Sur mon chemin/Livre IV/Article 16

Ernest Flammarion (p. 344-352).

POUR LES GRINCHUS


L’omnibus était plein de grinchus. Il allait cahin-cahant, déambulant, s’arrêtant. Dans leurs alvéoles, les vitres faisaient une musique terrible qui piquait l’oreille. Mais, plus terribles encore que cette musique des vitres, les grinchus grinchaient.

Ils disaient : « — Vous voyez cette poussière de plus en plus dense dans laquelle nous entrons et qui enfarine la ville, c’est de la poussière de plâtre et de ciment. Plus haïssable que les brouillards de Londres ou que la suie qui tend son manteau de deuil sur les pays d’usines, elle nous vient du plus vaste chantier du monde, se dépose sur nous et brûle nos vêtements, entre en nous et brûle nos poumons. Messieurs, que pensez-vous de l’Exposition ? »

Et tous les grinchus répondaient, en chœur : « — L’Exposition ? Ah ! la sale bête ! »

Un autre grinchu reprenait : « — Moi, messieurs, je suis boulevardier. Je veux dire par là que tous les jours, à six heures, je quitte mes occupations et ma femme pour venir à la terrasse d’un café fréquenté par les poètes, les journalistes et les habitués des premières ; et là, tranquillement, je savoure mon absinthe au sucre et la joie d’être boulevardier. Hélas ! ce bonheur ne m’est plus permis. Le boulevard est devenu une cohue sans nom, et l’on verra de tout aux terrasses du boulevard, durant cette Exposition, excepté des boulevardiers. »

Un troisième grinchu raconta qu’il était arrivé trop tard pour un riche mariage, à cause des encombrements de la voie publique ; un quatrième qu’il n’avait pu trouver d’ouvriers pour l’agrandissement de son arrière-boutique, ce qui lui occasionnait le plus grave préjudice ; un autre développa le thème connu de la difficulté des communications et des prétentions des cochers de fiacre ; mais ceux qui montrèrent le plus d’amertume furent, sans conteste, l’artiste peintre, le vieux Duvalier et l’artiste dramatique.

Voici ce que disait l’artiste peintre : « — Messieurs, c’est la première fois que je suis reçu au Salon ; jamais, jusqu’à ce jour, les foules n’avaient été appelées à contempler l’une de mes œuvres. Contre toute attente, je trouve cette année un jury intelligent qui suspend à la cimaise mon « Hercule aux pieds d’Omphale ». Cette vaste toile, aussi étrange qu’originale, était destinée à ameuter le public et à faire hurler les critiques, qui sont, généralement, des imbéciles. J’y ai représenté un commencement de corps d’homme dont la force rappelle Hercule et une fin de corps de femme dont la grâce rappelle Omphale. Le corps tout entier est donc heureusement dénommé : « Hercule aux pieds d’Omphale ». Sans compter que mon œuvre, admirablement symbolique, explique et rend palpable pour les moins intelligents la signification de la fable mythologique. L’humanité tout entière tient dans les vingt-quatre mètres carrés de ma toile. Eh bien ! messieurs, on n’est pas venu voir cela, vous-même vous ne l’avez pas vu, et personne ne le verra.

» Le Salon, cette année, est plus désert que le désert, et j’ai beau y entrer dix fois par jour, ça fait dix entrées, mais c’est toujours la même personne qui s’y promène. La faute en est à cette Exposition qui me dégoûte. C’est à se faire maçon ! »

Quant au vieux Duvalier, il s’exprima en ces termes :

