Sur mon chemin/Livre II/Article 6

Ernest Flammarion (p. 115-125).

COIN DE FÊTES


Saint-Pétersbourg, 24 août

Quand cette lettre vous parviendra, les dépêches venues de Russie vous apporteront les derniers échos des dernières acclamations. Elles vous auront fait assister à toutes les fêtes officielles, à toutes les inaugurations, à tous les banquets, et vous aurez entendu tous les toasts. Peut-être même les aurez-vous déjà discutés. Toutes ces choses graves seront déjà de l’histoire, et peut-être alors jugerez-vous puérils ceux dont les lettres, lentes à voyager, viendront vous parler des événements qui ont précédé ou même accompagné ces choses.

Et cependant, à côté des galas et des promenades protocolaires, il est plus d’un coin de ces fêtes resté dans l’ombre et que je voudrais éclairer d’un jour spécial. Je voudrais, par exemple, vous entretenir de l’état d’âme de la foule russe en face des manifestations officielles. Nous sortirions ensemble des cortèges pour entrer dans les rangs du peuple qui les regarde. Je me suis livré à une enquête des plus sérieuses ; j’en reviens avec de multiples interviews et je puis conclure.

Cette enquête sur la véritable amitié qu’on nous voue ici dans les milieux populaires, j’aurais voulu la commencer plus tôt, bien avant l’arrivée du président, et vous en envoyer les premiers résultats. Les retards, toujours à redouter, d’un voyage de mer m’en ont empêché. Le Versailles n’est arrivé à Saint-Pétersbourg que pour nous débarquer quelques heures à peine avant l’arrivée du président. Les formalités de douane et de police, qui atteignent ici des proportions inconnues, ont fait durer vingt-quatre heures le parcours de Cronstadt à la capitale ; enfin, à l’heure crépusculaire où nous glissions entre les quais de la Néva, notre navire, le plus grand qui fût venu jusqu’à ce jour au pont Saint-Nicolas, touchait soudain le fond du fleuve et s’échouait. Toute la nuit, neuf vapeurs attelés à cette besogne énorme de nous renflouer tiraient le Versailles, crachant le feu, brisant les câbles, et, finalement nous remettaient à flot.

Depuis que la ville était à l’horizon, nous étions dans l’anxiété de ce que nous allions voir, de ce que nous allions entendre. Nous nous représentions Saint-Pétersbourg, quarante-huit heures avant l’arrivée du président de la République, dans cette fièvre inoubliable où nous avions vu Paris huit jours avant la visite des souverains russes. Nous assistions à l’avance aux préparatifs hâtifs et magnifiques des réjouissances du lendemain, et nos yeux s’éblouissaient aux triples couleurs des banderoles et des drapeaux.

Or Saint-Pétersbourg nous apparut, à l’approche du soir, immense et désolé, sans oriflammes et sans fleurs, et sans paroles de bienvenue Il nous parut que cette ville n’attendait rien ni personne. Les murs, les palais, les casernes, les rues et les gens étaient, nous semblait-il, effroyablement tristes, et cette tristesse nous gagna. Elle s’augmentait du souvenir de déconvenues récentes, des signaux demandant un pilote auxquels nul n’avait répondu, de l’indifférence des autorités de Revel, qui nous laissaient tirer nos canons, entendaient hululer nos sirènes, voyaient en un triple feu de Bengale s’allume, nos trois couleurs et ne nous répondaient point. Et puis il y avait eu cette sortie de nuit de la rade de Revel, cette rencontre soudaine avec la flotte russe qui ne nous soupçonnait pas et qui se livrait à des exercices à feu.

Être accueillis sur cette mer amie par des boulets russes nous eût été doublement cruel. Le bruit effroyable de toutes nos sirènes et la projection électrique d’un cuirassé venant nous découvrir nous avait tirés de là. Bref, l’impression était lugubre. Hier encore, quand on nous permit, après quatre heures d’attente rageuse, de descendre enfin, nous fumes stupéfaits de cette impassibilité des gens et des choses.

Je voulus savoir. Je me munis d’un interprète et je descendis dans les boutiques des commerçants. Mais j’interrogeai d’abord les groupes de moujiks.

J’en vis de très pauvres et de très beaux en leurs vêtements sordides. Ils avaient des têtes de Christ qu’auréolaient des boucles de cheveux blonds. Leurs yeux étaient bleus et doux. Ils étaient d’une saleté répugnante. C’étaient des ouvriers.

Je les interroge par l’intermédiaire de mon interprète. Je leur demande s’ils vont bien fêter les Français, s’ils sont contents de la visite du président de la République.

— Les Français aiment bien l’empereur, finissent-ils par répondre à l’interprète : nous aimons bien les Français.

— Allons-nous en, fait l’interprète : ils vous croient de la police.

