Sur mon chemin/Livre II/Article 11

Ernest Flammarion (p. 154-161).

NIJNI-NOVGOROD


Hambourg, 10 septembre.

Je vous écris cette dernière lettre à l’heure où nous quittons la terre allemande. Le pilote qui est à notre bord se chargera de vous la faire parvenir par la voie rapide de la terre. Avant toutes choses, je veux vous parler de cette sortie du port de Hambourg.

Nous n’avons pas encore quitté l’estuaire de l’Elbe. Nous avons appareillé à une heure de l’après-midi, voilà que le soleil se couche, et ce n’est point sur la mer. Elle apparaît à l’extrême horizon, comme une ligne étroite encore. Dans le fleuve, l’heure crépusculaire est délicieuse. Notre sillage est tout rose des derniers feux du soleil, et les oiseaux de mer, nombreux et très proches, nous suivent, battant doucement l’air de leurs ailes blanches. Parfois, ils plongent sur la proie entrevue, reparaissent et s’élèvent en planant, et ils ont quelque chose à leur bec, un poisson, rose comme les eaux où ils sont allés le chercher. Le calme est parfait. L’Elbe est large. C’est le soir.

Nous sommes heureux d’avoir quitté l’effroyable chaos de négoce, de docks, d’usines, de ports, de bassins, de mâts et de vergues, de ballots, de marchandises, de charbon, de suie et de fumée qu’est Hambourg. Nous nous sentons soulagés de sortir de ce monde géant du commerce maritime, avec notre Versailles, coque perdue parmi les milliers de milliers de carènes. Il glisse maintenant, notre navire, entre les rives fleuries et déjà trop lointaines pour que la voix des hommes vienne à lui. Nous n’entendrons plus parler allemand, nous n’écouterons plus des hymnes que je vais vous dire.

Car il faut que vous sachiez le dernier salut qui nous fut fait ici. Nous sortions à peine du port qu’un petit steamer s’attacha à nous. Il venait de la rivet et nous voyions bien qu’il était chargé d’une foule grouillante. Quand il fut plus près, nous vîmes que c’étaient des enfants. Il y en avait bien là cinq cents, une faible partie de cette marmaille innombrable qui arrêtait nos pas à chaque instant dans les rues et dans les jardins de la ville et qui fait parfois songer que la population n’augmente guère en France. Quand le petit navire fut plus près encore et à la hauteur du drapeau français qui flottait sur notre arrière, les professeurs, debout sur la dunette, firent un signal que nous comprîmes bientôt. Dans l’air pur, des voix de cristal firent entendre un chant. Cinq cents petites bouches entonnèrent la Wacht am Rhein. C’était l’hymne national où il est question du Rhin. Ces enfants nous criaient qu’il était à eux, le Fleuve, et qu’ils en avaient la garde !

Et ils agitaient leurs mouchoirs. Ce navire débordait d’enfants. Son pont seulement n’en était pas couvert. Son entrepont en était plein. Des mouchoirs passaient par les hublots. Et les enfants du pont et ceux de l’entrepont se renvoyaient la Wacht am Rhein. Quand ils eurent achevé l’hymne, ils chantèrent : « Deutschland ! Deutschland ! über Alles, über Alles lebe hoch ! »

Le cri de triomphe à l’Allemagne venait nous trouver tous sur le pont du Versailles, où nous nous tenions pâles et silencieux. Cela dura une heure. Ce fut long. Puis le petit navire s’éloigna, les petits enfants agitèrent une fois encore leurs petits mouchoirs avec un dernier « Deutschland ! Deutschland ! »

Nous nous dîmes pour nous consoler que, si nous n’avions pas été là, les enfants l’eussent chantée tout de même, leur Wacht am Rhein. À ce moment, trois canonnières passèrent à notre avant.

Mais quittons définitivement l’Allemagne et retournons en Russie, car la rapidité de notre course ne m’a point permis de vous entretenir des derniers événements du voyage. Je brûlerai la Suède et Stockholm, où nous fîmes escale et où nous eûmes l’honneur de recevoir à notre table le célèbre Nordenskiold, qui but à notre expédition et aux touristes de la Revue générale des sciences. Remontons au delà de Moscou, allons à Nijni-Novgorod.

Nous partîmes de nuit pour cette ville. L’attrait du voyage n’était point seulement dans la visite d’une cité du treizième siècle, tenant dans ses murs une foire célèbre, mais bien aussi dans le spectacle des pays à traverser. C’étaient, de Moscou jusqu’au Volga, jusqu’à l’Oka, les gouvernements de Vladimir, de Kostroma, de Riazan, c’est-à-dire des terres que n’ont point pénétré les éléments étrangers et où l’on rencontre par excellence le type des Vieux-Russes. Aussi je regrettai la nuit et j’attendis impatiemment le lever de l’aurore.

Nous étions là une cinquantaine, dont une dizaine de dames. Nous occupions quatre ou cinq wagons. Les uns étaient étendus et lisaient ; d’autres, enveloppés dans les couvertures, dormaient déjà. Le capitaine des bombardiers de Calais ou de Dunkerque ronflait. L’assureur du Havre racontait des histoires à un monsieur qui dormait debout.

La veuve de Bordeaux rédigeait ses mémoires, noircissant le cinq centième feuillet de son registre de voyage : « Je me suis levée ce matin à cinq heures, je déjeune d’un chocolat… » etc. Le conseiller à la cour d’appel peignait ses favoris. D’autres fumaient, d’autres parlaient politique. Les dames, couchées, écoutaient vaguement les paroles qui leur venaient des couches voisines et s’assoupissaient. Dans un dernier wagon, des jeunes gens jouaient au poker, et un curé faisait sa toilette de nuit. Il était affreux.

