Sur mon chemin/Livre III/Article 1

Ernest Flammarion (p. 165-171).

NOS BONS JUGES


Nos juges sont bons. Ils sont aussi bons, ils sont aussi justes qu’ils peuvent. C’est un mal de ce pays de tout dénigrer. On a dénigré nos juges. Je peux même dire qu’il n’est point d’écrivain qui ait dit du bien de nos juges. Quand on parle de la magistrature, c’est pour la maltraiter. Avez-vous jamais lu un livre où l’auteur se soit proposé d’approfondir le mystère des tribunaux, sans qu’il ait finalement voué ceux-ci au mépris des gens de cœur et à l’indignation des belles âmes ? C’est une littérature admirable et bien portée que celle qui s’apitoie sans cesse sur le condamné et qui traîne aux gémonies l’homme qui condamne. Moi, je vous dis que nos juges sont bons.

Je les étudie depuis des années et je les connais bien. J’ai passé des heures innombrables dans ce coin du Palais où défile, du lundi matin au samedi soir, entre les quatre portes des quatre chambres correctionnelles, toute la misère humaine. C’est là qu’elle vient se faire juger. Je vous affirme que nos magistrats font tout ce qu’ils peuvent pour elle.

Ils écoutent attentivement ses plaintes et ils prononcent la sentence selon que la leur dicte leur conscience et leur tempérament. L’une ne va point sans l’autre, et le tempérament a la plus grande influence sur la conscience. Comme ils ont des tempéraments différents, ils ont des sentences inégales, et c’est ce qui explique que de deux individus, poursuivis pour un méfait identique, devant des juges divers, l’un soit acquitté et l’autre condamné. Ce sont des choses qui se voient tous les jours, de la huitième à la onzième. Je vais vous citer un exemple frappant. Un individu avait été surpris, sous les galeries de la rue de Rivoli, vendant des cartes transparentes. Il promettait aux acheteurs de passage que, s’ils mettaient ces cartes devant une bougie, ils verraient aussitôt, au lieu de la dame de pique, « le coucher d’Yvette ». Or, les cartes de cet individu n’étaient point transparentes du tout, et il se trouva qu’un acheteur le poursuivit devant la neuvième chambre correctionnelle pour escroquerie. Il lui reprocha de l’avoir poussé à acheter un paquet de cartes en faisant naître en lui « des espérances chimériques », comme dit le code. Finalement, le vendeur fut condamné à trois mois de prison.

Je sortis de la neuvième et je pénétrai, en face, à la huitième. Ceci n’est pas un conte. Le même jour, devant cet autre tribunal, un autre individu était poursuivi par un autre acheteur de cartes, qu’il avait crues transparentes, toujours pour escroquerie. Là, le tribunal acquitta. Il déclara qu’il ne pouvait y avoir eu escroquerie à propos d’un « contrat immoral ».

De ces deux résultats, diamétralement opposés, les écrivains dont je vous parlais tout à l’heure ne manqueraient point de tirer quelque argument contre la justice. Ils proclameraient que la conscience des juges est bien misérable, qui fait triompher indifféremment le blanc et le noir, et qu’une chose qui est innocente devant telle chambre ne saurait être condamnable devant telle autre, sans soulever la réprobation des philosophes. Ils ne tiendraient aucun compte, naturellement, du tempérament des juges, qui pousse les uns à juger selon le droit pur, et les autres à se prononcer suivant les circonstances du procès qui ont pu choquer une austérité intransigeante.

Nos juges ne sont point de purs esprits ; ils ont, comme tous les hommes, leur caractère propre, leur nature ; pas plus que nous, ils ne peuvent faire abstraction du milieu où ils vivent, de l’éducation qu’ils reçurent et des maladies qu’ils ont. Mais, avec tout cela, ils jugent le mieux qu’ils peuvent. La grande affaire, pour le justiciable, est de bien tomber et de ne se point présenter aux coups de Thémis à l’heure où la goutte travaille péniblement l’orteil de M le président. Un homme qui souffre n’est point disposé à s’attendrir sur les malheurs des autres et la douleur aiguë lui arrache une condamnation qui ne serait point sortie si une santé florissante lui avait permis d’écouter avec placidité des arguments évidemment sans réplique.