« — Moi, je suis le vieux Duvalier. Le lundi, je mange du bœuf à la mode ; le mardi, du haricot de mouton ; le mercredi, du veau marengo ; le jeudi, du poulet sauté chasseur ; le vendredi, de la raie au beurre noir ; le samedi, du bœuf nature ; le dimanche, de la tête de veau à la vinaigrette. Cette régularité dans le mode d’alimentation m’a procuré une santé robuste ; mais je sens bien maintenant que mon estomac se refuserait à prendre le mardi ce que je dois lui offrir le dimanche. Or, jugez de mon effroi : l’Exposition n’a pas été plutôt ouverte, que mon Duval ordinaire, où je procède depuis dix ans à ma quotidienne manducation, est devenu impraticable. L’idée qu’il va falloir le quitter m’est odieuse. Et cependant je devrai m’y résoudre, puisqu’à l’heure où j’arrive je n’y trouve plus ma place coutumière, ni d’autres. Quand je songe que, pendant six mois, je ne m’assiérai plus à cette table où Mathilde me servait avec tant de soin, de dévouement et d’attentions délicates, je n’ai plus d’appétit, Mathilde, messieurs, est une petite brunette accorte et malicieuse. Elle me permettait de lui dire d’aimables polissonneries au dessert, quand le coup de feu de midi était passé et que le « brochet » n’était pas là. Ainsi appelions-nous le gérant ; nous n’avons jamais su au juste pourquoi ; mais c’était délicieux. Que vais-je devenir ? Quant à elle, la pauvre, elle débitera du navarin à des provinciaux gloutons qui viennent à Paris pour voir l’Exposition ! Mon estomac la maudit, leur Exposition ! Que Dieu la damne ! Que le feu du ciel la dévore ou qu’un tremblement de terre l’engloutisse ! »

Ici l’artiste dramatique prit la parole :

— « — Monsieur le vieux Duvalier, dit-il, je crois qu’il n’est point besoin de tant de cataclysmes. Si le soleil qui s’est levé depuis trois jours à l’horizon de Paris ne se couche pas, avant quinze jours nous serons débarrassés de leur Exposition. Elle fondra ! »

Les grincheux se mirent à rire, mais l’artiste dramatique ne riait pas. Il continua le plus sérieusement du monde :

« — Elle fondra, vous dis-je. Croyez-en un artiste de café-concert qui chanterait désormais devant des banquettes vides à cause des fêtes de nuit de l’Exposition, si l’Exposition ne devait pas fondre. Mais elle fondra. Je l’ai vue bâtir. Tout ça, voyez-vous, c’est du maquillage. Avez-vous assisté à la toilette de quelque amie de coulisse, dans sa loge, avant l’entrée en scène ? L’artiste, épaules et bras nus, se lave à l’eau de Cologne, puis se frotte la peau de vaseline ; par là-dessus, elle étend de la crème blanche, se met du rouge aux pommettes, puis égalise, amalgame le tout avec de la poudre de riz à profusion. Ce n’est que le gros œuvre. Le travail de détail suit. Elle souligne l’éclat du regard au crayon bleu ; s’allonge démesurément les yeux ; se passe, au bout d’une brosse, du cosmétique sur les cils, après l’avoir fait chantier sur une petite lampe à esprit de vin que défendent les règlements ; se met du rose aux paupières et du carmin éclatant à la bouche, en soignant le dessin des lèvres. Puis c’est le travail des mains qui recommence, vaseline et poudre, ongles roses. Puis c’est la perruque. Quand tous ces ingrédients ont passé sur votre amie, et qu’elle apparaît à tous si belle et désirable, vous êtes le seul à ne point pousser le cri d’enthousiasme ; car vous avez surpris le secret de sa beauté et vous savez ce que valent les poudres et les fards. Eh bien, moi, messieurs, qui ai vu bâtir l’Exposition, j’ai pénétré le mystère des plâtres et je dis : Peuh ! Il ne faut point me la faire à la pierre meulière. Presque tous ces palais sont outrageusement en toc. J’ai vu s’attifer les architectures ; on a frisé de carton la perruque blonde de leur dôme, on a agrandi la perspective menteuse de leurs fenêtres et de leurs portes : fausses bouches, faux yeux. Derrière les oripeaux et les clinquants, j’ai jugé la pauvreté des dessous. Sur le squelette chancelant des charpentes on a fait couler une pâte malsaine que l’on a poudrederizée, peinturlurée, fardée. C’est fait avec de la vaseline de ciment, décoré avec du plâtre des fées et du mortier de coulisse ! Aussi, je vous dis : Telle une acteuse qui est restée longtemps sous le feu de la rampe, je vois déjà l’Exposition et tout son maquillage cosmopolite fondre sous les rayons du grand soleil. Quel mastic, messeigneurs ! quel gâteau de maçons ! quel saint-honoré pour entrepreneurs ! La Tour Eiffel occupera le centre de cette pièce montée, et c’est la grâce que je lui souhaite ! Ainsi soit-il. »

