Sur mon chemin/Livre III/Article 10

Ernest Flammarion (p. 226-231).

AVOCATS POLITIQUES


C’est un luxe, pour un accusé, de se payer un avocat sans talent. Il avoue ainsi la confiance illimitée qu’il a dans la bonté de sa cause, ou encore l’excellente opinion qu’il professe de sa propre éloquence. Je m’en tiendrai, dans le cas qui nous occupe, à cette seconde hypothèse. MM. les accusés de complot, en effet, ont prouvé qu’ils étaient fort capables de se détendre eux-mêmes. Près d’eux, certains de leurs avocats ont produit petite figure. Et puisque, par le choix qu’ils tirent de leurs défenseurs, ils ont ainsi proclamé le peu d’intérêt qu’ils attachaient à cette formalité, je me permettrai d’insister, ne craignant point de leur porter préjudice, sur le tableau que nous offre, depuis l’ouverture des débats, l’hémicycle de la Haute Assemblée.

Il est des plus curieux. Sur le fond écarlate et doré de la salle, tous ces hommes habillés de robes noires et cravatés du rabat tirent l’œil. Pour ceux qui, par curiosité ou par devoir, se trouvent dans les tribunes, c’est un spectacle dont ils ne peuvent se débarrasser. Plus de cinquante avocats sont là, jouant de la manche et traînant leurs toges sous la surveillance paternelle du membre du conseil de l’Ordre, délégué par le bâtonnier pour présider à leurs ébats. On ne sait pas leurs noms ; on ne les saura jamais. Ils parlent, mais on n’en parle pas. On n’en parlera point. Quelle est cette foule ? D’où vient-elle ? Où plaida-t-elle ? Voici un grand procès et voilà d’innombrables petits avocats. Ne dirait-on pas qu’on a voulu remplacer la qualité absente par la quantité ? C’est une tradition que ces sortes de débats politiques mettent au jour de grands talents. L’histoire de ce siècle nous apprend que lorsque les pouvoirs publics poursuivirent des hommes pour leurs idées, d’autres hommes se levèrent qui s’illustrèrent en les défendant. Depuis quinze jours, il n’est sorti rien qu’un peu de bruit de ce groupe sombre ; nul éclair, nulle lueur n’est venue de tout ce noir. Le souffle sublime de l’éloquence n’a point agité cette toge immense qui s’étale, orgueilleuse, aux pieds du président.

Les occasions n’ont point manqué, cependant, des protestations superbes et des périodes fulgurantes. Il n’est venu à la tribune que des développements de conclusions et des bouts de conférence. Me Falateuf, accomplissant un devoir de président, a rappelé les gens à la sagesse au lieu de grandir le tumulte à la hauteur d’une proclamation foudroyante. Me Falateuf n’a plus pour lui que l’orgueil d’avoir été bâtonnier. Me Devin est un professeur de droit admirable. Me Tézenas et Me Chenu se sont tus. On les entendra. Ce sont des avocats classés et qui gagnent leurs procès. Mais ils ne sont point la Voix, celle qui devrait parler dans un procès de cette envergure. La Voix est absente. On l’aurait déjà entendue.

J’en ai cité quatre sur cinquante. Je pourrais en nommer cinq, car il en est deux ou trois encore que l’on connaît. Je ne le ferai point. Ne voulant être désagréable à personne, chacun pourra se dire ce cinquième-là. Les autres, néant. Le Palais de Justice lui-même est stupéfait de les voir là, et il explique cette aventure par la nécessité où les accusés se sont trouvés de prendre ce qui leur tombait sous la main, pendant les vacances.

Mais voyez-les. Leur vanité vous amusera. Ils traversent l’hémicycle avec ostentation, prennent des poses, se frisent les moustaches, se grattent, d’un air préoccupé, le cuir chevelu, rejettent avec décision, de droite ou de gauche, leur bonnet carré, entament entre eux des discussions qu’ils tranchent de l’index quand ils sont bien en vue, s’éventent de leur mouchoir, regardent les dames, se croisent les jambes, s’étendent négligemment sur les banquettes, se précipitent soudain sur leur dossier, feuillettent du papier, deviennent pensifs, posent leur crayon sur la langue, considèrent avec envie et terreur le confrère qui a osé aborder la tribune pour débiter cinquante lignes apprises par cœur, et luttent avec acharnement contre le trac qui les envahit.

