Sur mon chemin/Livre III/Article 11

Ernest Flammarion (p. 232-236).

LES TROIS


Sur les banquettes vides où vint s’asseoir, pendant plus de quarante audiences, la troupe éparpillée des soldats du Complot, il ne reste plus que les trois chefs.

Négligeant les comparses, la justice politique de la troisième République a frappé à la tête. Les trois disent qu’ils ne se connaissaient point et que la prison les réunit pour la première fois. La dernière audience nous les aura montrés, échoués dans le même coin, réunis dans l’accolade du malheur, une et triple, où ils s’étreignirent les mains, en croix. Ce fut un spectacle — car dans le cadre, alors trop vaste, que traçait dans l’hémicycle sénatorial la quadruple haie des gardes républicains, ils firent bonne, et courageuse, et grande figure, et ils eurent une attitude et des orgueils de chefs.

M. Buffet est courbé sur sa banquette, allongé sur son pupitre, les bras étendus et nerveux, les poings réunis et impatients, dans une attitude de colère intérieure domptée. De minute en minute, il lève la tête sans redresser le buste et nous montre le regard dur, le front volontaire et la bouche rageusement close du vaincu qui ne veut même plus maudire ses juges.

Guérin est pâle. Il se lient droit, les mains dans les poches et sourit. Son sourire a quelque chose d’un tic ; il est maladif, presque inconscient. Guérin ne sait peut-être pas qu’il sourit. C’est lui qui joue la plus funeste partie dans tout ceci. Beau joueur, il voudrait gagner dix ans de forteresse sans émotion et en faisant la moue. Avec un effort presque invisible, il y réussit. Il est peut-être le plus étonnant des trois, car il n’est soutenu moralement ni par la foi monarchiste de Buffet ni par l’idéal simple et pompeux du nationalisme de Déroulède. Il ne tient que par l’habitude de l’Aventure et de la défaite.

Des trois, Déroulède est le plus beau. Les deux autres sont là. Ils assistent à la chose. Ils ont des attitudes pour le Sénat, et peut-être n’oublient-ils point que l’on s’écrase dans les tribunes. C’est bien leur droit. Quand on paie ces altitudes-là de dix ans de bannissement ou de détention, on peut s’offrir le luxe de succomber « en beauté ». Mais Déroulède le néglige. Il est ailleurs, très haut, dans son rêve triomphal d’une République vertueuse, victorieuse et patriote. Son regard ne regarde rien que les politiciens puissent voir. Les politiciens n’existent pas. Dans sa République, il n’y aura pas de politiciens. Sa figure est extraordinairement paisible.

Et tous trois font des déclarations adéquates à ces silhouettes.

Buffet, rude, franc, loyal serviteur du Roy, têtu, dévoué à des principes rigoureusement étroits, prêt à souffrir pour son Roy et prêt à mourir en rageant pour ses principes, la tirade un peu vieille, rajeunie cependant d’une interprétation nouvelle du droit divin, Buffet se console de sa défaite à lui, puisque la République parlementaire — la gueuse — « a été condamnée douze fois » ![1]

Guérin accompagne son bref discours d’un geste de prodigieuse lassitude. Déroulède, vibrant d’un espoir forcené, dira : « Je reviendrai ! » Lui, l’Aventurier fatigué de l’Aventure, l’homme qui en a tant vu depuis l’histoire Mallet, l’ex-portefaix, le conférencier, l’économiste et le général du Fort-Chabrol, pousse un soupir, lève le bras, le laisse retomber, ricane avec amertume et dit : « Quand reviendrai-je ? Où irai-je ? Que m’importe ! »

Et Déroulède clame : « Je reviendrai quand reviendra la justice ! Je reviendrai libre, quand le pays sera libéré ! Chassez-moi du sol de la patrie ! »

Guérin sourit en pensant à ses malheurs ; Buffet en veut, au nom du Roy, au gouvernement de la République ; Déroulède affirme son rêve imprécis d’idéale justice et de liberté ! Pas un ne demande grâce pour le présent, pas un ne fait un geste pour éviter le coup qui se prépare pour venger le passé ; deux d’entre eux réclament qu’on les frappe au nom de l’avenir.

Quelle que soit l’erreur de ces hommes, on peut comprendre que quelques-uns aient marché derrière eux et qu’ils aient connu des dévouements. Ce sont des caractères. Le caractère de Déroulède avait fasciné des simples comme Barillier. Hier encore, quand on l’acquitta, il ne pouvait s’arracher de la poitrine de Déroulède, qu’il tenait étroitement embrassé. Ce départ fut sensationnel ; ivre d’enthousiasme, Barillier criait : « Vive la nation ! Vive la République du peuple ! Vive la République plébiscitaire !» et par-dessus tout ça, au-dessus de tout ça, effaçant tout ça, il hurlait : « Vive Déroulède toujours ! »

Tous les acquittés, du reste, avant d’abandonner définitivement la Haute Cour, à quelque Ligue qu’ils appartinssent, ont tenu à serrer les mains de l’ancien président de la Ligue des Patriotes. M. Godefroy, lui-même s’avança. M. Godefroy, lui aussi, avait jugé que M. Déroulède était un caractère ; mais il est probable que M. Déroulède n’avait point jugé que M. Godefroy en fût un, car il lui refusa la main.

M. Godefroy, en quittant ces bancs, oublia de crier : « Vive le Roy ! » qui est un cri séditieux, mais il poussa un « Vive la France ! » bien senti qui ne compromet point son homme. « Oui, lui fit Déroulède ! Avec la République parlementaire, n’est-ce pas ? » M. Godefroy n’eut pas le temps de répondre. Un garde républicain l’avait entraîné. Il était déjà libre.

Quand les condamnés eurent fait entendre leur dernière parole, ils se levèrent pour permettre à la Cour de délibérer en leur absence sur l’application de la peine.

Ils ne devaient plus revenir. Lecture devait leur être faite de l’arrêt définitif dans leurs cellules.

M. Déroulède se tourna alors vers le président :

— Monsieur, lui dit-il, un dernier mot. C’est ici que, pour la première fois, j’ai pu apprécier la valeur et le courage de mes co-accusés, et je suis heureux de les en féliciter et de leur serrer publiquement la main.

Déroulède n’avait pas terminé sa phrase que MM. Buffet et Guérin lui étreignaient déjà les poings avec une émotion qui gagna toute la salle. C’était la dernière vision que nous devions emporter de la Haute-Cour, celle de ces trois hommes que nous ne reverrons peut-être plus jamais, étroitement unis, avant le départ pour l’exil ou le cachot.

— Le voilà, le complot ! s’est écrié Buffet.

Et Guérin ajouta, avant de disparaître :

— Et c’est la première fois que nous sommes d’accord !

Guérin n’est jamais ému bien longtemps.

  1. Allusion aux douze acquittements.