Les grinchus montrèrent une joie désordonnée, puis, se tournant vers un personnage qui occupait le strapontin du milieu, et qui n’avait encore soufflé mot, ils lui demandèrent : « — Et vous, monsieur, avez-vous à souffrir de l’Exposition ? »

L’omnibus venait d’entrer dans l’avenue de La Motte-Picquet. Le personnage indiqua du doigt le Trottoir roulant et dit « Mes fenêtres, qui sont au premier étage, donnent là-dessus. »

Ce furent des grinchements effrayants. Tout le monde plaignit cet homme et quelqu’un lui donna le conseil d’ouvrir toutes grandes ses fenêtres quand il ferait sa toilette et de se montrer de dos, en highlander ramassant une épingle. « — Qu’est-ce que vous voulez qu’on vous fasse ? un procès ? Vous le gagnerez ! vous êtes chez vous. Si quelqu’un monte à une échelle pour voir ce qu’il s’y passe, qu’il ne s’en prenne qu’à lui du spectacle qu’on lui offre. Enfin, ajoutèrent-ils, ce bruit que fait le Trottoir, en roulant, vous rendra fou. »

À la stupéfaction de tous, le personnage du strapontin répondit avec calme :

« — Je ne montrerai point mon dos au Trottoir roulant, mais un visage de bonne humeur et de bienvenue pour ceux qui s’y font rouler. Ils arrivent, pour la plupart, de fort loin ; c’est nous qui les avons invités, et, depuis trois ans, ils se sont préparés, par un labeur assidu, par un effort exceptionnel, à la fête promise. Ils ont voulu s’y montrer à leur avantage ; et, des quatre points cardinaux, ils accourent, certains traînant avec eux des fardeaux qui sont des choses merveilleuses. Le Monde défile sous ma fenêtre et mon orgueil en est immense. Quant au tumulte qui sort de ce Trottoir, je ne le hais point. J’aime le bruit que fait l’effort des hommes ; j’aime la chanson des marteaux, le remuement des chaînes, le grincement des grues, les sifflements de la vapeur et le roulement de ce Trottoir qui est le chemin, la route, la rue de l’avenir. Alors, sans doute, il se déplacera sans bruit, transportera d’une mer à l’autre des auberges et des villages, et remplacera avantageusement des véhicules aussi défectueux que celui qui nous traîne à cette heure. Ce petit Trottoir me plaît ; grâce à lui, l’homme, qui est un Petit-Poucet, chaussera bientôt des bottes de sept lieues. Je ne vous cache point que le bourdonnement immense qui monte de cette ruche formidable qu’est l’Exposition m’a quelquefois gêné dans mon sommeil. Je ne m’en plains pas. Je savais que Paris travaillait à la chose la plus gigantesque qu’ait tentée le génie humain, et que dans le décor de plâtre, aussi merveilleux que passager, que nous décrivait tout à l’heure M. l’artiste de café-concert, la France donnait rendez-vous au labeur prodigieux et forcené des peuples ; je savais qu’en nous quittant, des millions de bouches clameraient notre gloire sur la Terre, et, en me disant ces choses, j’attendais patiemment le sommeil. Que voulez-vous, messieurs, je suis patriote ! »

Tous les grinchus affirmèrent qu’ils étaient également d’ardents patriotes et qu’ils étaient prêts « à verser leur sang pour leur pays ».

« — La patrie, pour le moment, ne vous en demande pas tant, continua cet homme plein d’imagination et de bon sens. Sacrifiez simplement sur son autel vos petites habitudes et vos vieilles routines ; offrez-lui en holocauste vos petits intérêts lésés ; laissez-vous piétiner, en son nom sacré, sur les boulevards, et abandonnez-lui votre plat du jour. Vous aurez contribué à sa victoire ! »


fin