C’est pendant les suspensions d’audience qu’ils sont beaux à voir. Ils restent les derniers dans la salle, vont tâter la petite tribune improvisée qu’on leur a placée là, se dirigent vers la barre des témoins. Ils font des exercices le long de cette barre ; ils s’y appuient de dos et de ventre, se tournent, se retournent, s’y accoudent, y glissent la main. On s’attend presque à ce qu’ils y mettent le pied, telles les danseuses au foyer de l’Opéra.

Est-ce que ce procès ne méritait point mieux que cela ? Des têtes chenues, des vieux du vieux barreau sont venus et s’en sont retournés très tristes. Je les avais entendus dire que tout dégénérait, et se rappeler des noms et des histoires qui sont maintenant de l’Histoire. Ils n’allaient pourtant pas les chercher bien loin.

Ils devisaient de Me Carraby dans les procès de presse, en 1870, plaidant devant la Haute Cour de Blois dans l’affaire des blouses blanches ; défendant, en 1871, Jourde, membre de la Commune, délégué aux finances. Ils parlaient de Lachaud, de Lenté faisant pleurer tout un auditoire, dans un procès qui était davantage celui du président de la République que celui de son gendre.

— Où donc est Allou ? disaient-ils, défendant Proudhon, de Girardin et Gambetta, faisant l’apologie des 363 : « C’est grand dommage et grand pitié quand les conservateurs font œuvre de révolutionnaires ! »

Là-dessus, l’un d’eux raconta qu’il avait entendu Gambetta lui-même au procès de la souscription Baudin, et il fit une peinture de l’enthousiasme de l’auditoire quand le jeune orateur parla de « la conscience humaine, impuissante à réagir contre la tyrannie, malgré le défilé sublime des Socrate, des Thraséas, des Cicéron, des Caton, des penseurs et des martyrs ! »

Certains, même, évoquèrent Berryer défendant Louis-Napoléon après la tentative de Boulogne ; et, comme ils étaient en train, ils n’eurent garde d’oublier Odilon Barrot, qui fut l’avocat de tant de procès de presse sous Louis-Philippe. Ils se souvinrent aussi du procès de Lyon, de l’affaire du régicide Meunier, et du procès de Louis Blanc, et prononcèrent le nom de Ledru-Rollin. Je vous dis que ces hommes étaient des vieillards.

Comme ils venaient d’assister à une timide diatribe d’un de leurs jeunes confrères se plaignant de la façon pleine de désinvolture dont les avait traités M. Bérenger, ils eurent des sourires, et l’un d’eux fit cette réflexion « qu’ils en avaient vu bien d’autres sous la guerre et sous la Commune ». À l’entendre, le devoir de l’avocat politique n’est que partie de plaisir aujourd’hui, à côté de l’héroïsme qu’il fallut déployer alors. Ils rappelaient les conseils de l’Ordre de cette lointaine époque et je me souvenais du récit classique de Me Rousse : « Chaque semaine, par respect pour la coutume, pour ne pas laisser prescrire les traditions de notre Ordre, nos anciens s’assemblaient. Nous avions l’air de ces vieillards de l’Illiade qui se réunissaient aux portes de Troie pour apprendre le bruit de la bataille et se raconter le combat de Patrocle et d’Hector. »

Pendant la Commune, Me Rousse voulut défendre Gustave Chaudey. Il se rendit, place Vendôme, à la délégation de la justice et demanda à être introduit auprès du citoyen Prolot. Il trouva dans le cabinet du ministre de la justice un long jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, mince, osseux, sans physionomie et sans barbe, sauf une ombre de moustache incolore, bottes molles, veston râpé et, sur la tête, un képi de garde national orné de trois galons. « J’étais devant le garde des sceaux de France », raconte Me Rousse, qui ne revint jamais d’un pareil accoutrement.

M. Bérenger, qui n’est pas garde des sceaux, se tient mieux que cela. Autre temps, autres mœurs ; et nous ne saurions vraiment demander à nos jeunes maîtres de lui en être reconnaissants.

Ainsi, à la voix de ces vieillards, évoquais-je le passé, quand le présent m’arracha soudain à mon rêve : c’était Me Hornbostel qui roulait, béat et satisfait, dans l’hémicycle. Au-dessus de lui, derrière le président, Malesherbes, défenseur du Roy, lui tendait les bras d’un geste vieux bientôt de deux mille ans, et il semblait dire ; « Laissez, laissez venir à moi le petit enfant ! »