Sur mon chemin/Livre IV/Article 15

Ernest Flammarion (p. 336-343).

FOUETTE, COCHER !


Quand j’abandonnai le spectacle de la Haute-Cour, le cadran du palais du Luxembourg marquait six heures et demie, exactement.

Au coin de la rue de Tournon, à deux pas du restaurant Foyot, je hélai un fiacre qui passait mélancoliquement à vide.

— Vous ne me prenez pas à l’heure, bourgeois ? me demanda le cocher qui me parut avoir une figure de brave homme.

Et, comme, pour le mettre en bonne humeur et l’exciter à une allure rapide, je lui annonçais une course, une simple course jusqu’à l’hôtel du Matin, 6, boulevard Poissonnière, il me répondit qu’il le regrettait.

— Et pourquoi ? lui demandai-je, sans dissimuler ma stupéfaction.

— Parce que, bourgeois, par les temps et les rues que nous traversons, il n’y a point de course qui ne dure, au moins, une heure !

Je me contentai de sourire d’un air entendu, comme quelqu’un qui sait comprendre la plaisanterie. Il démarra et fila comme le vent. La rue de Tournon est large et quasi déserte. Tant que nous fumes dans la rue de Tournon, je n’eus pas à me plaindre des événements.

Mais au coin de la rue de Seine et du boulevard Saint-Germain, le fiacre s’arrêta devant un encombrement.

— Qu’attendez-vous ? dis-je à mon cocher.

— J’attends, bourgeois, que la voie soit libre.

— Prenez-en une autre, fis-je sur un ton sec.

Il en prit une autre, descendit le boulevard jusqu’à la rue Grégoire-de-Tours, tourna à la rue de Buci, arriva de la sorte jusqu’à la rue Dauphine, et la parcourut d’un bon trot.

— Décidément, me disais-je, je suis bien tombé. Voilà un brave garçon qui aura dix sous de pourboire.

Je n’avais point fini de formuler cet accès de générosité, quand le fiacre stoppa. Le cocher descendit de son siège et battit, de la semelle, le trottoir.

— Qu’y a-t-il encore ? m’écriai-je, en passant la tête à la portière.

— Il y a des travaux, me répliqua mon homme, de l’air le plus stoïque du monde. Monsieur n’a point voulu me laisser prendre la rue de Seine. Monsieur est maintenant bien avancé. La rue de Seine est peut-être, à l’heure qu’il est, la seule rue de Paris où l’on ne travaille point. Il fallait avoir la patience d’attendre qu’elle fût désencombrée. Il ne faut point s’étonner de trouver des encombrements dans une rue où l’on ne travaille pas. Tout le monde y veut passer ; mais on s’en tire encore, tandis qu’ici…

— Ici ?

— Nous en avons au moins pour dix bonnes minutes.

Je descendis et regardai autour de moi. Trente véhicules étaient arrêtés au coin de la rue Dauphine, des quais de Conti et des Grands-Augustins.

Il y avait de petits chantiers sur les quais et dans la rue. À la place du trottoir, je vis un grand trou, un vaste puits entouré de barrages qu’éclairaient de petites lanternes rouges.

— Prenons un autre chemin, dis-je.

— Mon bourgeois, il est préférable de ne point perdre notre place. C’est bien inutile d’aller faire la queue ailleurs.

Je dus me rendre à ces bonnes raisons.

— C’est bien, nous attendrons, mon ami, obtempérai-je.

— Vous n’êtes point mon ami, lit l’homme. Si vous étiez mon ami, vous m’auriez déjà offert de trinquer dans ce débit.

La porte en était ouverte, et le cocher qui me faisait la proposition, un peu familière, d’en franchir le seuil avait un si jovial sourire que je n’eus point la ridicule fierté de refuser.

Nous entrâmes.

— Nous sommes tous des hommes, déclara mon cocher.

Là-dessus, il se fit servir « une petite fille ».

— Ne craignez rien, ajouta-t-il, ce n’est point pour la manger !

De fait, il la but. Je dus m’associer à sa consommation. Ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose. C’est une demi-bouteille de vin cacheté. Il suffit que le vin soit bon.

Sur ces entrefaites, notre tour de passer arriva. Le cocher remonta sur son siège, je remontai dans la voiture et je constatai à ma montre qu’il était sept heures moins un quart exactement.

Nous prîmes le Pont-Neuf. J’admirai la Seine et les feux des ponts. Jaunes ou groseille, ils n’avaient point des scintillements d’étoiles, mais alignaient de petites lunes pâteuses dans le brouillard. L’ombre immense des tours du quai de l’Horloge, la masse noire du Palais, aux contours perdus, se trouaient de clartés falotes à quelques fenêtres, et je fis cette réflexion rassurante que la justice humaine travaillait tard, même en hiver.

Nous arrivâmes devant les grands magasins de la rue du Pont-Neuf, et j’étais tout à fait hypnotisé par une occasion de peluche à 1 fr. 45, quand le fiacre s’arrêta.

