Sur mon chemin/Livre IV/Article 6

Ernest Flammarion (p. 278-284).
◄  En loge

UN HÉRITAGE


Voilà deux ans que Gustave Moreau est mort ; voilà deux ans qu’il a légué son œuvre à l’État, et, depuis deux ans, l’État se tait. L’État n’a pas encore accepté ; l’État n’a pas eu le temps de répondre au mort.

Un prodigieux artiste, pendant quarante années, s’enferme entre quatre murs qu’il fait bâtir dans le dessein de s’isoler des hommes. Là, loin du bruit que fait la Renommée autour des choses de l’Art, loin des honneurs qui viennent frapper à sa porte, laquelle ne s’ouvre point, sourd aux prières de ceux qui, tardifs enthousiastes d’œuvres qui se sont laissé voir, aspirent à contempler celles qui se cachent, seul, orgueilleusement seul dans cette prison sublime où tourbillonneront les oiseaux farouches de son rêve, il travaille. Pendant quarante années, oiseleur démoniaque ou divin des pensées envolées de son cerveau, il les poursuivra aux quatre coins de cette cellule, et quand il les aura emprisonnées dans ses mains tremblantes et fiévreuses d’artiste, il les clouera aux murs, ailes éployées, ailes de nuit, ailes d’azur, pensers de ténèbres ou de lumière. Et tout cela pour qu’à, l’heure de la mort il ait le droit de dire à l’État :

« Maintenant, vous pouvez pousser le battant de ma porte. Franchissez mon seuil. Cette maison, je vous la donne. Soyez-en le gardien fidèle et n’en chassez point mon âme que j’ai clouée, avant de partir, sur le mur. »

Cette âme n’est point celle de tout le monde ; des experts l’ont estimée six millions. L’État ne sait pas encore s’il voudra de cette âme. L’État est bien dégoûté !

C’est une histoire incroyable. En 1898, Gustave Moreau mourait. Il laissait à l’État, par testament, l’hôtel ou plutôt le musée de la rue La Rochefoucauld et toutes ses collections, tous ses dessins, tous ses tableaux. La lecture de ce testament, que m’a faite, hier, l’exécuteur testamentaire de Gustave Moreau, son ami, M. Henry Rupp, est une des choses les plus touchantes et les plus simples qui soient au monde. Moreau ne veut point mourir. La vraie mort, pour lui, c’est la dispersion de son œuvre, il ne redoute rien tant, par delà la tombe, que la vente, l’affreuse vente, qui jettera aux quatre vents du monde la poussière de son génie. Si l’État négligeait de réaliser ses derniers désirs, il compte sur la Ville ; si la Ville ne veut point de son œuvre, il la lègue à l’École des Beaux-Arts ; si celle-ci n’en sait que faire, elle ira à l’Institut, et si l’Institut refuse, l’exécuteur testamentaire, M : Rupp, prendra livraison de cela. Ami fidèle, il continuera la volonté du mort ; mais il a la barbe chenue et il redoute l’heure des successions et des partages.

Alors, l’État n’a pas répondu. Pourquoi ? Il n’en sait peut-être rien lui-même. Il a peut-être oublié qu’il doit répondre. On en est réduit à des suppositions. On a dit : « Gustave Moreau a légué un hôtel et une œuvre estimée plusieurs millions à l’État, mais il a oublié de lui laisser une somme pour l’entretien de ce musée. Ça coûterait bien douze mille francs. Le Gustave Moreau, ça n’est pas mal, mais ça ne vaut peut-être pas douze mille francs par an. » Est-ce cela ? Ce raisonnement doit être imbécile, car enfin quand on achète six cent mille francs la Vierge de Murillo, le revenu de cette somme s’en va avec les six cent mille francs, et cela n’empêche point que l’on achète. Quoi encore ? La commission consultative des beaux-arts a accepté le legs à l’unanimité. Qu’attend-on ? La bonne volonté de M. Roujon ou le zèle de M. Leygues ? Il faut tout de même que le ministre des beaux-arts prenne une résolution. Il ne peut la prendre sans une entente préalable avec le ministre des finances ? À cause de l’entretien ? Qu’ils s’entendent, mon Dieu ! Le projet de loi qu’ils déposeront sur la tribune de la Chambre pour le petit crédit nécessaire sera certainement adopté. La majorité des députés sait ce que c’est que Gustave Moreau. Je l’espère.

Ou alors qu’ils disent non. D’autres sont là, prêts à recueillir ce qu’ils ne voudront point. D’autres sont là qui guettent l’admirable proie. Monsieur Leygues, je vous assure que vous êtes coupable. Allez donc faire un tour du côté de la rue de La Rochefoucauld ; je n’ai point la prétention de vous faire découvrir Gustave Moreau ; mais, tout de même, ça vaut la peine que l’on se dérange ce qu’il y a là-bas, sur les murs. Des Anglais qui faisaient les malins, à cause de Burne Jones, s’en sont retournés de là avec un grand coup de poing, le knock out, le coup de poing qui fiche par terre, dans l’estomac, et la Belgique a supplié M. Rupp de laisser transporter l’âme de Gustave Moreau à Bruxelles pour inviter les peuples à la venir contempler, puisqu’on n’est pas encore sûr de ce qu’on va en faire, en France.

