Sur mon chemin/Livre IV/Article 7

Ernest Flammarion (p. 285-291).

EN ROUTE !


Que de motos, que d’autos, sous l’œil des photos ! Que de carburateurs, de refroidisseurs, de radiateurs, sous l’œil des amateurs ! Et que de choses auxquelles j’aime mieux vous dire tout de suite que je ne comprends goutte ! Mais bast ! ceci n’a point d’importance. Je serais dans la totale impossibilité de faire marcher une locomotive ; vous aussi. N’empêche que le rapide de Calais est intéressant à voir passer et que l’occasion ne se rate point, chaque fois qu’elle se présente, de le suivre du regard, de ce long regard un peu ahuri qu’ont les ruminants quand cette chose vertigineuse leur passe sous l’orbite. Eh bien ! hier, j’ai vu cent rapides, d’un coup, ou quasi, disparaître au tournant du chemin ; j’ai vu cette force colossale : plus d’un millier de chevaux-vapeur dévorer — si je puis m’exprimer ainsi — dans une folie de vitesse, la poussière d’une route. Je ne m’explique pas encore comment il en reste.

C’est un spectacle, ça ! Beaucoup l’ont voulu voir et je ne saurais compter ni nommer tous ceux que la course organisée par le Matin avait attirés, dès la première heure, sur la route de Champigny. Comme on dit dans les comptes rendus des soirées bien parisiennes : l’assistance était aussi nombreuse que choisie. À ce point de vue, la matinée de Champigny valait bien, à elle seule, plusieurs soirées. Quel réveil pour les indigènes ! Jamais il ne leur a été donné de déclore les paupières au bruit de tant de teufs ! teufs ! teufs ! Et les « coins ! coins ! » des cornes ; et la trépidation des autos ; et les grelots des vulgaires pédards ! C était à croire que tous les véhicules, qui marchent tout seuls, de France et de Navarre s’étaient donné rendez-vous à la course du Matin. En toilettes matutinales, penchées aux fenêtres et n’en pouvant croire leurs yeux gonflés de sommeil, pensant peut-être continuer un rêve, ces dames de Champigny contemplaient avec un petit air d’effroi « qui leur seyait à ravir », tout ce bruit qui passait par la rue. Chose incroyable, des pêcheurs qui pêchaient ont cessé de pêcher. C’est vous dire !

Mais sortons la ville et commençons à gravir la côte qui conduit au plateau. Une belle écharpe blanche, là haut, barre la route et étale sur le ciel bleu l’annonce de la course du Matin et son contrôle. Il n’est pas sept heures et déjà la foule est grande. Quelques voitures de course et quelques cycles engagés ont défilé devant le bureau des contrôleurs. Le bureau des contrôleurs, c’est une table sur l’herbe verte, installation sommaire due à l’ingéniosité des garçons du Matin qui n’ont jamais baladé leurs uniformes dans une salle de rédaction aussi exposée aux courants d’air. Les amateurs ne cessent d’arriver, qui, avec leurs breacks, qui avec leurs phaétons ; breacks et phaétons automobiles comme vous pensez bien ; ce n’est pas ici que l’on aurait le mauvais goût d’exhiber cet animal antédiluvien qui s’appelle le cheval et que Buffon dénommait la plus noble conquête de l’homme, dans l’ignorance où il était du carburateur.

Vous ne savez peut-être pas ce que c’est que le carburateur ? Alors, vous ne savez rien. Moi non plus, je ne sais pas ce que c’est qu’un carburateur, mais, comme tous les gens chics qui sont là dans des costumes automobilesques, les amateurs avec des complets gris poussière et casquette Nijni-Novgorod, les vrais, les « pour de bon », avec des surouets goudronnés et des masques troués de hublots sur la figure, des dames avec des cache-poussière beige et des voilettes aussi épaisses que de la toile à voile, comme tous ces gens savent, à n’en pas douter, ce que c’est qu’un carburateur, puisqu’ils en parlent tout le temps, je n’oserai jamais le leur demander. Comme ça, je n’aurai pas l’air d’un imbécile. Du moins, je me le figure.

Une voiture de course au contrôle. Je m’approche, horrifié ! C’est un monstre ! Je ne le dis pas, bien entendu, pour ne pas m’attirer de méchante histoire, mais c’est un monstre ! Imaginez une hôte écarlate accroupie, mais une bête déchiquetée, à laquelle on n’aurait laissé que les organes de la locomotion, organes à nu, à vif ; l’art du voiturier a négligé de les habiller. La bête est tellement laide que c’en est beau, car il se dégage d’elle une impression de force brutale et de puissance contenue qui vous frappe et arrête sur les lèvres l’insulte que vous alliez jeter à son inesthétisme.