Je sortis sur les terrasses. L’air était glacé ; le ciel, d’un azur sombre cloué d’étoiles. Elles avaient un éclat que je ne leur connaissais point. La voie lactée me parut plus grouillante d’univers. Voici la Grande-Ourse, et la Ceinture d’Orion, et les Pléiades. Alkor a grandi, et les planètes sont plus éclatantes.

Sur les plaines, les feux de la locomotive passent, jetant de larges et rapides triangles de lumière. Des arbres noirs apparaissent, rejetés immédiatement dans l’ombre, et des mares stagnantes, des étangs, des fleuves…

Une ligne blanche à l’horizon, puis rose, et le vert véronèse qui mange l’azur nocturne, les étoiles qui s’éteignent, des nuages de sang, le soleil. Je vais voir les grands steppes. Une buée, un brouillard infini comme la terre. Mais cela se dissipe sous les rayons de l’astre, et la campagne russe apparaît. Non, ce n’est point le steppe, cette jungle du Nord avec ses herbes hautes, jaunes et brûlées, avec la mer de ses végétations stériles, le steppe où le poète a fait courir le cheval de Mazeppa. Il nous faudrait aller, pour le voir, jusque dans la Petite-Russie.

Ici, la campagne a une jeunesse de printemps. Les prés verts sont hospitaliers aux troupeaux. Des vaches apparaissent, abandonnées au milieu des espaces. On se demande qui les amena si loin et qui viendra les reprendre. Des chevaux en liberté nous regardent fuir. Un d’eux se cabre, nous salue de ses sabots dressés, s’abat et bondit, et la bande, derrière lui, dévale par la plaine sans bornes, se perd à l’horizon.

Puis ce sont des forêts de sapins qui durent des heures. Dans les clairières, des usines dressent leurs cheminées hautes : la civilisation fait sa lente conquête.

Au bord du Volga, Vladimir nous apparaît, mirant dans les eaux du fleuve la blancheur de ses tours. Une vision. Des forêts encore. Une station. Nous descendons. Des femmes, sur les quais de bois, nous tendent, pour les ablutions, des aiguières d’étain, d’où coule l’eau dans des bassins de cuivre.

À l’approche de Nijni-Novgorod, nous ressentons une chaleur suffocante. Nous passons dans de la fumée et dans des bois qui brûlent depuis des semaines, sur un espace de plus de quatre-vingts kilomètres.

La ville nous apparaît dans cette atmosphère de fumée et de poussière : la poussière d’un terrain que n’a point détrempé l’eau du ciel depuis quatre mois.

Du haut de la colline, nous avons vu Nijni-Novgorod. Elle nous a semblé moins une ville qu’un camp immense, avec les milliers de toits angulaires de ses boutiques, qui paraissent des tentes. C’est la foire. Des peuplades de marchands, venus de Laponie, d’Asie et du Caucase, se sont abattues avec leurs peaux de bête sur les rives de l’Oka et du Volga, que nous traversons sur son pont de bateaux de 900 mètres.

Nous entrons dans la foire. Nous achetons. On nous vole. Il n’y a rien à faire. Les employés des grands magasins ont passé par là. Tout plus cher qu’à Paris.

Mais le spectacle vaut de l’or. Des Tartares barbus, coiffés d’astrakan, nous regardent sans enthousiasme. Des tribus vêtues de chemises rouges, ou vertes, ou jaunes, sales, déguenillées, superbes, passent, chargées de marchandises. Vous croisez des femmes voilées jusqu’à leur regard noir et profond. Des bohémiennes bronzées vous font des signes de filles de joie.

Vous entrez dans les cours. Elles sont immenses et pleines à déborder de peaux empilées. Cela se vend en gros pour les grandes maisons de l’étranger. Il vous reste les boutiques noires, où des icones en toc attendent le touriste.

Vous ne faites pas sensation. Le Français lui-même n’est salué que roubles en main.

Retournons au Volga. C’est une mer avec des plages de sable. Comme à Riga, des femmes nues se baignent, pleines de pudeur et de simplicité. Des troïkas entrent dans le fleuve à toute volée. C’est ainsi qu’on lave les voitures dans ce pays. Des bateaux descendent le courant, chargés à couler.

Sur la rive, des bœufs traînent lentement des chars primitifs, où sont accroupies des familles. Elles retournent à la cabane lointaine, par delà les forêts, dont la ligne noire cache l’horizon, derrière le Volga. Ce sont les forêts mystérieuses où l’étranger ne pénètre pas, à l’abri desquelles vivent des peuples anciens, d’une religiosité terrible. Leurs instincts de sacrifice à la divinité dépassent toute imagination, et, pour se rendre propice leur dieu, ils sauront mutiler le voyageur comme ils se mutilent eux-mêmes.

Avant de quitter ce pays, avant de m’éloigner de ces forêts, je me suis répété les paroles du poème de Kollar : la Fille de Slava.

« Pourquoi nos cœurs frissonneraient-ils ? Pourquoi se plongeraient-ils dans le deuil ? Parce que nous avons trouvé devant nous un désert qu’aucune charrue n’a encore déchiré ?

» En revanche, nous sommes un peuple jeune. Nous savons ce que les autres ont fait, mais personne ne peut encore deviner ce que nous serons un jour au livre de l’humanité !

» Que serons-nous, Slaves, dans cent ans ? Que sera toute l’Europe ? La vie slave, comme un déluge, étendra partout son empire… »