Sur mon chemin/Livre II/Article 5

Ernest Flammarion (p. 111-114).
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ESCALE


Copenhague, 18 août.

Ah ! le Skager-Rack ! Ah ! le Cattegat ! et le Sund ! Le vent souffle là-dedans comme en un corridor. Plaignons le président et M. Hanotaux, et leur suite. Au temps où le tsar arrivait à Cherbourg, nous les vîmes rouler, les cuirassés qui faisaient cortège à l’Étoile-Polaire, cette Étoile-Polaire qui se trouve en ce moment même dans le port de Copenhague, où elle a débarqué l’impératrice mère de Russie, Maria-Feodorowna.

Nous avons visité ce yacht ce matin et y avons été reçus le plus aimablement du monde. L’aménagement en a été tant de fois décrit que nous n’y reviendrons pas.

Quand l’Étoile-Polaire entra donc dans le port de Cherbourg avec son escorte de navires de guerre, les vagues n’étaient pas plus hautes que celles qui nous soulevaient hier, la brise du large n’était point plus forte. Le président sans doute aura le même vent. Qu’il se console : si cette houle le poursuit jusqu’à Cronstadt, il ne débarquera pas plus pâle que le tsar dans le grand hall de l’Arsenal.

Pour le distraire de l’inévitable malaise, M. Félix Faure aura d’abord l’apparition lointaine des côtes de Suède, ce qui n’est pas toujours suffisant, puis la vision tant attendue d’Elseneur, qui peut être plus efficace sur un esprit qui goûte Shakespeare.

Pour peu que le président ait vu Mounet-Sully sur la « terrasse » du Théâtre-Français, il ne saurait rester indifférent au spectacle de cette autre terrasse qui vit l’ombre d’Hamlet le père. Ce sera moins impressionnant, mais c’est beau tout de même.

Helsingœr ! Ses hautes tours, ses créneaux, ses mâchicoulis surgissent soudain au ras des flots, à l’extrême pointe de la terre de Danemarck, qui fait une ligne sombre à l’horizon. Cela apparaît de très loin, et le palais semble immense. C’est la seule chose que l’on regarde sur la mer. Puissance de la poésie qui fait qu’on ne se détourne point, qu’on ignore le paysage d’à côté, la rive de Suède, très proche maintenant et jolie avec ses villages nombreux, ses toits rouges, ses maisonnettes basses, ses moulins à vent, dont les ailes tournent et qui semblent des jouets d’enfant…

« … Soyez les bienvenus dans Elseneur. » Nous le fûmes. On nous attendait depuis sept heures du matin. Trente landaus furent attelés inutilement, que l’on détela à midi. Sept heures de retard avec ce vent et cette mer. La joie de débarquer et l’heureuse perspective de ne devoir plus, le soir, dîner dans des boîtes à jaquet, qu’ils appellent à bord des « violons » !

Notre bonheur fut court. Plutôt la Baltique tout de suite que cette désillusion. Où donc la plage désolée où notre imagination avait placé Elseneur ? Où donc cette grève perdue vers le nord du monde ? Où l’ombre de ce château que hanta l’ombre d’un roi ?

Elseneur, tu as des usines avec leurs cheminées, avec le bruit de leurs marteaux et de leur ferraille ; tu construis des navires, tes quais reçoivent les denrées, et tes habitants sont uniquement versés dans l’art des transactions, et ton château n’est qu’une caserne, avec des soldats !

Certes, le style n’en est point banal. Les tours semblent des minarets et n’en sont point ; les portiques s’encadrent de consoles renversées et n’appartiennent point à l’architecture jésuite ; des coins veulent avoir des airs de châteaux-forts et ne datent point du moyen âge. Car il fut construit, ce château de rêve, en 1690, cent ans après que Shakespeare eut l’idée d’y faire vivre son drame ! Alors ?

Alors j’allai contempler le Sund, et je montai sur des contrescarpes qui datent de Vauban, et je fus appréhendé au corps par une sentinelle qui veillait sur des canons du siècle dix-septième et sur de petites pyramides de boulets comme on en voit dans les estampes d’autrefois.

Mais la sentinelle me rendit vite la liberté. Car l’accueil qui nous a été réservé en ce pays a été touchant. Nous fûmes reçus partout avec des mouchoirs agités et des cris d’allégresse.

Un train spécial nous attendait à la gare qui nous conduisit à Copenhague, à travers un coin du Danemark qui est un coin de notre Normandie. Nous rejoignîmes le Versailles à Copenhague.

La ville comptait-elle sur le séjour momentané de M. Félix Faure ? Et profitons-nous simplement d’une fête qui ne nous fut point spécialement préparée ? Toujours est-il que nous restons en rade vingt-quatre heures de plus qu’il ne convient pour assister à une kermesse de nuit qui aura lieu, ce soir même, dans les jardins de Tivoli, en notre honneur. Les Marseillaises, les toasts, les discours et les dîners officiels se succèdent.

Les Danois nous aiment bien, et leurs réjouissances sont magnifiques, mais je voudrais bien être à Saint-Pétersbourg.

D’abord, parce que je ne suis à Copenhague que pour cela ; ensuite, parce que je n’aurais plus soixante heures de mer à redouter. On dit la Baltique peu commode.