitée supérieurement en valeur absolue est telle que, quels que soient et , l’ensemble des valeurs de pour lesquelles on a est mesurable, elle est intégrable par le procédé indiqué. Une telle fonction sera dite sommable. L’intégrale d’une fonction sommable est comprise entre l’intégrale par défaut et l’intégrale par excès. De sorte que, si une fonction intégrable au sens de Riemann est sommable, l’intégrale est la même avec les deux définitions. Or, toute fonction intégrable au sens de Riemann est sommable, car l’ensemble de ses points de discontinuité est de mesure nulle, et l’on peut démontrer que si, en faisant abstraction d’un ensemble de valeurs de de mesure nulle, il reste un ensemble en chaque point duquel une fonction est continue, cette fonction est sommable. Cette propriété permet de former immédiatement des fonctions non intégrables au sens de Riemann et cependant sommables. Soient et deux fonctions continues, n’étant pas toujours nulle ; une fonction qui ne diffère de qu’aux points d’un ensemble de mesure nulle partout dense et qui en ces points est égale à est sommable sans être intégrable au sens de Riemann. Exemple : La fonction égale à si irrationnel, égale à si rationnel. Le procédé de formation qui précède montre que l’ensemble des fonctions sommables a une puissance supérieure au continu. Voici deux propriétés des fonctions de cet ensemble.
» 1o Si et sont sommables, et le sont et l’intégrale de est la somme des intégrales de et de .
» 2o Si une suite de fonctions sommables a une limite, c’est une fonction sommable.
» L’ensemble des fonctions sommables contient évidemment et ; donc, d’après 1o, il contient tous les polynomes et comme, d’après 2o, il contient toutes ses limites, il contient donc toutes les fonctions continues, toutes les limites de fonctions continues, c’est-à-dire les fonctions de première classe (voir Baire, Annali di Matematica, 1899), il contient toutes celles de seconde classe, etc.
» En particulier, toute fonction dérivée, limitee supérieurement en valeur absolue, étant de première classe, est sommable et l’on peut démontrer que son intégrale, considérée comme fonction de sa limite supérieure, est une de ses fonctions primitives.
» Voici maintenant une application géométrique : si , , sont limitées supérieurement, la courbe
a pour longueur l’intégrale de . Si , on a la variation totale de la fonction f à variation limitée. Dans le cas où , , n’existent pas, on peut obtenir un théorème presque identique en remplaçant les dérivées par les nombres dérivés de Dini. »
- ↑ Ces deux conditions imposées a priori à toute généralisation de l’intégrale sont évidemment compatibles, car toute fonction dérivée intégrable, au sens de Riemann, a pour intégrale une de ses fonctions primitives.
- ↑ Si l’on ajoute à ces ensembles des ensembles de mesures nulles convenablement choisis, on a des ensembles mesurables au sens de M. Borel (Leçons sur la théorie des fonctions).