Ces voitures de courses sont réellement prodigieuses. En voilà une que vous prendriez, si elle marchait sur l’eau au lieu de marcher sur la route, pour un petit cuirassé. Elle est tout en fer badigeonné de blanc, comme les vaisseaux de haut bord, et elle a un éperon auquel je souhaite de ne jamais fendre que l’air. On pourrait couper du pain avec. Un autre cuirassé, peint en vert, vient grossir l’escadre. Une autre voiture, à côté, semble un petit de locomotive, qu’un chirurgien du Creuzot aurait disséqué de son scalpel.

Certains de ces navires exhibent à leur avant l’horreur d’un ver solitaire, ou bien encore de quelque affreux serpent de mer qui, en mille replis, se tourne, se contourne, se retourne et se détourne. Il a l’air de garder l’engin ; c’en est le mauvais génie. Il remplace le bon génie que les honnêtes bateaux, qui vont sur l’eau, portent à leur proue, sur le beaupré. En réalité, il n’est pas si serpent de mer que ça ; c’est simplement le refroidisseur d’eau. Ça ne l’empêche pas de ressembler à un serpent. J’y tiens. Tous ces monstres, pour le moment, demeurent en place, mais on sent leur impatience, ou plutôt on l’entend. Quand on les maintenait trop longtemps en place, les chevaux, — du temps où il y avait des chevaux, — piaffaient ; les automobiles trépident. C’est leur façon de piaffer. Toutes ces bêtes halètent, non pas du chemin parcouru, mais du chemin à parcourir. Elles reniflent la route ; elles frissonnent à l’idée de partir comme des folles, dans le vent. Des palefreniers leur passent sous le ventre et visitent, méticuleux, leurs quatre fers : je veux dire qu’avant le départ des mécaniciens, le dos sur la route, leur rivent, par en dessous, le dernier écrou. Et je ne regrette point cette cacophonie de comparaisons où je les vois tour à tour vaisseaux de guerre, cavales, serpents et bêtes de l’Apocalypse, car elles sont tout cela et d’autres choses encore, excepté des voitures.

J’interroge sur leurs « combien à l’heure ? » Et je suis stupéfait de tant de vitesse dans aussi peu d’espace. Ici on m’accuse soixante, soixante-dix kilomètres à l’heure. Quatre-vingts. Je m’arrête devant le plus formidable. « Celle-là, me dit-on, on ne sait pas ! » C’est beau à regarder passer, toutes ces machines-là ; j’aime mieux ça que d’être dedans.

Je me détourne de ces forces, et c’est un repos que de regarder maintenant, d’apprécier dans toute leur finesse, leur grâce et leur légèreté, les merveilles de la carrosserie automobile. Elles envahissent, à cette heure, toute la route. De jolies femmes, la main posée sur la roue directrice, font évoluer, avec une sûreté parfaite, l’élégance des phaétons. De toutes parts, les motocycles arrivent, innombrables, et les voiturelles, comme des demoiselles très sages, et modestes, attendent le signe du départ. Une nuée de bicyclistes couvre la route sur plusieurs kilomètres, et c’est vraiment une fête sportive très belle que celle là, dans la splendeur du chaud malin. Et la foule des véhicules grossit à tout moment, plus compacte. Tous ceux qui sont là ont compris notre effort ; ils savent l’importance d’une course de ce genre pour le développement de l’industrie automobile, et que les courageux professionnels qui vont monter et conduire les monstres dont je parlais tout à l’heure traceront les voies aux moins hardis, et enseigneront aux amateurs à tenter « le moins », puisqu’ils auront accompli « le plus ».

Huit heures bientôt. Nous nous dirigeons vers le sommet du plateau pour voir passer les concurrents dans toutes les fureurs de leur vitesse. Derrière nous, la route est frémissante de ces milliers de chevaux-vapeur, de cette colossale énergie dont reflet est momentanément réduit à néant de par la volonté de tous et de par le déplacement d’une manette. Nous écoutons le grondement lointain déjà, le mugissement menaçant de toutes ces bêtes, prêtes à bondir.

Et, soudain, elles bondissent, elles passent, elles s’évanouissent. À trente secondes d’intervalle, elles se ruent vers Ozouer, où monte maintenant un nuage immense de poussière, comme si l’on venait d’y allumer un incendie ; à peine a-t-on le temps d’apercevoir, courbé sur la roue directrice, — comme un marin faisant face à la rafale est courbé sur la roue du gouvernail, — l’homme qui mène cet éclair. Ils sont loin maintenant. Ils devront faire face à la rafale jusqu’au bout, jusqu’au bout de leur Tour de France. Cette rafale ne les quittera pas. Ils la créent pour vous, pour moi peut-être, pour que je sache un jour ce que c’est qu’un carburateur, et que je puisse goûter au charme et à l’individualité d’un voyage pas trop cher, en automobile. Ces fous qui vont si vite sont de braves gens. Pourvu qu’ils n’écrasent personne !