J’interrogeai des marchands ambulants, j’interrogeai des cochers, j’arrêtai des gens dans les rues et je déclinai ma nationalité. Tous me tendaient les mains, manifestaient de la joie, criaient : « Vive la France ! » C’était touchant. Mais je n’étais pas convaincu : peut-être me croyaient-ils tous de la police, accomplissant une besogne de répétition générale pour l’enthousiasme du lendemain et sondant les dispositions du populaire.

Je franchis quelques degrés de l’échelle sociale J’entrai dans des magasins de la perspective Nevsky et dans les rues qui la traversent. Je m’adressai à des compatriotes établis dans la ville depuis longtemps. Ils me l’ont fait connaître. Ils m’ont dit les raisons du silence la veille et des acclamations du lendemain. Ils m’ont surtout dévoilé les véritables sentiments de ce peuple que j’interrogeais tout à l’heure et dont la réponse m’avait laissé rêveur. Elle était pourtant étrangement claire. Et l’on m’a expliqué que, dans son adoration pour le « Petit Père », le peuple avait puisé son amour pour nous. Le tsar « ordonne » que l’on aime, et l’on aime pieusement, religieusement. Pour ce peuple, la nouvelle alliance est un nouveau rite.

Chez les commerçants, chez les bourgeois, c’est de la sympathie. Une sympathie très grande, « qui ne s’est pas encore manifestée à l’extérieur, nous répond un de nos interviewés, parce que nous n’en avons pas le droit ».

— La décoration des façades n’a pu être commencée que ce matin (22 août), on n’aura le droit d’arborer les drapeaux que le 23, jour de l’arrivée du président à Cronstadt. Alors, vous verrez. Les murs disparaîtront sous les tentures, les drapeaux seront à toutes les fenêtres, et les arcs de triomphe surgiront en une nuit.

Ainsi fut fait. La ville, à cette heure, a jeté sur ses épaules de pierre un immense vélum tricolore.

— Nous nous y mettrons tous. Ça ne sera pas long, vous verrez.

Nous osons une question :

— Le droit qu’on vous accorde de décorer n’est-il pas un ordre qu’on vous donne ?

Le commerçant sourit et dit :

— Non. Mais, vous savez, les concierges montent et disent : « Des drapeaux aux fenêtres. » Or les concierges… les concierges sont de la police… Peu importe, du reste. Toute la population ne demande qu’à « marcher ». Elle n’a pas besoin d’encouragement.

— Et si elle ne voulait pas « marcher », si elle ne mettait pas de drapeaux ?

— Quand l’empereur allemand est venu ici, nous répond le commerçant français, je n’ai pas mis de drapeaux. On m’en avait prié. On me l’avait ensuite… ordonné, à moi et à mes compatriotes. Mais je n’en ai rien fait. Je n’ai pas pavoisé, et il n’en est résulté pour moi rien de désagréable. Vous voyez bien qu’on jouit d’une certaine liberté…

— L’empereur d’Allemagne a été bien accueilli ?

Très sympathiquement, mais sans enthousiasme. Il a paraît-il, fait une grande impression sur l’armée. Vous auriez tort, en France, de penser que l’amour que l’on a pour vous implique de… la froideur pour un autre. Mais sachez que l’on fait pour vous, à cette heure, ce qu’on n’a jamais fait pour aucun peuple depuis des siècles en Russie. Et ne doutez plus que l’on vous aime. Vous allez voir des foules acclamer M. Félix Faure « comme on n’en connaît pas dans le Midi ».

Ainsi me parlèrent quelques commerçants français et russes aux abords de la perspective Nevsky.

C’étaient de justes promesses, et je vous dirai demain comment elles furent réalisées.

le lendemain
Saint-Pétersbourg, 25 août.

— Vous ne pouvez vous faire une idée de l’enthousiasme russe. Il emporte tout : c’est une avalanche, c’est la débâcle de toutes les glaces, de toutes les froideurs accumulées depuis des siècles chez ces populations du Nord. La Néva ne devient pas plus dangereuse à l’époque des premiers rayons de soleil. Le courant du fleuve n’est pas alors plus puissant ni plus irrésistible que le courant populaire. Fuyez-le, craignez ses remous aux carrefours. Redoutez ses larges flots dans ses larges perspectives. Laissez-le passer, regardez-le de la rive, contemplez-le du seuil, mais, pour Dieu, ni pour le tsar, n’y mettez point le pied. Il vous prendra, vous enlèvera, vous roulera. Il vous aura saisi au coin du pont Alexandre, heureux de la joie de ce peuple, doucement ému des hourras patriotiques et « fier d’être français » ; il vous laissera au pied du socle de Pierre le Grand, et vous ne serez plus qu’une loque, qu’une pauvre petite chose lamentable et cassée. Dans le trajet, il vous aura soulevé de terre, il aura eu des caresses formidables auxquelles l’habit à la française n’a jamais pu résister, il vous aura baisé sur la bouche. Oh ! les lèvres des moujiks ! Elles embrassent jusqu’à en mourir !