Nous étions au coin de la rue de Rivoli. J’eus un coup d’œil navré sur les travaux du métropolitain, sur le grand quadrilatère de planches qui, prenant la moitié de la chaussée, arrêtait la moitié de la circulation. L’autre moitié était arrêtée par des sergents de ville. Ils avaient des bâtons blancs, avec lesquels ils faisaient, au centre du carrefour, de grands cercles dans l’air, et ils semblaient mêler ainsi, dans une compote définitive, un tramway « Cours de Vincennes-Louvre », un omnibus « Gare Saint-Lazare-Place-Saint-Michel », un autre omnibus « Gare Saint-Lazare-Hôtel-de-Ville », vingt fiacres, une tapissière, deux voitures de déménagement et une demi-douzaine de charrettes à bras. Mon homme quitta de nouveau son siège.

— Il faut s’armer de patience, me dit-il, et il ajouta que, quant à lui, il en était rempli.

— Monsieur a dû remarquer que nous ne crions plus et que nous sommes pleins de courtoisie pour les confrères. S’il nous fallait, en ce moment, nous dire des choses désagréables chaque fois qu’on est arrêté, on risquerait fort de s’enrouer. Nous gardons notre voix pour l’Exposition. Et puis, nous ne pouvons guère nous fâcher. Puisque l’on travaille pour l’Exposition, on travaille pour nous, pas vrai ?

Derrière nous, un automédon dit d’une voix douce :

— Avance donc, choléra !

Je fis aussitôt observer à « mon ami » que cette expression ne venait point à l’appui de son discours. Il me répondit, avec un sourire bon enfant, « qu’ils n’avaient point l’habitude, dans la partie, de considérer choléra comme une injure ». Et il invita, sans rancune, son confrère impatient à prendre un « mêlé-cass. »

Si monsieur veut être des nôtres, fit mon automédon, j’en serai reconnaissant à monsieur. J’ai accepté la consommation de monsieur, monsieur ne refusera pas la mienne.

J’étais entre les mains de cet homme. Intimidé par le ton qu’il prit pour me dire cela, et persuadé que la compote de tramways s’étalerait quelques minutes encore sur la chaussée, n’ayant point perdu, en outre, l’espoir de rentrer chez moi avant les heures indues, je me laissai servir un « verre de la bouteille ». J’avais pudiquement refusé « un demi-setier du broc ».

Les deux camarades, après le « mêlé-cass », commandèrent un « pompier ».

À ce moment, les véhicules commençaient à s’ébranler. J’en fis discrètement l’observation. Ils vidèrent d’un coup leur verre, en s’écriant : « Une, deux, trois, camarade, sauve-toi ! »

Nous nous sauvâmes. La rue de Rivoli fut traversée. On parcourait au grand trot les Halles, entre la double rangée des globes électriques, pâles et bleus, tel un soleil de minuit tiré à vingt exemplaires.

Avant de disparaître dans la rue Montorgueil, je pus constater qu’il était, au cadran de Saint-Eustache, sept heures dix, exactement.

Ce qui arriva par la suite dépasse toute imagination. Nous nous butâmes à une transformation de pavé, au coin de la rue Étienne-Marcel. Puisque la rue Montorgueil était impraticable, nous nous en fûmes vers la rue Montmartre. Arrêté à l’intersection de la rue Mandar et de la rue Montmartre, le cocher eut la mauvaise inspiration de prendre la Mandar. Il revint, reculant devant des fortifications de pavés de bois. Il se jeta dans la rue d’Aboukir. Il fut bloqué au coin de la rue Réaumur, qui se fait fabriquer un tramway. Il en profita pour s’offrir un « tigre » qui est, à ce que j’ai pu voir, de l’absinthe et de la grenadine.

Vous parlerai-je de mes mésaventures rue de Cléry, rue du Sentier, puis rue des Petits-Carreaux, rue de Mulhouse ? Non. Je ne vous ferai point le dénombrement de tous les pavés qui se trouvèrent sur notre chemin, et je vous ferai grâce de la dernière « mominette » que l’on servit à mon cocher sur son siège. Mais quand je fus au Matin, il sonnait huit heures, exactement.

J’étais anxieux.

— Il n’est venu personne me demander ? fis-je à Xavier, lequel est un garçon fort intelligent, préposé aux visites.

— Si, monsieur, me répondit-il. Un homme qui porte un paletot avec des poils dessus, un chapeau melon sur des cheveux longs, un complet à carreaux et l’air faraud.

— Ah ! ah ! je sais, répliquai-je. Et moi qui maudissais les travaux pour l’Exposition ! Cet homme est venu, l’autre jour, me taper de cent sous.

— Parfaitement, monsieur, me dit Xavier. Il m’a dit qu’il venait, cette fois, pour vous les rendre.

J’en ai déjà assez des bienfaits de l’Exposition.