Je possède si bien mes juges de Paris, leurs travers inévitables et la façon spéciale qu’ils ont d’envisager les choses, que je pourrais gagner beaucoup d’argent en conduisant les délinquants devant les magistrats qu’il leur faut, aux heures utiles, avec les paroles qui conviennent. Pourquoi n’y a-t-il point, dans nos Palais, un fonctionnaire intelligent et connaissant bien les hommes — je ne pose point ma candidature — chargé de distribuer la besogne judiciaire selon les tempéraments et la psychologie de chacun ? Au lieu de cela, le hasard seul préside à cette distribution. Prenez-vous-en au hasard, si la justice est rendue autrement qu’il vous plaît, au hasard qui vous fait aboutir devant M. le président Puget à l’heure où il vaudrait mieux vous trouver devant M. le président Bernard, et vice versa. Mais ne vous en prenez point aux juges qui sont ce qu’ils sont.

Je les regardais hier, les uns après les autres, me remémorant leurs états d’âme. Ils sont tous revenus des plages, des châteaux et de la chasse, et la justice bat son plein.

Voici le magistrat rusé, un peu sceptique, finaud, roublard, chèvre-choutard. IL ne se compromet point en des répliques spirituelles qui firent d’abord la réputation d’un ex-président de la 9e et qui tirent ensuite son malheur. Celui-là vous laisse dire. Vous pouvez raconter tout ce que vous voudrez et aussi longtemps qu’il vous plaira. Ça lui est bien égal. Votre adversaire peut être aussi prolixe que vous. Il ne couperait point la parole, même à Me Oudard. Il juge ; son jugement vous donnera à la fois tort et raison, et il renverra dos à dos le plaignant et la demande reconventionnelle, chacun avec 2,000 francs de dommages-intérêts à payer à l’autre. Ce magistrat a le tempérament normand. Allez-vous lui en vouloir, s’il est né à Falaise ?

Voici le magistrat naïf, qui arrive de province ou qui paraît toujours en arriver. Il ne connaît rien aux mœurs de la Babylone moderne, et s’en étonne tout le temps. Il demande des explications nécessaires et s’offusque. Il ne comprend pas l’argot. Même l’argot le plus clair, le plus connu, et qui se parle dans le meilleur monde. Un jour, une dame avait porté plainte contre sa concierge qui l’avait appelée « fourneau ». Notre juge n’en revenait point et on eut toutes les peines de la terre à lui faire entendre qu’il y avait là une injure. Quand il en fut bien sûr, il condamna ferme, en disant : « Ce Paris, tout de même ! » Pour passer devant lui, attendre qu’il soit un peu revenu de ses étonnements.

Celui-là, c’est le muet ; il somnole, il dort. Quand ses yeux sont grands ouverts, il donne encore cette impression qu’il dort. À côté de lui, le président lui demande par hasard son avis, avec un coup de coude : « Eh bien ! nous acquittons ? » — L’autre a un sursaut : « Hein ! oui, deux ans ! » Un conseil : ne pas réveiller le juge qui dort.

Si vous avez eu une mauvaise querelle avec un agent et si celui-ci vous poursuit devant les tribunaux, je ne saurais trop vous féliciter de passer devant tel président que je ne nommerai pas. L’agent pourra raconter que vous l’avez « agonisé » de mots malpropres, et que vous lui avez donné un coup de pied en v…, il ne le croira pas, même si ces faits déplorables sont exacts. Même s’il prouve tout cela, il ne le croira pas. Et, par-dessus l’acquittement dont vous profiterez, il lavera encore la tête à l’agent. Pourquoi ? Voilà. Un jour notre président se promenait au Luxembourg, armé d’un appareil photographique. Il lui prit fantaisie d’emporter l’image de toutes les reines de France que l’on a reléguées sur la terrasse ; il n’avait pas plutôt braqué l’appareil qu’un garde se précipitait sur lui, et, n’écoutant point ses observations, le remettait aux mains d’un agent.

— Je suis magistrat ! criait le pauvre président. — Que je m’en fiche de la magistrature ! répondit l’agent qui le lui prouva. Il y eut des horions, le commissariat de police, des explications… Comment voulez-vous que ce magistrat ajoute maintenant la moindre foi aux balivernes des représentants de la force publique ? Je les vois venir vers lui, avec joie…

Celui-ci est terrible sur le chapitre des mœurs. On lui a prêté une aventure amoureuse, bien ordinaire, cependant, qui ne lui permet point de s’attendrir sur les faiblesses du cœur. Prenez-vous-en à ces racontars malveillants et dénués de toute authenticité, qui le forcent à reconquérir, parla sévérité, une réputation d’austérité qui s’en va.

Cet autre a une maladie d’estomac qui ne lui permet d’être juste que lorsque la digestion est achevée. Passez devant lui, vers les quatre heures et quart.

Je vous dis que, lorsque leur caractère, leurs humeurs, leurs petites passions et leurs petits travers ne s’y opposent point, nos juges, qui sont des hommes, sont bons.