Certes, que l’État, que la Ville, que l’Institut et autres personnalités civiles, ne veuillent point du legs de Gustave Moreau, cela n’empêchera point ses tableaux, comme on dit, de « passer à la postérité ». On les retrouvera, accrochés, dans les galeries les plus riches du monde. Mais il ne faut point que cela soit. Qu’importe une Salomé dans quelque vague Luxembourg ou dans le vestibule d’un marchand de cochons de Chicago ? Ce qui fait, au contraire, la valeur tout à fait exceptionnelle du legs de l’artiste, c’est la réunion formidable, innombrable, antithétique, chaotique, et «une » cependant, de tous les éléments qui ont constitué son effort pendant plus de quarante ans.

L’amateur, le profane, l’élève viendront chercher là le secret, tout le secret de la pensée du maître, toutes les hésitations et toutes les certitudes de son art, toutes les étapes de son génie. Quel enseignement ! Quelles leçons ! Ils assisteront à la genèse de l’œuvre. Ils feuilleteront toutes les pages du rêve, depuis les dessins les plus vagues jusqu’aux formes les plus définitives ; ils sauront alors comment du modèle de chair et de santé qui a posé Salomé est sorti peu à peu l’être de prodigieuse volupté et de vice mystique qui tend vers la tête sanglante du Baptiste son geste d’extase, de plaisir et d’effroi. Ils jugeront le labeur infernal qui a abouti aux Messaline, aux Prétendants, aux Pasiphaé et aux filles de Thestius. Depuis la première esquisse jusqu’au coup de brosse que la mort arrêta, ils verront voguer les calmes Argonautes. Sous leurs yeux, naîtront les Muses, filles d’Apollon. Ils n’ignoreront point comment du Tyrtée boiteux et contrefait est sorti ce jeune dieu qui conduit en chantant Lacédémone à la victoire. Et surtout, ils sauront de quelles centaines de Lédas est fille cette Léda si simplement belle et si idéalement chaste. Devant l’oiseau divin qui pose si majestueusement son col recourbé sur la tête de cette femme aux paupières closes et qui semble communier, tout le symbolisme de la mythologie hellène leur sera révélé, et ils seront épouvantés du travail qu’il a fallu à cet homme pour, avec ce cygne et cette femme, faire une chose qui, je puis bien vous le dire, est fort loin de la peinture de M. Bouguereau et n’aurait que médiocrement inspiré Offenbach quand il écrivait ses flonflons autour de la fille de Jupiter.

Et si nous devons estimer que la dispersion de cette collection unique serait un désastre pour l’Art, c’est que, justement, autant que les vastes compositions achevées, les toiles primitives où la pensée embryonnaire de Gustave Moreau s’imprima, doivent être, à tous les yeux, précieuses. Voilà des Chimères qui se cabrent d’un unique vol de son pinceau et qui sont telles encore qu’elles surgirent, pour la première fois, de son âme tourmentée. Voilà surtout une toile de badigeon écarlate et noir qui sera plus tard la « Mère de Moïse ». Ces ténèbres et ce sang, ces oiseaux qui battent d’une aile lourde une atmosphère de feu au-dessus d’un fleuve de plomb, ce geste à peine indiqué d’une femme dans la nuit, n’est-ce point l’image du cerveau du maître à la minute mystérieuse et sacrée de la naissance de l’Idée ? à la minute divine de la création ?

Ainsi en va-t-il pour la « Vie de l’Humanité » et pour cette Messaline si puissante de luxure froide, volontaire et passive, et pour tant d’autres compositions de signification mystique et philosophique. Nous en avons le point de départ. Il servira à mesurer le chemin parcouru jusqu’à l’arrivée. Les esquisses, les dessins, les études, dont cinquante placards regorgent marqueront les étapes. Et vraiment, quand on songe à l’enseignement unique que les amis de l’Art et que les élèves du Beau iront chercher là, on reste confondu devant la stupide inertie des pouvoirs publics qui continuent à ignorer que Moreau est mort et qu’ils héritent.

Alors on se demande — et peut-être M. Roujon pourrait nous répondre — si cette inertie n’est pas voulue, sournoisement encouragée par de tout-puissants pontifes de l’Art officiel, par des maîtres d’Écoles qui redoutent une impression fatale à de jeunes méninges, et qui ne considèrent point sans effroi que leurs élèves pourraient passer les ponts, voir cela, et ne plus revenir ?