Et boire ! Il faut boire, ô vous qui êtes sobre ! Et boire encore ! On boit tant que l’ivresse en devient magnifique. Buvez au nom de la France, au nom de la Russie, au nom de l’alliance, au nom de l’armée, au nom de la marine. Buvez au nom du commerce, au nom de l’industrie, buvez pour votre pays et pour Félix Faure ! Buvez au nom de toutes les choses qui vous sont chères sous le soleil ! Buvez au nom du soleil ! Vous choquez les verres, vous les brisez, vous trempez vos lèvres aux coupes des amis et vous offrez vos lèvres à leurs lèvres ! Vous traversez une salle de restaurant : deux hommes, debout de chaque côté d’une table, se sont saisis par-dessus cette table et s’étreignent au dessert ; ils se rejoignent, tête contre tête, les mains serrant les têtes. C’est un officier russe et un enseigne de vaisseau français qui se jurent l’alliance jusqu’à la mort.

Et cela dans une atmosphère, grisante jusqu’à l’hystérie des larmes, de Marseillaises et d’hymnes nationaux. Bodjè tsara krani ! « Aux armes citoyens ! » Les Français appellent la gloire de l’empereur. Les Russes chantent le « sang impur dans les sillons ». On n’a pas fini d’« entrer dans la carrière » qu’on implore Dieu de sauver le tsar. Et l’on continue, et l’on recommence. Encore ! Encore ! Et les litanies des deux patries se prolongent jusqu’à l’aurore ! Au dehors, le peuple hurle ses hourras sans trêve, il éclate en cris de « Vive la France ! » et agite les drapeaux français.

Quand le cortège approche, un grondement lointain l’accompagne. C’est l’enthousiasme des foules qui lui fait escorte. Il s’avance avec lui, il roule avec lui, ils arrivent ensemble. Une voiture passe où se trouvent un empereur et un président de la république. Toutes les bouches sont ouvertes, toutes les têtes sont nues. La voiture s’éloigne dans cette tempête de cris qui gronde depuis vingt-quatre heures sur la ville.

Félix Faure est partout. Son image est devenue populaire. On distribue ses médailles, on exhibe ses bustes. Les kiosques sont couverts d’affiches où le président apparaît debout, avec le grand-cordon de la Légion d’honneur. Au-dessous, vingt inscriptions en caractères énormes. Cela veut dire vingt fois « Vive Félix Faure ! » dans toutes les langues, dans tous les dialectes, dans tous les patois de l’immense Rassie. La Russie aime la France et reçoit Félix Faure ; elle embrasse les Français et acclame Félix Faure. La personnalité du président grandit soudain et atteint ici des proportions que nous nous bornons à constater. Dans toutes les avenues, on voit au-dessus des portes, au-dessus des marquises, les bustes nombreux du président parmi les fleurs.

Les vitrines se décorent uniquement de son portrait, de toutes tailles, avec les dédicaces les plus flatteuses. Il y a, un peu partout, de petites niches où apparaît l’icone de notre président. Il y a des sortes de reposoirs où, dans les verdures, se dressent trois bustes : celui du tsar et de la tsarine et, les dominant, au milieu, celui du président de la république française. Cette trinité est multipliée à l’infini.

Les marchands vendent des quantités innombrables de médailles où se grave l’image du président. Les objets les plus familiers sont « à la Félix Faure », Et j’ai vu, entre cent exemples, des étuis de papillotes pour dames aux couleurs tricolores, avec l’éternel portrait de Félix Faure. Enfin, on chante, à tous les banquets, des cantates en russe où nous ne comprenons qu’une chose : c’est que chaque couplet est à la gloire de Félix Faure.

L’opinion générale est qu’il nous représente d’une façon aussi correcte qu’élégante. On lui reproche bien autre chose, et cela de la manière la plus catégorique : il n’a point d’uniforme. Avouons qu’il n’y a point là de sa faute, mais un peu de la nôtre. On aime le costume en Russie, et nous avons pu en juger à l’accueil qui fut réservé à toute apparition de l’uniforme français. Un de nos confrères avait compris cela qui avait apporté dans sa malle un uniforme d’officier de réserve. Il l’a sorti.

Les moujiks ne comprennent point que ce chef de l’État reste tout en noir quand il pourrait être doré comme tout le monde. La colonie française, au contraire, le trouve très bien ainsi. Elle ne tarit point d’éloges ; il reçoit les plus magnifiques hommages. M. Félix Faure n’est même plus ému ou, tout au moins, sait admirablement cacher son émotion. On voit qu’il est sûr de lui et qu’il n’a plus à craindre la petite larme un peu ridicule qui tend à prouver que vous n’êtes point accoutumé à toutes les acclamations ni préparé à tous les triomphes.